L’Afrique coincée entre la pandémie et la dette

FANNY PIGEAUD, extraits d’un article paru dans médiapart, 15 avril 2020

L’Afrique est très représentée dans la catégorie des pays en développement endettés en monnaie étrangère. Sur le continent, le virus Covid-19 a été jusqu’ici identifié dans 52 pays sur 55. Plus de 15 000 cas étaient recensés le 14 avril (contre 600 le 19 mars), avec plus de 800 morts. C’est en Afrique du Sud, en Égypte, en Algérie, au Maroc et au Cameroun que l’on compte actuellement le plus de personnes infectées, selon les chiffres officiels. Qu’ils soient plus ou moins affectés par la pandémie, tous les États du continent sont confrontés au même problème, crucial : trouver de manière urgente de quoi prendre en charge les malades, mais aussi affronter le désastre économique qui accompagne la pandémie. Le défi est immense en raison de la précarité de leurs systèmes sanitaires et la fragilité de leurs économies, peu développées.

Pour la plupart d’entre eux, la crise économique est déjà là : la chute des cours et du volume des exportations des matières premières, dont beaucoup sont fortement dépendants, se fait durement ressentir. Le prix du cacao a diminué de 12 %, celui du coton de 22 %, le cuivre de 21 %, etc. L’effondrement de plus de 50 % du prix du pétrole a l’effet d’un coup de massue pour les pays producteurs, pas encore remis de la baisse de 2014. Le niveau actuel des cours empêchera ceux d’entre eux ayant conclu des programmes avec le FMI d’honorer leurs engagements. Les pays vivant du tourisme voient le niveau de leurs ressources dégringoler. Le continent est par ailleurs victime de sorties de capitaux : les investisseurs ont déjà retiré 83 milliards de dollars des pays émergents pour les ramener vers les pays riches, un chiffre sans précédent. « Cette pandémie aura des répercussions économiques considérables en Afrique subsaharienne », a prédit le FMI. Le cabinet de conseil américain McKinsey a calculé que la croissance du PIB du continent pourrait perdre de 3 à 8 points de pourcentage. Environ 20 millions d’emplois sont menacés, selon une étude de la Commission de l’Union africaine.

Pour atténuer le choc, le Nigeria et l’Éthiopie ont injecté de l’argent dans leur économie, d’autres, comme le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, ont reporté le paiement des impôts et taxes pour les entreprises, la Tunisie a suspendu le paiement des crédits bancaires pour les ménages les plus modestes, créé un fonds de soutien aux entreprises, etc. Mais la marge de manœuvre des uns est des autres est faible. Le Bénin a d’ores et déjà indiqué qu’il n’avait ni les moyens d’un confinement ni ceux nécessaires pour gérer l’après-crise, semblant ainsi abandonner son sort à la régulation naturelle. « Beaucoup d’États africains n’ont pas de souveraineté monétaire. Ils ne peuvent pas, par conséquent, creuser leur déficit comme les pays riches, souligne l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla. Ils doivent donc revoir leur budget et espérer l’aide et les prêts de la communauté internationale. » Réaménager leur budget, cela veut dire « réaffecter certaines dépenses et en supprimer d’autres, comme le service de la dette ».

D’où les nombreux appels à suspendre les paiements aux créanciers. Cette option est « le moyen le plus rapide de garder l’argent dans les pays africains », comme l’a déclaré Tim Jones, de l’organisation britannique Jubilee Debt Campaign. Actuellement, la dette pèse lourd dans les budgets nationaux : beaucoup de pays se sont fortement endettés ces dernières années, parfois de manière inconsidérée, notamment par l’émission d’« eurobonds ». La dette de l’Afrique subsaharienne est ainsi passée de 236 milliards de dollars, en 2008, à 583 milliards en 2018, selon la Banque mondiale. La dette publique moyenne a augmenté de 40 % à 59 % du PIB. Pour certains États, le service de la dette représente plus de 25 % de leurs recettes (42 % pour l’Angola, 39,1 % pour le Ghana). Une majorité de pays dépensent plus pour la dette que pour la santé. Un seul exemple : le Cameroun, consacre 23,8 % de ses recettes au service de la dette, contre 6,9 % à la santé, selon Jubilee Debt Campaign. Cette année, le continent devrait en tout payer 44 milliards de dollars d’intérêts à ses créanciers extérieurs.

Les ministres africains des finances ont collectivement interpellé, fin mars, leurs créanciers bilatéraux, multilatéraux et commerciaux. « Les partenaires au développement devront envisager un allégement de la dette et une abstention des paiements d’intérêts sur une période de deux à trois ans pour tous les pays africains », ont-ils notamment déclaré, estimant avoir besoin d’un plan de relance de 100 milliards de dollars, dont 44 milliards seraient consacrés à l’allégement de la dette. Leur appel est soutenu par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced). Cette dernière plaide pour un « gel immédiat des paiements de la dette souveraine » des pays en développement, qui « devrait être suivi d’un allégement significatif de la dette ». Elle demande également un contrôle des capitaux.

« Une annulation de la dette sans conditionnalités serait le scénario idéal, estime Ndongo Samba Sylla. Mais les créanciers vont résister. » Actuellement, la dette africaine est détenue à environ 35 % par des institutions multilatérales comme le FMI, à 20 % par la Chine et à 32 % par des entités privées, dont des banques, des sociétés de négoce de matières premières et des sociétés de gestion d’actifs. En 2018, les créanciers privés représentaient 55 % des paiements d’intérêts extérieurs, les bilatéraux 28 % et les multilatéraux 17 %, selon Jubilee Debt Campaign. Dans les années 1990 et 2000, la situation était très différente, puisque la dette était essentiellement publique et due aux pays occidentaux et aux institutions financières internationales.

