Irak : la crise se polarise contre la tutelle iranienne

Marie Courraud et Arthur Quesnay, AOC, 29 janvier 2020

En Irak, la société civile poursuit un mouvement contestataire inédit, spontané et pacifique. Mais l’affrontement qui s’intensifie entre les États-Unis et l’Iran fragilise ses revendications : démantèlement du réseau milicien, fin de la tutelle iranienne et refondation du système politique. Car ce que montrent des enquêtes de terrains menées depuis octobre, c’est une polarisation politique et non plus communautaire des affrontements, malgré la pression des milices pro-iraniennes.

Depuis 2003, l’État irakien peine à se reconstruire sous l’action d’organisations politiques qui s’affrontent pour en contrôler les ressources, créant une dynamique de crises à répétition exacerbée par les ingérences étrangères, notamment iranienne. En premier lieu, la nature de ces crises est politique. Les partis irakiens jouent un rôle déterminant dans la guerre civile, instrumentalisant les soutiens internationaux pour s’ancrer dans l’État et s’imposer à la population. La guerre contre l’État islamique (2014-2017) a renforcé cette dynamique sous l’action de groupes paramilitaires pro-iraniens qui affichent clairement leurs visées hégémoniques.

En second lieu, la paralysie de l’État qui en résulte entretient des conflits sociaux en mutation continue depuis 2003. Leur point commun est de rejeter l’ensemble du système politique malgré des composantes sociales et identitaires très différentes : mobilisations contre la débaasification, mouvement sadriste, échos du printemps arabe entre 2011 et 2013, « mouvement pour la réforme » de 2015 à Bagdad, émeutes de l’été 2018 à Bassora.

Les protestations qui se déroulent depuis octobre 2019 sont le produit de la superposition de ces différents conflits sociaux et politiques. En effet, la montée en puissance des réseaux miliciens pro-iraniens a accru la faillite du système politique et suscite une mobilisation qui a la particularité d’être unanimiste, pacifique et spontanée malgré la répression. Cela à un moment où l’escalade Iran-États-Unis laisse espérer aux manifestants un basculement du rapport de force en leur faveur. Les tensions régionales et la dynamique d’accaparement des institutions par les groupes pro-iraniens sont ainsi au cœur de la crise, ce qui alimente une polarisation croissante autour de l’ingérence iranienne avec pour enjeu la reconfiguration du système politique irakien.

L’Irak : champ de bataille de l’escalade Iran-États-Unis

Depuis 2003, les ingérences croisées de l’Iran et des États-Unis n’ont eu de cesse de déstabiliser l’Irak. Si le but initial de ces deux politiques était de mettre le pays sous tutelle, leurs effets cumulés ont été largement contre-productifs, se retournant contre leurs propres intérêts et conduisant le pays dans une impasse politique.

Le projet américain de reconstruction des institutions irakiennes s’est traduit par une faillite considérable comparée aux huit cents milliards de dollars investis par les départements de Défense et d’État. Son approche normative et sécuritaire a été incapable de prendre en compte les dynamiques politiques et de réformer l’appareil étatique, au-delà de la mise en place d’un régime parlementaire, tombé aussitôt entre les mains des organisations politico-miliciennes. En conséquence, les groupes politiques monopolisent des postes d’élus et administratifs afin de mieux détourner les ressources de l’État central, s’opposant à tout projet de réforme.

L’Iran a quant à lui profité de l’ouverture des frontières du pays pour enliser l’armée américaine afin de dissuader les États-Unis de toute intervention contre son sol et empêcher la reconstruction d’un État irakien souverain. Téhéran a pris soin d’alimenter la guerre civile irakienne en soutenant des organisations miliciennes chiites entre 2003 et 2008. Mais cette politique s’est également trouvée contre-productive puisqu’elle a contribué à la montée en puissance du mouvement sadriste, initialement autant anti-américain qu’anti-iranien, et à la radicalisation de l’opposition arabe sunnite, ouvrant la voie à l’arrivée de l’État islamique.

