La lutte des Kurdes : après la trahison de Trump

RAPHAËL LEBRUJAH, Médiapart, 11 octobre 2019

Kameshli (Syrie), de notre envoyé spécial.– « Les avions turcs nous bombardent, et alors ? On n’a pas le choix, il faut défendre notre terre, sinon on va tout perdre. » Au Rojava, dont le nom officiel est « Fédération démocratique de la Syrie du nord et de l’est », les policiers réquisitionnés pour aller au front semblent prendre avec une certaine légèreté l’offensive d’Ankara, lancée après l’annonce de Donald Trump de retirer les forces américaines.

Pourtant, l’heure est grave. Les forces militaires du Rojava, les FDS (Forces démocratiques syriennes), ont été le fer de lance de la lutte contre Daech, avec le soutien de la coalition internationale, mais aujourd’hui, c’est un sentiment de trahison qui se propage. « Nous avons été trahis par Trump. On a respecté tous nos engagements ! C’est un fasciste comme Erdogan », lance un commandant, avant de disparaître dans la nuit.

La population est partagée entre se battre ou fuir dans les zones rurales. Les villes frontalières se sont vidées de leurs habitants. La population fuit massivement les bombardements, le Rojava Information Center, un centre d’information proche de l’auto-administration, parle de 60 000 à 100 000 réfugiés en moins de 48 heures. L’offensive a également fait 16 morts et 37 blessés graves parmi les civils, du fait des bombardements qui ont frappé la plupart des villes frontalières.

Dans les rues, ce sont les combattants qui ont pris position, prêts à en découdre. Une curieuse ambiance règne. On entend des détonations de mortiers au loin, suivies d’un silence de mort, puis de tirs de contre-artillerie. « Les marchandises ne circulent plus, depuis que le poste frontière de Simalka a été fermé », nous confie Barzan, un des rares commerçants kurdes encore ouvert à Amuda.

Je pars prendre des nouvelles d’un ami kurde dans la ville d’Amuda. Je frappe à la porte, personne ne me répond. Le cheikh Mohamed Kadri, ministre du culte du Rojava, m’interpelle : « Ibrahim est parti, il a pris tout son or et il a fui à Kobané. » 

Je lui fais remarquer que Kobané risque de devenir dangereux si le Rojava venait à être coupé en deux par la prise de Tell Abyad. « Tu sais, il vient de là bas. C’est sa terre, il se sent plus en sécurité chez lui », rétorque-t-il, avant de poursuivre : « On se battra jusqu’au bout. Ma famille avait été chassée de Turquie parce nous étions alévis, hors de question de fuir de nouveau. »

À ses côtés, son neveu est armé d’une kalachnikov. Comme pour mieux souligner son propos. Puis le cheikh se rend à la mosquée pour prier avec quelques rares disciples encore présents, sous les détonations de mortiers. Un jeune m’aborde : « Tu n’as pas fui ? Tu es fou ! Les Turcs peuvent débarquer d’une minute à l’autre ! Et toi, ils t’égorgeront ! »

La ville de Kameshli, à 20 km d’Amuda, réagit autrement. Des feux ont été allumés au milieu des rues, on danse autour. Les habitants manifestent en brandissant des portraits de « martyrs » morts en combattant l’État islamique. Des ambulances passent, transportant des civils blessés. Une femme désemparée, sur le point de quitter la ville, m’aborde. Elle me demande : « La France va-t-elle venir nous aider ? » 

Mercredi 9 octobre, les autorités ont mobilisé en organisant de nombreuses manifestations dans tout le Rojava, regroupant plusieurs dizaines de milliers de personnes selon les organisateurs. « Les peuples de Syrie n’acceptent pas l’occupation ottomane », proclame une banderole. « Kurdes, Arabes, Syriaques ensemble dans la résistance » est l’un des slogans scandés.

