Le Canada, partenaire complaisant de l’Inde dans la tragédie du Cachemire

 

Pierre Beaudet

Une tragédie dont on ne parle pas frappe ce territoire au nord-ouest de l’Asie, dont la plus grande partie est occupée militairement par l’Inde depuis 1947. Peuplé par huit millions de personnes, le « Jammu-et-Cachemire » (nom officiel) est présentement la proie de plus de 250 000 militaires indiens. Dans les dix dernières années, au moins 100 000 civils ont été tués et des milliers d’autres, blessés ou forcés à l’exil. Une des tactiques privilégiées par l’armée indienne est de tirer des balles de plomb vers le visage des manifestants. Un décompte sommaire fait état de plus de 1 253 jeunes qui ont perdu la vie depuis deux ans. Le gouvernement d’extrême droite en Inde, mené par le premier ministre Narendra Damodardas Modi, pense régler « une fois pour toutes » le conflit en anéantissant toute opposition, ce qu’il peut faire compte tenu de la totale impunité de la part de la « communauté internationale » (les États-Unis et leurs alliés-subalternes, dont le Canada et la Russie).

Selon l’anthropologue Angana Chatterji[1], le gouvernement indien a su habilement détourner l’attention en faisant passer la révolte populaire cachemirienne comme une partie du « terrorisme musulman » dans la région et dans le monde. L’offensive indienne actuelle, à la fois militaire et politique, vise également à attiser les tensions en Inde contre la minorité musulmane (150 millions de personnes), visée par Modi et son parti d’extrême droite, le Bharatiya Janata Party (BJP), selon lesquelles les musulmans sont une menace contre l’« identité indienne » et la sécurité nationale. L’anthropologue affirme que de vastes parties de l’Inde, dont le Cachemire, sont peu à peu en train de devenir des « zones de non-droit », où la constitution ne tient plus et où le système judiciaire est totalement contrôlé par l’appareil répressif : « on ne compte plus les exécutions extrajudiciaires, la détention sans procès de journalistes, leaders politiques, syndicalistes, dans un état d’exception devenu permanent »[2].

À l’origine

Quand l’Inde a brisé ses liens avec la puissance coloniale britannique en 1947, le Cachemire était un État indépendant qui cherchait à définir sa place dans la nouvelle république indienne. La population, composée majoritairement de musulmans, hésitait à se joindre à l’Union indienne, sans nécessairement vouloir rejoindre le Pakistan qui s’est défini dès son avènement comme un État musulman. Une première guerre a alors éclaté entre l’Inde et le Pakistan, faisant des milliers de victimes. Sous l’égide des Nations-Unies, un cessez-le-feu a finalement été négocié, séparant le territoire entre le Pakistan, la Chine et l’Inde, qui s’est vu attribuer la plus grande partie du territoire. Parallèlement, l’État indien accordait un statut de semi-autonomie au Jammu-et-Cachemire. L’article 370 de la constitution indienne stipule en effet que l’État cachemiri a autorité sur les affaires courantes, à l’exception des communications, de la défense et de la politique extérieure, sous la responsabilité du gouvernement indien. Selon le sous-article 35A, il est interdit à des citoyens non cachemires d’acheter des terres, protégeant ce faisant l’équilibre démographique et l’identité de la population du Cachemire.

Malgré ce compromis, les tensions sont rapidement revenues à la surface dans les années 1950. Contrairement aux résolutions de l’ONU qui avaient promis un référendum pour définir une fois pour toutes le statut du territoire, l’Inde a toujours refusé cette mesure. Parallèlement, New Delhi a emprisonné plusieurs des leaders historiques du territoire, empêché les élections et usurpé les ressources. Fait à noter, le fleuve HIdus, qui prend sa source au Cachemire, irrigue une grande partie de l’ouest de l’Inde et du Pakistan. Moins de 12 % de l’énergie hydraulique qui provient des barrages sur le fleuve sont accessibles au Cachemire.

Dans les années 1990, la confrontation s’est aggravée. Dans le sillon de la « guerre sans fin » des États-Unis contre le « terrorisme islamique », l’armée indienne a massivement déployé des troupes contre une insurrection populaire qui se voulait essentiellement civile et non-armée. De petits commandos,  manipulés par le Pakistan, ont déclenché une guerre de guérilla futile qui a finalement bien servi les ambitions indiennes de consolider leur contrôle sur le Cachemire.

Un virage dangereux

Depuis la victoire électorale du BJP en 2014 et sa réélection subséquente en 2019, la donne a changé. En août 2019, le gouvernement a abrogé l’article 370 de la constitution. Le Jammu-Cachemire a été séparé en trois territoires distincts sous l’autorité du pouvoir central. Parallèlement, une nouvelle législation menace une partie importante des 150 millions de musulmans de perdre leur citoyenneté, notamment parmi les populations les plus démunies qui n’ont pas de certificat de naissance ou d’autres documents officiels établissant qu’ils sont nés en Inde[3]. Entre-temps, comme évoqué, la situation s’est grandement détériorée au Cachemire. Les disparitions sont devenues endémiques, surtout pour les jeunes garçons. La torture est devenue courante dans les centres de détention, y compris contre les enfants. La violence sexuelle contre les femmes devient une pratique courante dans le contexte d’une force militaire agissant en totale impunité.

