Haïti : qui est responsable de la violence ?

Djems Olivier, NACLA, printemps 2021
À Port-au-Prince, des ONG irresponsables et des interventions militaires ont fragmenté l’espace urbain, déclenchant une prolifération explosive de groupes armés violents
La chute de la dictature de la famille Duvalier en février 1986 a inauguré un nouveau cycle de violence en Haïti. Au départ, le pays a été confronté à des épisodes de violence perpétrés par des structures paramilitaires impliquées dans des violations systématiques des droits humains. Ces groupes armés ont activement participé à l’instauration de nouvelles formes de violence en Haïti tant urbaine que rurale, conservant les vestiges du système de terreur de l’ancien régime. Manipulés par des néoduvaliéristes, des réseaux mafieux ou des trafiquants de drogue, ces groupes armés ont été utilisés comme escadrons de la mort avec pour mission de terroriser les espaces populaires et de réprimer les partisans du mouvement social haïtien, comme l’ont documenté des universitaires comme Laënnec Hurbon.
Au fil du temps, d’autres groupes armés se sont progressivement développés dans les principaux centres urbains du pays, prenant en otage les habitants des quartiers pauvres et marginalisés.
Les nouvelles formes de violence à Port-au-Prince et dans certaines villes de province sont enracinées dans des décennies de turbulences politiques. Après le départ forcé du président Jean-Bertrand Aristide en février 2004, un chaos généralisé a régné en Haïti. Les partisans d’Aristide ont pris les armes pour exiger le retour de leur chef, tandis que les anciens soldats ont repris le contrôle de leurs anciennes casernes, qui avaient été transformées en commissariats de police après le démantèlement des Forces armées haïtiennes (FAD’H) en 1995. Ces anciens soldats ont tenté d’exercer des fonctions de police en effectuant des patrouilles de routine et en procédant à des arrestations jugées illégales par les institutions de défense des droits de l’homme. Ils ont exigé le paiement de plusieurs années de salaire et ont même menacé de se soulever contre le gouvernement intérimaire qui a succédé à Aristide.
Ce chaos généralisé a profité aux réseaux de trafiquants de drogue et de gangs armés opérant dans les quartiers précaires de Port-au-Prince. Différents acteurs politiques ont exploité cette situation. Des crimes non politiques ont été attribués aux chimè, partisans zélés d’Aristide accusés d’être des gangs déployés par le parti du président en exil, FanmiLavalas. Dans cette confusion entre la violence politique et les actions criminelles à motivation économique, les groupes armés se sont multipliés dans divers quartiers urbains pauvres. Selon le Cadre de Coopération Intérimaire et mes recherches, au moins onze groupes armés aux motivations diverses ont été identifiés dans le pays, incluant d’anciens soldats des FAD’H, d’anciens policiers, des gangs territoriaux, etc. Pour faire face à cette situation de terreur, les autorités haïtiennes se sont appuyées sur deux types d’intervention : l’intervention militarisée visant à affronter les groupes armés et l’intervention de type humanitaire menée par des ONG aux compétences avérées et essentielles dans les programmes de gestion et de résolution des conflits. Les deux n’ont pas réussi à contenir ni à désarmer les groupes violents.
Interventions et gestion « archipels » des quartiers marginalisés
Des ONG comme Viva Rio, la Fondation AVSI et Concern Worldwide ont été les associés privilégiés des acteurs de la configuration  sécuritaire en Haïti. Dotés d’énormes ressources financières, ces acteurs travaillaient de concert avec des associations locales qu’ils appellent «partenaires», mais qui sont essentiellement des sous-traitants non gouvernementaux.
Les ONG se sont concentrées sur des quartiers tels que Cité Soleil, Martissant (Grand-Ravine, Ti-Bois, Cité de l’Eternelle, Village du Dieu), et Grand Bel-Air (Rue St-Martin, La Saline, Fort Touron, Bas Delmas, Fort National, Solino et autres). Ce sont des endroits historiquement marqués par des inégalités économiques et sociales provoquées par la mondialisation, comme l’a si bien noté l’anthropologue Marc Abélès. Le géographe haïtien Jean-Marie Théodat décrit ces quartiers marginalisés de Port-au-Prince comme des lieux «sans». Autrement dit, ce sont des quartiers où l’État est absent et où la population n’a pas accès aux services sociaux de base. Dans ces lieux, les ONG sont obligées de composer avec des groupes déviants, et leurs actions contribuent à une sorte d ‘«archipélisation» des quartiers pauvres et marginalisés.