Même si l’auto-administration peut être la cible de critiques – les opposants reprochent au PYD, parti frère du PKK, de contrôler les institutions sans partage –, l’heure est à l’union. « On la préfère sans hésitation à la venue des Turcs ou encore au retour du régime syrien », explique Kawa, dont la famille soutient Massoud Barzani, leader kurde irakien opposé aux autorités.

Dans la manifestation, certains font part de leurs angoisses. À Afrin, beaucoup de Kurdes avaient été chassés de leur terre et ils craignent que cela ne se reproduise. « Le but de la Turquie est d’opérer un changement démographique en remplaçant les populations kurdes et syriaques par des familles d’arabes salafistes, comme elle l’a fait à Afrin », affirme Evin Swed, présidente du Congra Star, puissante fédération des femmes du Rojava.

Pour elle, « la Turquie et Daech, ce sont les mêmes. Ankara a soutenu l’organisation contre les Kurdes et maintenant l’armée turque vient les sauver ». Elle fait écho aux déclarations du ministre de l’intérieur turc sur CNN Türk : « Le monde est tétanisé par ces gens [Daech]. Ils n’auront aucun autre intérêt, si ce n’est de s’allier à nous. »

La mobilisation de la société est aussi rendue possible par un système politique inclusif, où les minorités et les femmes ont pleinement leur place. Tous les postes électifs sont coprésidés par une femme et un homme. Une parité stricte est en vigueur. La fédération des femmes a un droit de veto sur les décisions qu’elle juge sexistes.

Les mois précédant l’intervention, le Rojava s’était pourtant préparé. Les autorités militaires s’étaient réorganisées au niveau local en décentralisant la chaîne de commandement autour des villes. Dans le cadre d’une guerre asymétrique, les villes sont des terrains de combat privilégiés par les guérillas, lorsqu’il s’agit d’affronter une armée conventionnelle. « Daech a tenu plusieurs années après notre victoire de Kobané. Nous aussi nous pouvons tenir longtemps et tuer un maximum de Turcs. On va leur faire payer leurs crimes », dit un jeune combattant, dont le visage est caché par une écharpe.

Depuis des mois, les autorités ont construit un important réseau de tunnels pour échapper aux bombardements aériens. Des villes parfois éloignées de 100 km comme Kameshli et Serekaniye sont reliées entre elles par des tunnels. Ce réseau offre une grande liberté de mouvement, permettant de prendre à revers l’ennemi. Le Rojava fourmille encore de ces chantiers inachevés, dont on accélère la mise en œuvre.

Depuis l’attaque turque, on assiste à une recrudescence d’activité des djihadistes. Des cellules dormantes de Daech ont lancé un assaut sur les forces de sécurités à Raqqa, utilisant, selon les autorités, trois camions suicides et une soixantaine d’hommes, dans le but de contrôler le centre-ville.

Dans la foulée, les femmes de Daech retenues dans le camp d’Al-Hol ont provoqué une émeute, cherchant à tirer profit de la situation. La Turquie a bombardé les alentours d’une prison remplie de prisonniers de Daech. Plus de 12 000 djihadistes, dont des combattants

Les FDS, divisés entre les volontaires, les conscrits et les milices tribales, représentent une force militaire d’environ 60 000 combattants et combattantes. Le chiffre total peut rapidement augmenter de plusieurs dizaines de milliers de personnes supplémentaires, car les forces de polices peuvent être en partie réquisitionnées pour combattre. Des milices communales et des organisations de jeunesse ont également été armées en vue de défendre les villes.

L’encadrement militaire est supervisé par des combattants expérimentés de la guerre civile en Syrie, parfois venus de Turquie et ayant souvent servis dans le PKK. Mais les combattants manquent cruellement de moyens anti-aériens, décisifs dans ce type de conflit.

S’il sera difficile pour les FDS de gagner militairement. Ils peuvent ralentir la progression des troupes turques et de leurs supplétifs rebelles « islamistes » venus d’Idlib en raison de la densité du tissu urbain. Une Kurde qui s’engage pour combattre lance : « Nous avons eu 11 000 martyrs contre Daech, quand cela va-t-il se terminer ? On veut juste la paix. »

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