La pandémie peut-elle bouleverser l’ordre international?

FABIEN ESCALONA, Médiapart, 19 avril 2020

La lutte planétaire contre le coronavirus ne signifie pas la fin des rivalités entre grandes puissances. Mais l’épidémie pourrait hâter le déclin relatif des États-Unis, le désarroi stratégique des Européens et l’influence croissante de la Chine. 

 

Dans le monde d’après, est-ce la Chine qui gagne à la fin ? Depuis les commencements de l’épidémie de Covid-19 jusqu’à aujourd’hui, le retournement de son image a été spectaculaire sur la scène internationale. En début d’année, les journaux s’interrogeaient sur la fragilisation de la légitimité du Parti-État communiste. Non sans raison, tant un épisode comme la mort du lanceur d’alerte Li Wenyang, début février, avait suscité un émoi populaire sans précédent depuis de longues années. « À ce moment-là, témoigne l’universitaire Nathan Sperber, le niveau de mécontentement risquait vraiment de déborder. »

 

Aujourd’hui, les mêmes titrent sur la « diplomatie du masque » de la Chine, dont les dirigeants ont réussi à contenir l’épidémie et se paient le luxe d’envoyer des médecins et du matériel médical sur tous les continents, jusqu’en Argentine et en Italie en passant par l’Irak et l’Afrique du Sud.

Certes, l’échec navrant de leur système d’alerte a maintenant été sérieusement documenté et de nouvelles vagues d’infections pourraient compliquer la reprise de l’activité. Il reste qu’à ce stade, le contraste est frappant entre l’efficacité chinoise et le désarroi de bien des pays occidentaux, États-Unis en tête. Pour Nathan Sperber, cette différence « factuelle » crédibilise auprès de la population « le discours sur la supériorité organisationnelle du socialisme à caractère chinois », si bien que le pouvoir central ressort pour l’instant renforcé de la crise.

Ce retournement de situation et d’image préoccupe les chancelleries. En France, cette inquiétude est illustrée par le contenu de notes préparées par le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) qui dépend du ministère des affaires étrangères. Selon Le Monde, les rédacteurs de ces notes s’alarment du fait que « la Chine occupe d’ores et déjà le terrain en se rendant indispensable, voire centrale », ce qui servirait un « “narratif” problématique autant pour ses valeurs sous-jacentes que pour son agenda caché ». Cette semaine, le ministre Jean-Yves Le Drian a d’ailleurs signifié son courroux à l’ambassadeur de Chine en France, prompt à célébrer la « victoire » de son pays et à dénigrer la réponse occidentale face à l’épidémie.

Si les prédictions des conséquences de la crise sanitaire sont impossibles au regard des soubresauts qui nous attendent encore pour des mois et des années, il n’empêche que les décideurs et les militants d’aujourd’hui tentent de s’orienter dans un monde devenu encore plus incertain, en anticipant les grandes lignes de force du « monde d’après ». Il n’est donc pas vain de passer en revue les arguments échangés à propos de l’évolution de l’ordre international sous les coups du nouveau coronavirus.

Bien que certaines voix explorent l’hypothèse selon laquelle « l’empire du Milieu [s’imposerait], sans conteste, comme la première puissance mondiale dès la fin de l’épidémie », la majorité des analystes et de nos interlocuteurs n’estiment guère crédible le scénario d’une inversion brutale de la hiérarchie du système international. Les appréciations divergent plutôt sur l’ampleur et les modalités de la réduction du différentiel de puissance entre la Chine et les États-Unis, et celles de la re-fragmentation d’un monde qui était devenu plus globalisé que jamais.

Autrement dit, le coronavirus ne sera peut-être pas un « game changer » bouleversant radicalement les ressources, les calculs et la vision des protagonistes de l’ordre international, mais un accélérateur des tendances et des contradictions déjà à l’œuvre en son sein. Plus modeste, ce diagnostic ne signifie pas du tout que les conséquences en soient bénignes. Car le monde d’avant la pandémie n’était déjà plus celui de la mondialisation triomphante des années 1990-2000, sous les auspices de la puissance bienveillante des États-Unis, avec la démocratie libérale de marché comme horizon universel.