Ces faillites réciproques ont mené l’Irak dans une impasse, obligeant Iraniens et Américains à s’entendre sur un statu quo à partir de 2008. Les États-Unis ont accepté l’intégration aux forces de sécurité irakiennes des Brigades Badr, soutenues par l’Iran, qui ont ensuite activement participé à la destruction de l’armée du Mahdi du mouvement sadriste. L’Iran a, de son côté, cessé le soutien à l’insurrection permettant aux troupes de combat américaines de se retirer du pays en 2011. Face à l’arrivée de l’État islamique, Iran et États-Unis prolongent leur statu quo qui se concrétise par la signature d’un accord sur le nucléaire en 2015.

Pourtant, cet accord tacite n’a aucunement réglé la question catastrophique de la gouvernance. Jusqu’à aujourd’hui, les institutions irakiennes demeurent incapables de gérer le territoire, ni de passer les réformes clefs dont le pays manque cruellement pour sortir de la guerre. L’effondrement de l’appareil militaire irakien est l’exemple le plus emblématique de ces échecs : sans cesse reconstruit par les États-Unis depuis 2003, il voit ses capacités volontairement neutralisées par l’action de cadres politiques et officiers sous contrôle de l’Iran.

De plus, l’accalmie dans l’escalade Iran-États-Unis a été de courte durée. Dès 2018 l’Irak redevient le champ de bataille entre les deux pays. La remise en cause de l’accord par Donald Trump et la reprise des sanctions renforce la politique agressive de la République islamique. À la différence que Téhéran dispose désormais d’un système milicien régional extrêmement efficace. Monté en puissance à l’occasion des différentes guerres civiles syrienne, irakienne ou yéménite, ce système confère à Téhéran une capacité de déstabilisation régionale. En témoignent les attaques de pétroliers dans le détroit d’Ormuz ou celles par drones contre la compagnie Aramco en Arabie Saoudite.

De son côté, la puissance américaine, faute de stratégie, n’a plus d’autre option que de bombarder les groupes pro-iraniens et mener des assassinats ciblés. Les bombardements contre le Kata’ib Hezbollah en décembre 2019 puis les frappes contre Qassem Suleimani et Abu Mahdi al-Mohandis le 3 janvier suivent cette logique : Suleimani étant le principal architecte de l’ingérence de l’Iran et al-Mohandis l’un des principaux commandants pro-iraniens des milices chiites en Irak.

L’ingérence de l’Iran au cœur de l’appareil étatique irakien

Vue depuis l’Irak, cette confrontation est devenue inévitable du fait des tentatives de mise sous tutelle du pays par l’Iran. Depuis la fin de la guerre contre l’EI, Téhéran est devenu le principal acteur de la crise irakienne. Téhéran influence l’ensemble des processus de décision, du choix du Premier ministre jusqu’aux administrations locales, en passant par le contrôle des ministères. Ajouté à un niveau de corruption désastreux, son ancrage politico-milicien dans l’État paralyse toutes tentatives de réformes.

Sur le plan sécuritaire, des instructeurs iraniens encadrent la formation de plusieurs dizaines de milliers de combattants en s’appuyant sur un tissu d’organisations historiques : les Brigades Badr, formées en Iran durant la guerre contre l’Irak (1982), les Brigades Hezbollah (2003) ou encore Asaïb Ahl al-Haq (2006). S’ajoutent des groupes paramilitaires plus petits, organisés à l’échelle de districts ou de quartiers, qui bénéficient du soutien de l’Iran sans y être ouvertement rattachés.

Cette explosion des réseaux paramilitaires s’est produite durant la guerre contre l’EI et s’est renforcée avec leur intégration officielle au système sécuritaire irakien en 2016. Ce dernier les arme et les finance, tandis que le transfert de compétences de l’Iran vers ces groupes a sophistiqué leur armement avec l’acquisition de missiles à longue portée – comme le montrent les tirs contre les bases américaines depuis décembre 2019 –, de drones, de matériel infra-rouge ou encore d’un arsenal de véhicules blindés et d’artillerie.