« Le FMI et la Banque mondiale sont en train d’augmenter le volume de la dette »

« Compte tenu des difficultés des pays avancés et du changement de profil des créanciers au cours de la décennie écoulée, le scénario d’un allègement de la dette est inimaginable à court terme », analyse Eugène Nyambal. D’après cet économiste camerounais et ancien cadre du FMI : « Les créanciers privés ne renonceront probablement pas à leurs créances. La priorité des Occidentaux, c’est de protéger leurs institutions financières, leurs marchés financiers, leur secteur privé. Les États-Unis, qui contrôlent le FMI, ne voudront pas d’une réduction ou d’une annulation de la dette multilatérale des pays africains, qui profiterait directement ou indirectement à la Chine. » Car l’argent dégagé par un allègement de dette pourrait être utilisé par les États bénéficiaires au remboursement des sommes qu’ils doivent à Pékin. À moins que le gouvernement chinois ne décide de son côté un gel temporaire du paiement de la dette des pays africains.

Quoi qu’il en soit, une annulation serait très difficile à réaliser du côté de la Banque mondiale, car elle a accès au marché financier : annuler la dette des pays africains voudrait dire que ses propres créanciers effaceraient les mêmes montants dans leurs livres, une perspective peu concevable.

Un moratoire sur le paiement de la dette extérieure publique semble, de ce fait, le scénario le plus probable. Les pays du G20 pourraient annoncer cette semaine une décision allant dans ce sens. Pas disposés à effacer l’ardoise, le FMI et la Banque mondiale ont choisi cette voie en appelant le 25 mars « tous les créanciers bilatéraux officiels à suspendre les remboursements de dette réclamés » aux pays à faible revenu « qui sollicitent un délai de grâce ».

Le FMI a certes renforcé un fonds fiduciaire qui doit permettre aux États les plus pauvres de lui rembourser une partie de leurs dettes. Mais ce fonds ne provient pas de son capital : il est alimenté par des dons des pays riches. L’argent que le FMI a récolté ces jours derniers pour le renflouer lui a permis d’annoncer le 13 avril, à grand renfort de publicité, qu’il accordait à vingt-cinq pays, dont dix-neuf sont africains, un allègement de la dette sur six mois à hauteur de 215 millions de dollars. Une mesure qui ne lui coûte donc rien, mais qui a été jugée très insuffisante par des ONG et économistes.

« L’ampleur de la crise économique à laquelle sont confrontés les pays en développement exige du FMI qu’il aille beaucoup plus loin. Le FMI dispose de 27 milliards de dollars de réserves et de plus de 135 milliards de dollars d’or. Il peut se permettre d’annuler davantage de dettes, et c’est le moment de le faire. Il faut que l’annulation des paiements soit étendue à un groupe beaucoup plus important de pays en développement et ce, pour toute l’année à venir », a réagi Jubilee Debt Campaign. Pour établir sa sélection des vingt-cinq pays bénéficiaires, le FMI s’est uniquement fondé sur la base du revenu brut par habitant, et pas sur la vulnérabilité de la dette, ni sur l’exposition aux chocs exogènes comme la baisse des prix des matières premières.

Les institutions financières internationales laissent en revanche leurs portes grandes ouvertes pour de nouveaux crédits. Le FMI a mis 50 milliards de dollars à la disposition des pays à faible revenu et des pays émergents. Depuis quelques jours, il multiplie les décaissements : il a déjà accordé des prêts au Gabon, au Ghana, à Madagascar, au Rwanda, au Sénégal, à la Tunisie, au Togo. Les bénéficiaires de crédits devront mettre en œuvre des réformes pour « rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte », a prévenu la Banque mondiale, répétant son credo libéral habituel. Dans les pays « pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix », a-t-elle précisé.

« Le FMI et la Banque mondiale sont en train d’augmenter le volume de la dette », déplore Eugène Nyambal. Ce qui n’est guère étonnant : « Avant la crise financière de 2008, qui a contribué à restaurer la santé financière du FMI, l’institution a connu une crise sans précédent, lorsque les pays émergents s’étaient détournés d’elle pour emprunter auprès des marchés financiers. Cela lui avait causé un manque à gagner et l’avait obligée à licencier une centaine de personnes. Depuis lors, le FMI a modifié ses instruments pour maximiser son volume de prêts, y compris auprès des pays les plus pauvres. Il prête à tour de bras pour s’assurer qu’il aura un volume de crédits suffisants pour engranger, avec les intérêts, des bénéfices qui couvriront ses frais de fonctionnement au cours des vingt prochaines années. » L’économiste camerounais compare le montant de l’annulation de la dette annoncée ce 13 avril par le FMI pour vingt-cinq pays, soit 215 millions de dollars (ce qui fait une moyenne de 8,6 millions de dollars pour chaque pays), avec celui du « crédit d’urgence » octroyé le même jour au Sénégal, soit 442 millions de dollars qui vont augmenter l’endettement, déjà élevé, de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Il craint que la nécessité de réduire la dette des pays pauvres ne soit étouffée par de tels effets d’annonce.

C’est donc vraisemblablement un avenir fait d’endettement et de plans d’ajustement structurel douloureux qui se profile pour beaucoup de pays d’Afrique et d’autres continents. Il existe toutefois une option, déjà mise en œuvre par certains d’entre eux, qui devrait leur permettre d’éviter de creuser leur endettement et de se retrouver davantage prisonniers des programmes du FMI : le réaménagement de leurs dépenses publiques et de leur portefeuille de dettes déjà existantes envers leurs principaux bailleurs de fonds, afin de réaffecter les crédits vers les priorités de lutte contre le virus Covid-19.