Haïti : pour une transition de rupture

Salvatory R. ST VICTOR, AlterPresse le 4 novembre 2019

Les événements des 6, 7 et 8 juillet 2018 ont marqué un nouveau tournant dans la sphère politique en Haïti. Ces dates, quoique dévastatrices pour l’économie du pays, contribuent paradoxalement à sceller une nouvelle donne dans la gestion politique. En effet, l’insistance de la population à se faire entendre, voire même écouter, par les autorités de l’État, a ouvert un nouveau cycle, marqué par l’incapacité du pouvoir exécutif à diriger le pays à mesure que s’égrainent les mois de son mandat. L’envahissement de la scène politique par la population remonte aux émeutes de la faim de 2008, si l’on veut considérer un passé récent stabilisé, qui a succédé aux grands troubles politiques et sociaux de 2004, lorsque la gestion démocratique du pays – entendu dans le sens que veut le comprendre la communauté internationale – avait repris ses droits, avec l’accession de René Préval au pouvoir en 2006. Plus d’une dizaine d’années après le retour à cet ordre démocratique, l’État semble de plus en plus s’affaiblir, devant la persistance populaire à revendiquer une qualité de vie à la mesure de la dignité haïtienne, dont l’expression s’est pleinement révélée dans la révolution de 1804, s’arrogeant le droit de questionner et de casser la logique du système-monde moderne raciste.

Cette bataille populaire, qui entend replacer l’homme haïtien et la femme haïtienne au centre même de l’intérêt politique, s’exprime ces temps-ci à travers de vastes mobilisations, parvenant à réunir plusieurs centaines de milliers de manifestants. Connaissant une fulgurante ascension, ces mobilisations revendiquent aussi la reddition de comptes sur la dilapidation des fonds Petrocaribe. Détournés et dilapidés, ces fonds, qui ont généré une manne financière totalisant plus de 4 milliards de dollars US, ont abouti dans les comptes en banque d’entreprises privées nationales et internationales, et dans les poches de grands commis de l’État, à l’aide de mécanismes de corruption mis en place dans et par l’État, sans qu’aucun projet véritable n’ait été réalisé au bénéfice des Haïtiens ; laissant, pourtant, une immense dette pour ces derniers, dont les générations futures auront à s’acquitter.

Cependant, cette bataille populaire, avec ses hauts et ses bas, portera forcément le coup de grâce au pouvoir en place, grâce surtout à sa méthode de lutte appelée « lock ». D’ailleurs, l’on constate déjà le resserrement de la corde autour du cou du régime, qui est au bord du précipice et dont la chute semble être imminente. Mais c’est aussi une lutte contre le système, dit-on. Bien que l’équipe politique et les amis de Michel Martely symbolisent le système de corruption, les autres familles politiques, qui auront à succéder à Jovenel Moïse, auront beaucoup de mal à stabiliser le pays, si ce problème de corruption n’est pas posé dans son sens le plus entier. Ce qui fait que la succession politique doit obligatoirement être assurée par des non-corrompus, car ce phénomène appauvrit davantage les plus larges couches de la société, sans toutefois oublier bon nombre d’entrepreneurs des couches moyennes de la population, qu’il n’épargne pas, non plus. Il semble être le mal endémique à combattre par toutes les classes sociales unies dans un effort national pour redresser la société, but ultime à atteindre, dont la transition politique, qui se profile à l’horizon, semble en être le passage obligé. Mais il faut dire, d’emblée, que la société ne saurait être redressée si l’on ne rompt pas avec ce statu quo, qui alimente et consacre cette logique, qu’est l’exclusion sociale, dans laquelle, entre autres, se tissent nos rapports sociaux.