On pouvait déjà y repérer « l’exacerbation de la rivalité systémique sino-américaine » (selon la formule d’une étude collective de l’Ifri) ; les difficultés de l’Union européenne à se doter d’une authentique politique extérieure commune (voir notre entretien vidéo) ; une vague d’« autocratisation » ayant entamé les gains démocratiques réalisés depuis les années 1980 (lire notre article) ; ainsi que l’arrivée de la mondialisation productive et commerciale à une sorte de plateau (étayée, selon deux économistes du Cepii, par la stabilisation de « l’ouverture aux échanges, [du] développement des chaînes de valeur mondiales [et] de l’activité à l’étranger des entreprises multinationales »).

À court et moyen terme, Covid ou pas, la Chine n’a de toute façon pas les capacités ni la volonté de se substituer aux États-Unis comme nouvel hégémon planétaire – une position difficile à acquérir et qui se révélerait extrêmement coûteuse. Mais si elle sort relativement moins abîmée de la crise sanitaire que les États-Unis, et si ceux-ci prolongent leur retrait d’un jeu multilatéral essoufflé, l’ordre libéral déjà mal en point pourrait finir de se disloquer, et ouvrir une phase de transition propice à une instabilité croissante.

Explications en détail, avec l’aide de nombreux spécialistes et travaux en relations internationales.

 

Une hiérarchie difficile à subvertir

Le scénario le moins spectaculaire, celui d’un business as usual quelque peu amendé, peut se défendre en mettant en avant les points forts des États-Unis et les faiblesses de la Chine.

Les premiers disposent à l’évidence de ressources matérielles qui laissent toutes les autres puissances loin derrière. C’est ce que Dario Battistella s’était déjà efforcé de démontrer dans Un monde unidimensionnel (Presses de Sciences-Po, 2015), en y ajoutant que les valeurs libérales avaient également fini par unifier la société internationale.

Interrogé par Mediapart, le professeur de science politique Yves Schemeil confirme l’importance du hard power sur lequel la puissance américaine peut compter, et que traduisent son niveau de richesse, sa capacité inégalée de projection militaire, son avance technologique et son contrôle d’Internet, ou encore sa croissante autonomie énergétique. Selon lui, le relatif isolationnisme dont les États-Unis font preuve aujourd’hui pourrait de nouveau se transformer en interventionnisme en l’espace de quelques mois : « Ils n’ont jamais été multilatéraux mais ont tout fait pour qu’un système multilatéral existe, et ils sont les seuls à pouvoir en sortir et y revenir à leur guise, en fonction de leurs intérêts. » 

Les capacités de rebond du pays, ajoute-t-il, se révèlent impressionnantes. C’est ce dont témoigne le plan de 2 000 milliards voté pour faire face à la crise actuelle. Dans un article vantant la « come-back nation », un haut cadre de Morgan Stanley insiste sur la façon dont les États-Unis, après 2008, sont parvenus à restaurer la croissance de leur PIB et sa part dans la richesse mondiale. Épicentre de la crise, ils en sont sortis « plus forts que jamais en tant que super-pouvoir financier ». Le dollar reste ainsi la monnaie de référence mondiale, ce qui témoigne de la confiance que lui accordent les acteurs économiques et étatiques, mais accorde surtout du pouvoir à la puissance qui émet cette monnaie. Grâce à « l’exorbitant privilège » du billet vert, les États-Unis peuvent en effet s’endetter massivement à moindre coût. De plus, leurs sanctions financières ont une portée inégalable (les Européens en ayant fait la cuisante expérience dans le dossier iranien).

Gideon Rachman, un éditorialiste du Financial Times qui se range pourtant dans le camp des « déclinistes » lorsqu’il s’agit d’apprécier la durabilité de l’hégémonie étasunienne, reconnaît qu’il y a là un contre-argument de taille. D’autant plus, ajoute-t-il, que « toutes les alternatives au dollar semblent pires ». Plus à gauche, l’historien Adam Tooze s’avoue consterné par le caractère humiliant de la gestion de l’épidémie par l’administration Trump, mais estime lui aussi que la banque centrale américaine (la FED) est devenue de facto celle du monde. Mieux, elle assume ses responsabilités sans barguigner et de manière fiable. Ce seul fait, conclut-il, interdirait de parler d’un « monde post-américain ».

En face, l’ascension de la Chine est semée d’obstacles. Outre des capacités militaires assez frustes en comparaison au vieil Oncle Sam, sa puissance de feu économique n’est peut-être plus si forte que lors de la dernière décennie. Après la crise de 2008, il est vrai que le pays avait été un relais de croissance crucial à l’échelle mondiale, grâce à sa relance massive de l’activité et ses investissements dans des nouvelles routes de la soie censées unifier de manière inédite l’espace eurasiatique. Entre-temps, cependant, sa croissance s’est ralentie et les dettes se sont accumulées dans son système financier, plus que jamais grevé par des créances douteuses.

