La frontière méditerranéenne : cimetière des migrants

Didier Epsztajn, Entre les lignes,  24 octobre 2018

La violence mortifère de la frontière méditerranéenne

 

 

« De quoi la méditerranée est-elle le théâtre ? La « mer du milieu » a vu ces dernières années se développer une entreprise de dissuasion colossale envers les migrants, générant une augmentation drastique du nombre de morts parmi celles et ceux qui en tentent la traversée et entraînant par là même la défaillance de l’Europe des droits humains »

En introduction, « Dérive des frontières, naufrage de l’Europe », les auteurs et autrices abordent, entre autres, les nouvelles forme d’ingénierie du contrôle, la transformation des dynamiques spatiales de la frontière – « dans un double mouvement d’élargissement et de concentration » – et sa dilution temporelle, les entreprises de déshumanisation/ré-humanisation, et les nouvelles formes de résistance.

Qu’en est-il des frontières, de l’Europe, de la Méditerranée ? « L’objectif d’une étude critique de la frontière en Méditerranée est donc de traquer ses multiples configurations et lieux de fixation, des lieux privilégiés de territorialisation d’observation du dispositif frontalier de l’UE, des lieux de concentration de la frontière : des camps, des prisons, des îles, des villes, des enclaves, des aéroports et aux lieux génériques »

Elargissement de l’espace de la frontière, notion de borderzone, « on ne passe plus à travers, on vit dans la frontière ». Et pour les migrant·es il y a un allongement de l’expérience du franchissement de ces frontières « tout à la fois solide et liquide ».

Les auteurs et autrices montrent comment les recompositions de la frontière s’incarnent dans « la figure de l’île », comment des îles sont devenues « des lieux emblématiques de la frontiérisation de la Méditerranée », des « pivots récurrents de la géographie mouvante des flux maritimes méditerranéens », des lieux d’assignation provisoire (ou non) pour les migrant·es et non des choix de destination, des lieux de mise en scène – voire de théâtralisation – de ce qui est volontairement mal nommé « crise migratoire », des instances de la « géographie de la peur »…

Des îles-barrières, des îles-passages, des îles-ancrages, des îles transformées en prisons à ciel ouvert…

Les auteurs et autrices analysent ces îles-frontières comme laboratoires d’innovation politique, les processus de « construction identitaire » à l’oeuvre dans les îles, les dimensions euro-méditerranéennes, les territorialités souvent étanches entre les mobilités migrantes et les mobilités touristiques, la double logique de la frontière « celle du repoussoir et de la rencontre cosmopolite », le déplacement de la frontiérisation européenne des îles vers la mer, les campagnes de criminalisation des ONG qui aident les migrant·es…

Les chapitres suivant sont consacrés à des études plus spécifiques, île par île.

La Sicile, la rhétorique de l’« invasion », une hospitalité conditionnée à l’invisibilité physique et médiatique des migrant·es, les camps d’étranger·es, les effets socio-économique de l’encampement, Lampedusa, les mobilisations collectives en soutien aux migrant·es, la « transnationalisation » croissante des répertoires d’action, la dépolitisation des enjeux migratoires derrière la notion de crise humanitaire, les îles comme « avant-postes de la gestion des migrations en mer », les hotspot, les formes renouvelées d’« inclusion différentielle » des migrant·es en Europe…

Malte, d’une « île de départs » à une « île d’arrivées », la condensation des « dispositifs de la fabrique, du contrôle et de la fermeture de la frontière », Chypre, la place de l’enfermement, la limitation de l’accès et le partage du « fardeau », le triptyque fermeture-fermeté-enfermement…

Samos, la politique de dissuasion migratoire, la « crise migratoire » comme construction politique, l’épisode du petit Aylan, les réalités des solidarités organisées, l’accort Union Européenne-Turquie, les violences policières, les conséquences médicales lourdes de la politique de dissuasion, Moria (Lesbos), les formes discrètes de résistance à la dissuasion, les Samos Volunteers…

Chios, l’île camp, les traversées de la mer Egée, vivre la frontière, vivre dans les camps, gérer l’attente et l’inactivité contrainte, les paroles de migrant·es, le dilemme des ONG, « Refuser de cautionner ce système et déserter les camps laissera les migrants sans aucun soutien médical ou psychologique. Faire le choix de rester contribuera à l’amélioration des conditions de vie à l’intérieur des camps, mais confortera par ailleurs l’action des agences et services de l’immigration à l’origine de cette frontiérisation »…

Le Canal de Sicile, les frontières maritimes, le droit de la mer, « le sauvetage y est indépendant de l’identité sociale et politique de l’individu », la notion de « frontière humanitaire », la politisation des opérations de sauvetage, la criminalisation des ONG et la restriction de l’espace humanitaire en mer…

La Libye, les politiques d’endiguement, les vulnérabilités migrantes, la Méditerranée comme zone de non-droit…

En conclusion, les auteurs et autrices interrogent « Une mer fermée ? ». L’Aquarius, « Du point de vue des migrants ballotés au gré des vents contraires, l’errance des bateaux à laquelle on assiste depuis le mois de juin n’est ainsi que l’ultime épisode d’une longue dérive des politiques migratoires ».

Reste une question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, les migrant·es, les habitant·es, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes. Sans oublier que le prisme de genre est indispensable à l’étude des phénomènes migratoires.

Un nouvel ouvrage dans une collection indispensable.

Méditerranée : Des frontières à la dérive

Le passager clandestin – Babels – Bibliothèque des frontières, Lyon 2018, 144 pages, 10 euros

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