En d’autres termes, cette transition politique n’a pas droit à l’erreur. De ce fait, il lui faudra considérer, dans un même mouvement, la corruption, à la fois comme phénomène à part entière, afin d’en saisir les mécanismes précis de fonctionnement, mais aussi et surtout comme expression partitionnée des effets locaux d’une crise globale, issue des contradictions de classe d’une société intégrée au système-monde moderne ; ce dernier étant entendu comme système historique, fondé sur la hiérarchisation des peuples, structuré par un mode de production économique, où les agents de l’accumulation ont les pleins pouvoirs politiques pour dévaloriser la force de travail humaine, au moindre coût possible, à défaut de l’institution de l’esclavage d’avant 1804. La misère, qui sévit dans nos sociétés modernes, n’est donc pas naturelle. Elle trouve ses racines historiques dans le caractère polarisant de l’économie mondiale, qui permet, légalement, la concentration de richesses, à travers une division de travail dont la logique interdit, dans les pays périphériques, une large distribution de salaires dans les secteurs populaires, y provoquant ainsi une prolétarisation limitée. Celle-ci laisse alors le champ libre, notamment en Haïti, à la prolifération de lourds quotas de force de travail, dont la pression exercée sur l’offre d’emploi permet au système de garder les salaires à leur plus bas niveau pour de faramineux profits, en contrepartie, en faveur des tenants de l’économie, tout en rendant disponible une quantité importante de mains-d’œuvre, destinées à l’émigration, sous contrôle bien sûr.

Partant de ce point de vue, c’est tout le phénomène de l’appauvrissement des secteurs majoritaires de la population haïtienne, qui est mis à nu par des lois inhérentes au système-monde moderne, qui favorisent l’enrichissement inouï et indécent d’une minorité locale et/ou étrangère, au détriment de toute une société périphérisée à l’extrême, rendant ainsi un terrain fertile au débordement de masses miséreuses, qui déferlent dans les villes. En somme, ces soubresauts conjoncturels, que nous vivons, ne sont que la traduction politique de cette dynamique économique, dont les contradictions internes sont arrivées à maturité, provoquant une crise, amplifiée par l’accélération accrue du phénomène de corruption, à travers des cas gigantesques de détournement et de dilapidation de fonds publics, comme ceux de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (Cirh) et de PetroCaribe, mais surtout et par-dessus tout par le pillage systématique et systématisé des recettes de l’État.

Ainsi vue, la transition, qui se doit d’être une transition de rupture, selon les exigences des masses populaires qui gagnent les rues, afin de mettre la pression nécessaire sur les acteurs/trices politiques, est obligée de prendre en considération les plus démunis de la société, qui semblent ne pas vouloir rentrer chez eux sans obtenir de résultats tangibles. Et ces derniers ne sauraient être au rendez-vous si les Réseaux sociaux d’accumulation (Rsa), que nous décrit l’économiste Fritz Jean, dans son ouvrage paru en 2013, intitulé « Haïti, la fin d’une histoire économique », persistent à diriger l’économie. En effet, ces mécanismes d’accaparement de richesses laissent aux abois la majorité de la population, dépourvue de tous services sociaux de base, tels que la santé et l’éducation, et étranglent l’économie nationale. Trop souvent ces Rsa sont occultés dans l’analyse économique, afin d’empêcher la compréhension de ce qui alimente les problèmes fondamentaux du pays, dont l’exclusion sociale qui hypothèque lourdement notre avenir collectif. Pourtant, la corruption, qui semble en être un (de ces Rsa), est mise en lumière. Peut-être trop en lumière. Sans doute que le système, en y mettant pleins feux, veut mieux camoufler les autres Rsa. Faudrait-il regarder de plus près si nous ne tenons pas là un quark. Mais, ce qui est certain, c’est que pour cette transition de rupture, les acteurs revendicatifs et les forces politiques progressistes doivent respectivement exiger l’impossible et surmonter les barrières politiques et économiques, se dressant sur leur chemin, et jeter les bases pour faire de l’État un véritable rempart, capable de protéger la population haïtienne d’une des lois fondamentales de la mondialisation, que constitue l’échange inégal.

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