Contacté par Mediapart, Jean-Pierre Cabestan invite à « comparer les enveloppes des différents plans de relance [à la suite du Covid-19 – ndlr] : le Chinois paraît bien prudent et maigre à côté de l’Américain ». Le sinologue ajoute que plus la paralysie de l’activité des Occidentaux dure, plus elle affectera la Chine dont un cinquième du PIB dépend encore des exportations. À plus long terme, si ces mêmes Occidentaux cherchent à réduire la dépendance qui est la leur pour des équipements cruciaux, « le découplage [qui en résultera] portera tort à l’activité économique en Chine, dans une mesure encore difficile à estimer ».

Enfin, le retournement d’image évoqué en début d’article reste fragile. Les incidents xénophobes en Chine sont susceptibles de ternir l’image du pays sur le continent africain. La propagande autour de la réussite chinoise s’est parfois faite si grossière qu’elle s’est retournée contre ses initiateurs, la plupart des chercheurs y décelant plus de fébrilité que d’assurance. Évoquant des livraisons de matériels défectueux, et soulignant que la priorité du pouvoir a surtout été la reconquête de sa propre opinion publique, le professeur Steve Tsang estime carrément que « la Chine a gaspillé une occasion formidable de projeter son soft power ». Selon lui, « le monde n’oubliera pas le comportement de l’administration de Xi Jinping durant la pandémie ». 

De façon plus générale, l’autocratisme de Xi et sa concentration personnelle du pouvoir, aux dépens de la collégialité qui avait prévalu avant sa prise de contrôle du Parti-État, limitent le potentiel d’attraction du régime chinois. Or, la désidérabilité d’un modèle de société n’est pas anodine pour qu’une hégémonie globale soit possible. « S’il est utopique d’ignorer le facteur pouvoir, écrivait E.H. Carr dans un ouvrage de 1939 devenu un classique des études internationales, seul un réalisme artificiel ignore le facteur moralité dans l’ordre mondial. […] Tout ordre international suppose un consensus substantiel. […] Il faut une puissance que tous acceptent comme tolérante et non oppressive ou préfèrent en tout cas à toute autre alternative possible. » 

La réduction possible du différentiel de puissance  

Les considérations précédentes pèchent-elles par excès de conservatisme ? Après tout, la crise sanitaire pourrait amoindrir les pesanteurs qui concourent à la perpétuation d’un ordre mondial stabilisé par les États-Unis, et encourager une transition vers une bipolarité d’un type nouveau. À tout le moins, des difficultés majeures attendent un bon nombre de pays pauvres ou émergents, qui constitueront autant de terrains sur lesquels les cartes du Grand Jeu mondial seront rebattues. Dans ce chaos ambiant, les Européens auront un retard immense à rattraper s’ils souhaitent exercer collectivement une influence.

La déflagration de l’épidémie aux États-Unis est en effet de nature à porter un coup majeur à la puissance américaine. Le bilan humain et social s’annonce catastrophique, avec des dizaines de milliers de morts et des dizaines de millions de chômeurs. L’attitude « cynique et criminelle » de Donald Trump se double d’atteintes supplémentaires à ce qui restait du multilatéralisme (son dernier fait d’armes consistant à suspendre les financements américains à l’OMS). Le paysage politique, déjà fortement polarisé, évolue vers des rapports encore plus violents entre les camps républicain et démocrate. Qu’il s’agisse de ses ressources matérielles ou de son attraction idéologique et culturelle, la puissance américaine pourrait les voir fondre de manière accélérée avec le nouveau coronavirus.

Directeur de recherche à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), Barthélémy Courmont convient que les États-Unis resteront « un acteur de premier plan », mais invite à mesurer l’écart avec la situation qui prévalait vingt ou trente ans en arrière. « Ils apparaissaient comme un arbitre efficace de tous les problèmes, rappelle-t-il à Mediapart. Il n’était pas une gestion de crise où leur influence ne se faisait sentir ou n’était recherchée. D’un pays qui caracolait en tête de tous les autres avec une avance irrattrapable, on est passé à une vraie interrogation sur leur statut. » 

Pour les analystes Kurt Campbell et Rush Doshi, le statut des États-Unis est en effet mis en danger par leur triple échec, au cours de la crise sanitaire, à prouver la supériorité de leur modèle de gouvernement, à fournir une assistance matérielle à l’extérieur et à coordonner l’action des nations. Du reste, avant même que la pandémie ne suscite de nouveaux et lourds problèmes internes, les milieux intellectuels et l’opinion publique du pays partageaient nettement moins le credo internationaliste des précédentes générations d’Américains. L’« engagement restreint » était devenu le « nouveau “buzzword” de l’establishment de politique étrangère », comme nous l’avait raconté la chercheuse Maya Kandel.

