Haïti : « on a un néocolonialisme depuis l’indépendance »

Yanick Lahens, Radio-Canada, 8 janvier 2020

 

Dans son livre Failles, écrit dans l’urgence du séisme de janvier 2010, l’écrivaine Yanick Lahens montre que la misère révélée par le tremblement de terre n’est pas une fatalité, mais la conséquence de l’histoire d’Haïti et des errements de ses élites.

 « Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté. »

Cet extrait des pages préliminaires de Failles donne le ton à un récit court mais époustouflant, où se mêlent réalité, fiction et histoire.

Passée la stupeur des premiers jours, Yanick Lahens, présente à Port-au-Prince lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010, décide instinctivement d’écrire, mots pour maux, sur le drame qui vient d’accabler son pays.

L’écriture est mue à la fois par le besoin naturel de dire l’horreur et la nécessité de l’exorciser. Si elle ne l’avait pas écrit, le malheur aurait été doublement victorieux, confie-t-elle en entrevue à Radio-Canada.ca.

Plus que tout, l’écrivaine, prenant prétexte de cette catastrophe naturelle, a voulu porter la plume dans la plaie haïtienne, loin de toute forme de fatalisme, de misérabilisme et d’exotisation. Le séisme devient alors un motif pour revisiter l’histoire d’un pays meurtri.

La misère est encore plus frappante quand on fouille dans ses entrailles, expose-t-elle dans son roman, paru en octobre 2010.

Son constat décliné au fil des pages soutient l’idée selon laquelle la misère révélée par cette catastrophe naturelle n’est pas une fatalité, mais la conséquence de l’histoire d’Haïti et des errements de ses élites.

Une indépendance chèrement payée

De là le choix de parler dans son roman de failles au pluriel, car au-delà de la faille géologique sur laquelle se trouve Haïti, il y a d’autres fractures historiques, politiques, économiques et sociales qui, de l’avis de la romancière, sont à l’origine des soubresauts que connaît cycliquement ce pays.

L’indépendance d’Haïti [en 1804], ça a été la première attaque contre un système qui va dominer le monde, qui est la colonisation, l’esclavage, le racisme et un système de production que l’on connaît jusqu’à présent. Haïti porte le premier coup à cette modernité et dit : « nous, nous voulons un autre système », rappelle la lauréate du prix Femina en 2014.

En s’affranchissant de la tutelle coloniale, Haïti gêne la politique et l’économie des grandes puissances, à commencer par la France et les États-Unis. Donc, elle proclame son indépendance, elle reste quand même presque une vingtaine d’années sous embargo. Pour sortir de cet embargo qui l’étrangle, les dirigeants de l’époque ont quand même dû payer une dette à la France jusqu’à la fin du 19e siècle.

Nous assistons là, fait remarquer Yanick Lahens, aux premières relations Nord-Sud avec ce qu’elles ont généré d’inégalités et de disparités dans les rapports de force. C’est une faille énorme.

Pas question, cela dit, de verser dans la victimisation outrancière, car la responsabilité interne n’est pas à négliger, d’après elle. L’élite

[haïtienne]

qui va prendre le pouvoir va continuer quand même à reproduire le seul modèle […] qui reproduisait le colonialisme. En Haïti, on a un néocolonialisme depuis l’indépendance. 

L’État haïtien n’a jamais imaginé ou conçu quelque chose où la vie [des populations] était concevable ou même désirable.

La paysannerie laminée

Sur le plan économique, ce sont notamment les paysans haïtiens, note Mme Lahens, qui ont été frappés de plein fouet par le modèle de gestion suivi par les gouvernements successifs et souvent dicté par des puissances étrangères.

À un moment donné [au milieu des années 1980], on a exigé la libéralisation des prix [du riz], c’était surtout pour viser l’importation du riz américain sur le marché national. Évidemment, la production rizicole haïtienne n’a pas pu concurrencer sur le plan du prix et, du coup, l’importation du riz a tué pratiquement la production rizicole haïtienne, observe-t-elle.

Pire encore, cette libéralisation a changé l’assiette de l’Haïtien paysan ou du milieu populaire, puisque plus le prix devenait bon marché, accessible, moins il mangeait les produits comme les tubercules (la banane, le manioc, etc.) qui représentaient l’assiette de l’Haïtien, qui était beaucoup plus équilibrée sur le plan de la santé, de la diète .

Le même sort a été réservé au cheptel porcin haïtien, afin qu’il disparaisse pour pouvoir permettre au cheptel porcin américain d’envahir le territoire haïtien. Ça a été un coup dur pour la paysannerie.

Décalages

Parce qu’inadapté à la société haïtienne, le modèle de gouvernance suivi après l’indépendance et hérité de l’ère coloniale va engendrer une somme de contradictions sociales et culturelles.

En matière de justice, rappelle la femme de lettres, c’est le Code Napoléon, autrement dit le Code civil des Français, qui continue à régir la vie des Haïtiens, même si, pour des raisons culturelles, leur rapport au mariage, par exemple, ne peut être calqué sur celui qui s’applique en France.

Sur le plan linguistique, l’administration fonctionne toujours en français, en dépit du fait que le créole, porté par une majorité de la population, est devenu la langue principale utilisée dans les différents aspects de la vie.

Le catholicisme va demeurer la religion officielle du pays, alors que la majorité des gens à ce moment-là ont créé leur propre relation au sacré, à la divinité, avec le vaudou.

Cette rupture avec la sociologie et la culture haïtiennes est une coupure originelle et qui nous a menés à des situations extrêmement difficiles, extrêmement violentes que l’on connaît aujourd’hui.