Au niveau local, ces organisations paramilitaires pérennisent leur ancrage selon un répertoire d’action calqué sur le modèle bassidji iranien : des bureaux de formations idéologiques, des comités de propagande, des associations de bienfaisance, des aides aux familles des militants. Ce répertoire permet d’élargir leur base sociale au-delà de la population chiite comme dans le cas des milices chrétiennes de la plaine de la Ninive, des brigades kurdes feylis de Khanaqin, yézidis du Sinjar ou encore arabes sunnites de Hawija.

Dans plusieurs régions d’Irak, cet ancrage se double de partis locaux et de jeux d’alliance permettant d’acquérir des postes à responsabilités lors d’élections ou de nominations dans l’administration. Les organisations politico-miliciennes captent et détournent ainsi les ressources de l’État afin de consolider leurs réseaux clientélistes et renforcer leur contrôle sur la population. La mise sous tutelle des autorités locales leur permet in fine de contrôler les processus décisionnels locaux et de légaliser leur répression.

Enfin, ces relais politiques locaux permettent de transformer le tissu économique. Les milices imposent leurs propres entreprises ou obligent les entrepreneurs à partager leurs bénéfices. Les systèmes de racket ou de taxation mis en place ont d’ailleurs transformé l’identité ethnique et religieuse des réseaux commerciaux et leur modalité de circulation, notamment dans les gouvernorats situés à proximité de la frontière iranienne. Cette emprise favorise l’explosion de l’économie illicite, en particulier le trafic d’armes et de drogue.

Face à ce système, le gouvernement du Premier ministre Abdul Mahdi est démuni. Malgré la reprise du territoire par l’armée irakienne en 2017, y compris des territoires disputés aux partis kurdes irakiens, son autorité est constamment court-circuitée. À l’été 2019, Abdul Mahdi échoue ainsi à imposer le redéploiement de l’armée irakienne face aux milices qui organisent des manifestations et bloquent les routes. La paralysie du gouvernement et son accaparement par les milices aggrave dangereusement la crise de gouvernance, alors que plus de 800 000 jeunes arrivent chaque année sur un marché de l’emploi saturé, avec un taux de chômage supérieur à 35% dans certaines régions et jusqu’à 60 % dans les régions les plus sinistrées comme Hawija. Si l’infrastructure des provinces du sud de l’Irak est sous-développée, la reconstruction des régions du nord du pays, durement touchées par la guerre, est au point mort. La quasi-totalité des villes ne dispose enfin que de quelques heures d’électricité gouvernementale par jour et un service d’eau potable dysfonctionnel.

Une polarisation croissante entre protestataires et réseaux miliciens

L’absence de réformes et l’emprise croissante des organisations politico-miliciennes sur la société a créé une dynamique de mobilisation dont le caractère spontané, la capacité à développer des initiatives locales et à rester pacifique face à la répression milicienne en font un mouvement unique depuis 2003.

La première spécificité de ces protestations s’observe dans leur caractère spontané, contrairement aux mouvements de 2015, limités et encadrés par des mouvements de gauche séculiers et sadristes. Le cycle de protestation actuel commence à l’été 2018 à Bassora suite à l’empoisonnement de près de 118 000 habitants par le réseau de distribution d’eau mal entretenu. À partir d’octobre 2019, le mouvement reprend dans l’ensemble des villes du sud de l’Irak. Les manifestants visent les institutions gouvernementales (Green zone abritant le gouvernement, sièges des gouvernorats), remettant en cause l’ensemble du système de gouvernance.

Ensuite, ces mobilisations donnent lieu à de nombreuses initiatives populaires qui tentent de repenser, par le bas, le rapport aux institutions. À la différence des mobilisations entre 2011 et 2013, confrontées à un très haut niveau de violence, ces initiatives sont facilitées par la conjoncture post-2017 où la chute l’EI permet un minimum de sécurité. Pour la première fois, des projets locaux se développent voire se pérennisent, articulés aux programmes de reconstruction internationaux et à des ONG occidentales. Les habitants tentent ainsi de prendre en charge la gouvernance locale et de répondre par le bas à l’absence d’action publique.