Le privilège exorbitant du dollar survivra-t-il au gonflement incessant du bilan de la FED, dans un contexte où l’hypothèse d’une stagnation séculaire du capitalisme pourrait être ravivée par une dépression durable de l’économie mondiale ? Les quelques voix qui en doutent restent minoritaires, mais on peut faire remarquer que si le dollar apparaît comme une valeur refuge « contrainte », faute de mieux, le ressentiment politique pourrait s’aiguiser envers une puissance américaine indispensable mais moins légitime qu’avant.

Par contraste, à court terme, la Chine fait malgré tout office de fournisseur privilégié de masques, respirateurs et ingrédients pharmaceutiques, et cela à l’échelle du monde entier. Sur le plan intérieur, l’opération de communication du pouvoir central semble avoir réussi, ce qui témoigne de sa capacité à restaurer sa légitimité. Spécialiste du capitalisme d’État à la chinoise, Nathan Sperber souligne que ses dirigeants ont suffisamment de « contrôle sur les variables de base » de la politique économique (institutions financières, grandes entreprises) pour compenser le grave coup subi lors de la crise sanitaire.

Quant aux dettes accumulées, le sinologue Jean-Philippe Béja nous confie en entendre parler depuis quarante ans, sans que le développement chinois ait été démenti. Le Parti communiste chinois (PCC), explique-t-il, fera tout pour « continuer à développer sa machine de production et ses technologies d’intelligence artificielle, d’autant plus que la lutte contre les épidémies lui fournira un argument pour justifier le contrôle social ». Par ailleurs, il peut compter sur son grand projet de nouvelles routes de la soie (« Yidai Yilu » en chinois, « Une ceinture, une route »), lequel comportait « un volet sanitaire qui peut apparaître prémonitoire ».

À l’instar de Béja, Barthélémy Courmont estime que la crise sanitaire pourrait laisser une « place vacante » au chevet de pays dont les besoins vont se révéler immenses face à la pandémie. Le fait que la Chine n’ait pas l’intention ni les capacités de devenir un nouveau gendarme du monde lui fournit paradoxalement un avantage comparatif. La promesse de relations sans intrusion dans la gouvernance interne de ses partenaires est en effet séduisante. Si elle n’a pas la volonté d’exporter un modèle autoritaire peu reproductible, elle peut rendre la vie des autocrates plus facile, au nom du respect de la souveraineté des États. « La perception de la Chine n’est pas la même dans le reste du monde qu’en Occident », insiste le chercheur de l’IRIS.

Vers une « bipolarité fluide » ?

En tout cas, de nombreux « trous » risquent de venir miter l’ordre international, dans la mesure où des pays faibles vont subir des chocs dont ils ne pourront se remettre que grâce à une aide extérieure. Comme le note le géopoliticien Cyrille Bret, « l’épreuve du Covid-19 accentue les différences, les écarts et les hiérarchies entre, d’une part, les États solides, capables de soutenir leurs économies tout en imposant des mesures prophylactiques fortes, et, d’autre part, ceux qui, faute de marges de manœuvre budgétaires, d’assise politique ou d’appareil administratif efficace, apparaissent comme affaiblis, voire discrédités dans leur gestion de la crise ».

De nombreux pays émergents sont déjà victimes de fuites de capitaux massives. Cela met en danger leur situation financière, avant même qu’ils ne doivent faire face au pic de l’épidémie (lire notre article sur l’Afrique). Et pendant celle-ci, le secteur informel sera particulièrement vulnérable à la contamination et à la paupérisation. D’ores et déjà, le grand freinage de l’activité mondiale a des effets sur l’économie réelle en fonction de leur spécialisation.