Dans mes recherches dans différents quartiers marginalisés de Port-au-Prince ces dernières années, j’ai observé la désorganisation des groupes communautaires et une gestion chaotique de l’aide destinée aux populations pauvres. J’utilise le concept d’archipélisation pour expliquer ce phénomène. L’archipélisation renvoie à la fragmentation des quartiers précaires non seulement par l’action des ONG qui compensent l’absence de l’État, mais aussi par l’émergence de bandes armées qui s’imposent comme des autorités informelles. Ces deux acteurs principaux, ONG et gangs armés, sont motivés par leurs propres intérêts: les ONG tentent de remédier aux carences de l’État à travers des projets financés par des bailleurs de fonds internationaux, tandis que les gangs armés, suivant une logique de survie, assurent la distribution de rations alimentaires aux familles pauvres et organisent des activités sportives et socioculturelles. Cette stratégie de cogestion contribue à la fragmentation territoriale par laquelle un archipel de quartiers finit par échapper au contrôle de l’Etat central et des autorités locales, qui deviennent des figures de proue. En général, un archipel est constitué d’un ensemble d’îlots – ou blocs de maisons – situés relativement près les uns des autres. Dans le domaine de la gestion urbaine, SylvyJaglin définit les archipels comme des «configurations dominées par des discontinuités politico-fonctionnelles résultant de la compartimentation des services en isolats autonomes, et des dislocations spatiales résultant de la fragmentation des territoires constitués de blocs urbains insulaires et centrés sur l’intérieur». Cependant, Valérie Messer soutient que l’utilisation du terme par Jaglin au niveau du quartier ne prend pas en compte les relations qui peuvent exister entre ces îlots. Messer utilise la définition de Pierre Veltz de l’archipel comme «une forme ultime du réseau, un territoire en réseau dans lequel les pôles sont des points d’intersection» – c’est-à-dire un territoire constitué de centres focalisés qui sont liés et ont des relations les uns aux autres.
Dans cette perspective, j’utilise la notion d’archipélisation territoriale pour décrire le processus d’une multitude d’acteurs se taillant chacun un territoire au sein des quartiers pauvres qu’ils contrôlent sans se soucier des actions des autres dans le quartier. Ce phénomène est omniprésent dans les communautés marginales de Port-au-Prince, où chaque ONG définit son domaine d’intervention sans tenir compte des actions de ses voisins.
Cependant, l’intervention des ONG n’est pas le seul facteur qui explique l’archipélisation des territoires. Les gangs, pour qui la territorialité est une caractéristique essentielle, contribuent substantiellement à ce processus.
Plusieurs groupes armés peuvent opérer dans un même quartier, chacun contrôlant une partie du territoire tout en respectant ses limites. C’est peut-être l’une des différences entre les ONG et les gangs armés en termes d’occupation de l’espace. Les gangs reconnaissent généralement que leur territoire est délimité par des indicateurs de territorialisation (tags, graffitis) ou des limites naturelles (couloirs, gouttières, arbres). Les ONG, en revanche, ne respectent souvent pas les limites de leur intervention et interviennent dans des domaines similaires à leurs confrères, ce qui se traduit par une gestion désorganisée de l’aide.
Le fonctionnement des ONG est un facteur déterminant dans la prolifération des petites associations locales, ce qui en même temps encourage la création de bandes armées. La tendance des ONG à travailler en partenariat avec des groupes locaux incite de nombreux jeunes à se regrouper en associations. Certaines organisations communautaires de base ont été créées uniquement pour recevoir des financements d’ONG. La plupart d’entre elles ont des liens avec des chefs de gangs qui les utilisent comme intermédiaires pour négocier avec des acteurs extérieurs ou pour profiter de la manne financière gérée par les ONG.