Avec l’explosion de la pandémie, le confinement des populations au Cachemire a servi de moyen pour resserrer l’état d’exception. Les organismes des droits de la personne recensent des milliers de violations qui vont des pratiques brutales contre les civils aux actes d’agression plus dramatiques visant à tuer ou blesser des civils. Selon le Forum pour les droits de la personne du Cachemire, 229 personnes sont décédées dans le cadre d’agressions policières ou militaires. Plus de 13 000 jeunes ont été mis en détention sans procès ni accusation. Plusieurs dizaines d’habitations ont été détruites, précipitant à la rue des familles sans moyens. Les hôpitaux et cliniques sont régulièrement envahis par l’armée. L’accès à Internet a été totalement prohibé jusqu’au 5 août dernier (pendant 175 jours) et reste en ce moment très limité. La population est pratiquement incapable de pourvoir à ses besoins. Les autorités indiennes demandent aux Cachemiris musulmans (80 % de la population) de démontrer leur citoyenneté ; sans cela, leur droit de résidence et de se déplacer est menacé.

Dans la lignée de l’abrogation de l’article 370, les citoyens indiens sont maintenant habilités à acheter des terres. Derrière cela, explique Parvaiz Bukhari, journaliste de Srinagar, se profile le rêve de Modi « d’hindouaniser » le Cachemire et de le « nettoyer » de l’islam[4]. Selon l’anthropologue Chatterji, la dimension religieuse du régime d’extrême droite qui sévit en Inde nie le caractère séculier de la république fondée par les successeurs de Gandhi en 1948. Cette diabolisation des musulmans, depuis longtemps promue par l’extrême droite et le BJB, est maintenant largement répandue à travers les médias, ce qui permet à Modi de se présenter comme le sauveur de l’identité « hindoue ».

Un silence complice du Canada

Cette détérioration est facilitée par le silence complaisant des États avec qui l’Inde a des rapports importants. D’après les dernières compilations, l’Inde est maintenant le 10e partenaire commercial le plus important du Canada. Durant le gouvernement de Stephen Harper, les liens se sont raffermis. Des personnalités directement associées au BJP, telles Akshay Kumar, ont fait campagne pour Harper qui leur a plus tard facilité l’obtention de la nationalité canadienne.

Depuis la visite de Justin Trudeau en 2018, des négociations se poursuivent pour établir un accord de partenariat économique global et un accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers. En 2017, le commerce bilatéral entre les deux pays était évalué à 8,4 milliards de dollars[5]. Fait à noter, l’Inde est la première source d’étudiants étrangers inscrits dans les universités, les collèges et les écoles du Canada.

Devant l’aggravation de la situation en 2019, la ministre des Affaires extérieures Chrystia Freeland, s’est contentée d’affirmer que le Canada « suivait de près l’évolution de la situation au Jammu-Cachemire », et était « préoccupé par le risque d’escalade, les atteintes aux droits civils et les informations faisant état de détentions »[6]. Le Parti libéral compte 7 élus originaires de l’Inde, dont trois ministres (Navdeep Bains, Bardish Chagger et Harjit Sajjan), mais aucun n’a voulu commenter la situation. Des associations indo-canadiennes impliquées dans le commerce avec l’Inde font pression pour que le Canada ne s’ingère pas de peur de confronter le gouvernement Modi. Une pétition commanditée par le Sottt Duvall, député du NPD pour Hamilton, a été envoyée au Parlement. Le chef du NPD, Jagmeeet Singh, a dénoncé la passivité du Canada dans cette crise. Pour les Cachemiris résidant au Canada, cette négligence est inacceptable[7].

 

Entre-temps, l’Inde de Modi est devenue le grand allié des États-Unis en Asie, entre autres pour faire obstruction aux avancées de la Chine. La religiosité et l’islamophobie affichée par Modi concordent bien avec la vision du monde de Donald Trump. Compte tenu des relations privilégiées entre le Canada et les États-Unis, le gouvernement canadien estime qu’il faut rentrer dans le rang, quitte à accepter que l’État indien viole les conventions internationales.

 

[1] Originaire de Kolkata, Chatterji, professeure d’anthropologie à l’Université de Californie à Berkeley, a fondé le Tribunal international sur la justice au Cachemire et présidé la Coalition des organismes de la société civile du Cachemire.

[2] “Kachmir, a place without rights”, Minority Watch, 5 août 2020.

[3] En contradiction avec l’article 49 de la quatrième convention de Genève sur les droits des populations dans les zones de conflits.

[4] Intervention lors du webinaire organisé par Dialogue global, le 23 août 2020. Ce séminaire peut être vu et entendu sur YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=sDN3fs1zwmY

[5] Librairie du Parlement, note 2018-599-E, 2017.

[6] Déclaration d’Affaires globales Canada, le 13 août 2019.

[7] John Riddel, “India’s Kashmir Crackdown Poses Risk of War“, Socialist Project, 9 août 2019.