Les matières premières, dont nombre d’entre eux sont les fournisseurs, ne sont plus autant demandées. La chute libre des prix du pétrole, en dépit d’un accord destiné à limiter la casse, va affecter durement les pays qui en tirent leurs devises et leur capacité à maintenir l’ordre social (Venezuela, Algérie, Nigéria, Angola…). La Russie pourrait être amenée à limiter un interventionnisme coûteux hors de ses frontières, pour mieux faire face à ses problèmes domestiques. Même les riches pays du Golfe, qui comptaient sur l’industrie aéronautique pour diversifier leur économie rentière, voient leurs avions cloués au sol. Quant à ceux qui vivent essentiellement du tourisme, par exemple les îles Maldives, ils vont être durablement privés de cette source de revenus.

Outre la détresse économique et sociale qui les gagnera à coup sûr, la plupart des pays pauvres et émergents pourraient connaître une instabilité politique accrue. De nombreux dirigeants, notamment en Afrique, sont âgés et donc vulnérables au virus, sans que des processus pacifiques de remplacement ou de succession soient formalisés. C’est ce qu’explique le professeur Nic Cheeseman, études à l’appui, en citant aussi le cas de l’Iran.

Cela ne veut pas dire que la Chine aura les moyens de se porter au secours de tous les pays en détresse. Elle regardera d’abord où sont ses intérêts (ceux-ci consistant surtout à sécuriser ses canaux d’approvisionnement et d’exportation) et fera en fonction de ses moyens. D’où la probabilité d’une action resserrée sur le continent africain et les fameuses voies terrestres et maritimes de l’Eurasie, aux dépens de l’Amérique latine où « le financement de la Chine à la région [était déjà] en baisse constante depuis quatre ans », selon la chercheuse Sophie Wintgens contactée par Mediapart.

À cela pourrait s’ajouter un raccourcissement des chaînes de production, qui irait contre les intérêts des multinationales, mais que les États pourraient favoriser pour des raisons de politique intérieure et stratégique. Avant même l’apparition du Covid-19, on se souvient que la guerre commerciale et technologique était déclarée entre les Américains et les Chinois. Prises ensemble, ces tendances dessineraient un monde n’ayant plus rien d’unipolaire, partagé en grandes sphères d’influence régionale. Les frontières y seraient cependant moins rigides et les interdépendances bien plus fortes qu’au temps des blocs atlantique et soviétique de la guerre froide.

C’est pourquoi, dans un article de la Revue Défense nationale en 2015, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a suggéré l’expression de « bipolarité fluide » pour désigner une configuration où « les États tiers n’auront pas tous à choisir un camp, et les acteurs non étatiques […] non plus. En outre, de nombreux enjeux resteront multilatéraux, comme le terrorisme ou les négociations climatiques ». Le substrat de la rivalité sino-américaine étant moins idéologique qu’économique, le risque de confrontation militaire serait réduit, mais aussi les possibilités de contenir l’ascension de la Chine : « Le “pôle” chinois ne fonctionnera pas par attractivité mais par pressions sur son environnement, dans des cercles concentriques, du régional au global. » 

La situation « a-stratégique » des Européens

Dressant un scénario un peu différent, le professeur Michael Klare a formulé dans l’hebdomadaire The Nation l’hypothèse d’un monde plus segmenté qu’auparavant, mais en y comptant un troisième pôle, occupé par un acteur en quête de plus d’autonomie : l’Union européenne. Il est vrai que les camouflets subis de la part de Trump s’inscrivent dans une prise de distance structurelle de la puissance américaine. Celle-ci se révèle plus réticente qu’auparavant à assurer généreusement la sécurité du Vieux Continent et à jouer le rôle de consommateur en dernier ressort des excédents européens. Sur le papier, le rôle des Européens serait d’ailleurs tout trouvé : celui de défenseurs du multilatéralisme et de l’État de droit, en tant que courtiers de bonne volonté d’un ordre international éclaté.

Il est cependant très généreux de considérer l’UE comme un acteur capable d’une stratégie unitaire. L’actualité a montré à quel point une réponse solidaire de ses États membres s’avérait délicate malgré l’urgence sanitaire. La zone euro, dont les divergences internes semblent inextricables au-delà de compromis peu ambitieux, ne semble avoir « ni la force de se transformer, ni celle de se détruire » (lire notre article). Plus fondamentalement, la nature intergouvernementale de la politique étrangère, de défense et de sécurité de l’UE l’empêche par construction de jouer un rôle semblable à celui des États-Unis ou de la Chine, en dépit d’importantes ressources matérielles et culturelles.