Si les actions des ONG ont brièvement apaisé les tensions dans les quartiers de 2007 à 2009, elles n’ont pas éradiqué la violence. Les gangs deviennent maintenant plus puissants et étendent leurs tentacules dans d’autres régions du pays. Dans tout le pays, il aurait existé 177 gangs territoriaux, dont 95 dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, selon des rapports confidentiels obtenus du personnel des Nations Unies dans la capitale. Ces gangs, mieux équipés que la police nationale, versent dans le crime organisé et entretiennent de bons rapports avec les secteurs politiques et économiques. En conséquence, une collusion émerge autour d’intérêts politiques, économiques et criminels communs. Pour gagner ou conserver le pouvoir, les acteurs politiques dépendent fortement des gangs armés, tandis que les élites économiques emploient des chefs de gangs pour protéger leurs entreprises ou établir des monopoles.
Parallèlement, entre 2004 et 2007, les «casques bleus» de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) ont mené des opérations militaires dans divers quartiers pauvres de Port-au-Prince. Ces acteurs ont établi un système de zonage classant les quartiers selon leur niveau de danger. Cité Soleil, Martissant et Grand Bel-Air ont été identifiés comme des «zones rouges» ou indésirables, habitées par des secteurs de la population considérés comme des vecteurs d’insécurité. D’après mes recherches, les interventions puissantes des soldats de la paix ont neutralisé entre 750 et 800 chefs de gangs entre 2004 et 2007 – sans parler des nombreuses victimes collatérales. Mener une campagne de désarmement efficace après ces opérations reste un défi majeur dans la recherche d’une solution à la crise haïtienne.
Désarmement: une entreprise difficile 
La question du désarmement est très ancienne en Haïti. Dans la ville coloniale de Saint-Domingue, Napoléon Bonaparte a déployé une campagne militaire menée par le général Charles Victoire Emmanuel Leclerc pour étouffer la révolution menée par Toussaint Louverture. La mission principale de Leclerc était de désarmer les masses rurales, de rétablir l’esclavage et de déporter vers la métropole tous les Noirs et métis qui avaient joué un rôle dans les troubles civils, comme l’a documenté Micial Nérestant. Parmi les premières mesures de Leclerc figurait un plan de désarmement des fermiers et / ou des anciens soldats de l’armée révolutionnaire indigène qui avaient été démis de leurs fonctions. Cette décision a provoqué des insurrections, contrecarrant le programme de désarmement.
Après l’indépendance d’Haïti en 1804, les gouvernements successifs ont lancé d’autres programmes de désarmement tout au long du XIXe et du début du XXe siècle.Les tentatives de désarmement des paysans qui se sont soulevés entre 1843 et 1848 n’ont pas donné les résultats escomptés.
La seule opération de désarmement ans l’histoire d’Haïti considérée comme réussie a été celle menée sous l’occupation américaine (1915-1934). En 1920, les marines américains anéantirent les rebelles du mouvement cacos qui défendaient la souveraineté du pays. Les forces américaines ont réussi là où les Français avaient échoué. Les responsables américains ont distribué des milliers de dollars à des chefs insurgés et aux soldats en échange d’un accord pour déposer les armes. Après avoir fait des milliers de morts, les forces américaines ont ainsi brisé toutes les formes de résistance populaire, solidifiant leur domination.
Dans la période post-1986, la démobilisation de l’armée haïtienne en 1995 a été l’une des premières décisions du président Aristide à son retour d’exil l’année précédente. Avec le soutien de partenaires internationaux, en particulier les États-Unis, le gouvernement Aristide a également tenté le désarmement en mettant en œuvre un programme dont les objectifs sont: «(i) réduire le nombre d’armes; (ii) promouvoir la stabilité; et (iii) offrir des incitations monétaires aux citoyens haïtiens qui ont soutenu le programme », comme l’a écrit Robert Muggah. En partie, ce programme s’est concentré sur le rachat d’armes en circulation et l’octroi de crédits transitoires à court terme aux groupes démobilisés.