Enfin, la mobilisation s’efforce de rester pacifique malgré la répression des milices. Celles-ci dessinent d’ailleurs une carte particulière des mobilisations, contenues dans les régions majoritairement chiites, où elles doivent restreindre leurs abus pour préserver leurs bases sociales. Les habitants des régions sunnites, tout juste sorties de la guerre contre l’EI, subissent quant à eux une pression omniprésente des milices qui, couplée à la peur d’être associés à l’EI, empêche toute possibilité de se réunir pour protester. Seule la mixité de villes comme Baquba permet aux habitants sunnites de manifester, ces derniers s’appuyant sur le soutien et la présence d’habitants chiites à leur côté pour confronter les milices.

Face à cette répression, le mouvement se cristallise de plus en plus contre l’ingérence de l’Iran dont les représentants, comme les défunts Qassem Soleimani et Al-Mohandes, sont conspués. En réponse aux attaques dont ils font l’objet, les manifestants ont brûlé certaines représentations consulaires iraniennes, dans des lieux aussi symboliques que Kerbala ou Najaf, ainsi qu’une vingtaine de sièges de milices pro-iraniennes.

Dans ce contexte, la crise a pris un nouveau tournant avec l’escalade Iran-États-Unis. Celle-ci amplifie la dynamique de polarisation entre groupes pro-iraniens et un ensemble hétérogène, composé de manifestants et d’organisations politiques. Bien que critiquée pour son ingérence, la réaction américaine contre les groupes pro-iraniens est saluée par une large partie des manifestants et de la classe politique. Elle a entamé l’impunité des milices et force leurs états-majors à entrer en clandestinité tandis que des manifestants trouvent le courage de s’opposer à plusieurs cortèges funéraires en l’honneur de Soleimani malgré les tirs des miliciens.

En réponse à cette dynamique de polarisation, l’Iran durcit ses positions et l’inconnu demeure sur l’issue du mouvement. La répression des groupes pro-iraniens dépasse en effet largement les cortèges des manifestants. De nombreux assassinats ciblent les activistes en marge du mouvement et douze journalistes ont été tués la seule semaine du 19 janvier. La peur d’être enlevé et torturé pousse les activistes et ONG employer des modes d’action semi-clandestins ou à se réfugier au Kurdistan irakien, hors de portée des groupes pro-iraniens. Les milices contrôlent en effet le ministère de l’Intérieur et empêchent toute investigation sur leurs exactions. Certaines unités de police d’intervention rapide sont même utilisées pour réprimer les protestations. Pourtant, le mouvement continue. Les protestataires considèrent le maintien de cette confrontation comme la seule solution pour contrer les groupes miliciens et réduire l’ingérence de Téhéran.

La crise actuelle démontre la résilience de la société irakienne face aux pressions qu’elle subit depuis 2003. Contrairement à une division communautaire du pays, le mouvement actuel revendique un État souverain et la fin des monopoles partisans. Il fait preuve d’une maturité remarquable en termes d’initiatives locales et de capacité à repenser les modes de gouvernance. Malgré une répression brutale, il parvient à s’étendre dans des zones sunnites, créant une polarisation non pas communautaire, mais politique contre l’ingérence des groupes pro-iraniens.

Ce moment est un tournant pour l’Irak, car l’enjeu du rapport de force enclenché par les manifestants est le démantèlement du réseau milicien, la fin de la tutelle iranienne, voire une refondation du système politique. Pourtant, cet équilibre est extrêmement précaire et dépend des tensions régionales. Il pourrait se traduire par un basculement en faveur de l’Iran faute d’une stratégie américaine cohérente. De manière paradoxale, ce mouvement de protestation unique déboucherait alors sur la poursuite de l’expansion iranienne en Irak et dans le reste de la région.