La démonstration a été faite de manière implacable par le politiste Andrew Cottey dans un article académique. Une stratégie, explique-t-il, ne peut pas être une liste de vœux pieux : elle exige une évaluation claire de l’environnement extérieur, l’identification de priorités et d’enjeux sur lesquels la puissance concernée entend avoir un impact décisif, et enfin des méthodes et des moyens pour atteindre ces fins. Sur chacun de ces points, comme en témoignent les documents officiels analysés par le chercheur, la politique extérieure de l’UE en reste à des généralités ou des ambiguïtés qui la privent de toute cohérence et efficacité.

Les préférences des États membres se révèlent trop disparates. Le rapport à la Chine en témoigne : certains y voient les opportunités économiques qu’elle semble fournir, d’autres une puissance dangereuse à contrebalancer ; certains pensent que la question des droits de l’homme doit être évacuée de la relation, d’autres ne souhaitent pas abandonner une approche plus normative, etc. L’opération séduction de Pékin en Italie, commencée avant l’épidémie et poursuivie depuis, n’est pas anodine et ne rencontre aucune réponse commune.

On pourrait ajouter à l’argument de Cottey que chacun des pays est pris dans des contradictions internes. Le cas de l’Allemagne l’illustre bien, dont la « condition géopolitique » coïncide de plus en plus mal avec sa « condition géo-économique ». Alors que le pays pourrait se faire le promoteur pacifiste des valeurs démocratiques et de la méthode multilatérale, il nourrit sa machine productive de composants venus d’un hinterland oriental gagné par le modèle de la démocratie « illibérale » (lire notre article sur la Hongrie), et trouve une part non négligeable de ses débouchés dans la Chine autoritaire. Voyant s’éloigner  la perspective d’un parapluie sécuritaire américain à moindre coût et d’un partenaire atlantique fiable, l’Allemagne ne pourrait compter sur la défense française qu’en accordant des concessions budgétaires et monétaires auxquelles elle s’est jusque-là refusée.

On comprend les craintes exprimées fin février par Louis Gautier, ancien secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale. « Les Européens pourraient se retrouver – sans en avoir les moyens – chargés de l’équilibre, de la sécurité et de la stabilité du continentexpliquait-il au FigaroLes défis de sécurité exigent une unité politique très forte de l’Europe, mais elle n’existe pas, car tous les pays sont absorbés par leurs agendas nationaux. » La gestion de la crise sanitaire le confirme, faisant dire au professeur de science politique Jean-Michel De Waele que « l’idée européenne est peut-être moins ancrée dans les cultures des États-nations, des responsables et des citoyens que ce qu’on pensait ».

Le nouveau coronavirus, après avoir emprunté tous les circuits de la mondialisation contemporaine lors de sa diffusion, met à nu les failles d’un ordre libéral international en progressive dislocation, qui s’achemine moins vers un concert égalitaire des nations pour traiter les problèmes globaux, que vers des rapports de force asymétriques et instables. Des signaux faibles pointent toutefois vers l’émergence de coopérations internationales nouvelles (lire l’article de François Bonnet).

Par ailleurs, la marche du monde ne se réduit pas au choc des froides créatures étatiques qui le composent. Ignorer les réalités et les rivalités de l’ordre international est certes impossible pour qui souhaite défendre les principes de liberté humaine, d’égalité sociale et de soutenabilité écologique. Mais la politique externe des États est influencée, du moins en partie, par leur politique interne. En ce sens, les multiples soulèvements populaires et démocratiques de l’année 2019 ne doivent pas faire désespérer des revendications que peuvent faire valoir les sociétés mobilisées contre les dérives oligarchiques et autoritaires.

En conclusion de sa Géohistoire de la mondialisation (Armand Colin, 2015), Christian Grataloup insiste sur la destinée commune de l’humanité. Quoique vécue sur un mode inégal, l’expérience de la pandémie frappe quasi simultanément des milliards d’individus comme peut-être aucun autre événement auparavant. « Un sentiment d’identité inédit se fait peut-être jour, écrit le géographe. Le monde n’est plus simplement un système spatial économique et démographique, il devient un territoire. […] Alors que, depuis les Grandes Découvertes, le niveau mondial n’a cessé de s’étendre, résolvant ainsi bien des contradictions, il faut maintenant apprendre à l’épaissir, à lui donner plus de consistance sous peine de le laisser se déliter dans les tensions de l’international.