Entre 1994 et 1995, l’armée américaine a récupéré 15 236 armes, dont 2 961 fusils d’assaut et 1 446 mitraillettes, puis racheté 3 684 armes légères et de petit calibre en 1995, selon les données compilées par Muggah. Ce rachat a coûté 1 525 000 dollars – 414 dollars par arme livrée. L’armée a dépensé 399 950 dollars supplémentaires pour racheter 6 512 engins chimiques et explosifs non pris en compte dans la valeur par arme. Pourtant, cette opération «aurait rendu une petite minorité» d’acteurs armés «extrêmement riches», et beaucoup ont utilisé des fonds de rachat pour acheter de nouvelles armes, selon Muggah. «Sur les 5 482 anciens soldats dont la démobilisation était prévue, il n’y a aucune trace de la remise de leurs armes», ajoute-t-il.
En 2004, de nombreux anciens membres des FAD’H ont participé à la rébellion armée qui a conduit au départ forcé du Président Aristide. Avec cet épisode impliquant d’anciens soldats, le désarmement est devenu de plus en plus important.
Désarmer, démobiliser et réintégrer: un triple défi
L’une des principales missions de la MINUSTAH, déployée en 2004 après l’exil d’Aristide, était de désarmer les gangs territoriaux et de rétablir la paix en vue de la tenue d’élections. Cependant, l’opération de désarmement, démobilisation et réintégration initiée par l’ONU n’a pas aidé à récupérer les armes des gangs. Après l’élection du président René Préval en 2006, le gouvernement a lancé une Commission nationale pour le désarmement, la démobilisation et la réinsertion (CNDDR) dirigée par Alix Fils-Aimé, ancien député de Pétion-Ville, une banlieue de Port-au-Prince. Les acteurs non étatiques ont renforcé ce programme avec d’autres mécanismes de gestion des conflits et de résolution pacifique.
Cette politique de désarmement a été un échec lamentable. Ces dernières années, le trafic d’armes à feu dans le pays a connu une croissance exponentielle et les gangs se sont fédérés pour devenir de puissantes entreprises criminelles.
Dans ce contexte, le président Jovenel Moïse a relancé la CNDDR de Préval en mars 2019. Mais c’était une farce, car le commerce illicite d’armes à feu et de munitions a augmenté depuis la réactivation de la commission. Les douaniers haïtiens de Port-au-Prince et d’autres ports du pays saisissent régulièrement des armes de contrebande. Les États-Unis sont le plus grand fournisseur d’armes légales et illégales en Haïti et, en décembre, un ancien sergent de la marine américaine a été reconnu coupable d’avoir tenté de faire passer des armes des États-Unis vers Haïti. Pourtant, dans l’ensemble, aucune action juridique sérieuse n’a été engagée à ce sujet.
En février 2019, sept mercenaires étrangers lourdement armés sont arrivés à Port-au-Prince en provenance des États-Unis. Ils étaient cinq citoyens américains et deux Serbes en possession de six fusils d’assaut, six armes de poing, une cache de cartouches, deux drones professionnels, des téléphones satellites et des plaques d’immatriculation. La police haïtienne les a arrêtés au centre-ville de Port-au-Prince, puis les a relâchés peu de temps après sans aucune poursuite légale. Depuis, il y a eu un silence radio autour de cette question. À l’instar d’autres interventions liées à l’insécurité du pays, l’épisode soulève des questions sur la sincérité des affirmations des autorités selon lesquelles le désarmement est l’une des priorités de l’État haïtien.
En conclusion, la prolifération des gangs territoriaux et le développement du commerce illicite d’armes et de munitions ont fait de Port-au-Prince une métropole barricadée – un processus que l’activiste Nixon Boumba qualifie dans une interview de «gangstérisation». La ville est contrôlée au nord par les gangs de Cité Soleil et Croix-des-Bouquets, au sud par les gangs de Martissant et ses environs, à l’est par les gangs de Pétion-Ville, et à l’ouest par les gangs de Grand Bel-Air. Si les gangs de Pétion-Ville se spécialisent dans le vol, les autres gangs de la capitale haïtienne sont des mercenaires au service des élites politiques et économiques.