Le Forum social mondial 2018, d’hier à aujourd’hui

Chico Whitaker, Jorge Abrahão, José Correia Leite, Mauri José Vieira Cruz, Moema Miranda, Oded Grajew, Salete Valesan, Sergio Haddad

 

En février 2000, des représentant.e.s de huit mouvements sociaux, syndicats et ONG brésilien.ne.s[1] ont répondu à l’invitation d’Oded Grajew, alors coordinateur du mouvement « CIVES – Entrepreneurs pour la citoyenneté », pour discuter, dans son bureau de São Paulo, d’une proposition d’organisation d’un « Forum Social Mondial ». Aucun d’entre nous n’imaginait, à l’époque, la dimension que prendrait ce Forum. Ni que, dans notre diversité d’engagements et d’actions, nous développerions ensemble, pendant de nombreuses années, une réflexion intense sur la forme et le sens de mise en œuvre de cette proposition de Forum, et vivrions un réapprentissage dans la façon de faire de la politique.

Nous ne prévoyions pas non plus que le FSM deviendrait un processus autonome, un «bien commun de l’humanité» utilisé librement par des collectifs découvrant son utilité pour leurs luttes, avec des forums sociaux régionaux, nationaux et locaux, et, dernièrement, thématiques. Ni que sa méthodologie, horizontale et plurielle, soit adoptée dans les espaces les plus divers, comme symbole d’une nouvelle forme d’organisation. Et encore moins, qu’en même temps, la forme et le sens donné à la proposition de Forum rencontrerait continuellement, avec insistance, toujours les mêmes résistances et incompréhensions sur la fonction du FSM dans la lutte politique. Jusqu’à ce que, 18 ans après le lancement du processus, surgissent des propositions plus osées de remède aux crises vécues par l’une des instances créées au sein du FSM, qui peuvent tuer ce qui n’y est pas malade …

Origine

Oded revenait de France, où il avait constaté la force, dans les médias, du Forum Économique Mondial qui se tenait chaque année, depuis 1971, à Davos, en Suisse. Rassemblant les leaders politiques des pays les plus riches et les dirigeant.e.s des grandes entreprises et des multinationales, ce Forum facilitait le contact entre ses participant.e.s  pour la résolution de questions en attente et la promotion de leurs affaires Surtout, il répandait dans le monde, avec l’énorme soutien de tous les médias, contrôlés par ces mêmes participant.e.s, la « pensée unique » de la logique capitaliste du marché. Après la chute du mur de Berlin en 1989, cette logique a commencé à gagner de plus en plus d’espaces – et à en devenir la pensée dominante -, sous le nom de néolibéralisme.

Il était devenu nécessaire d’intensifier la dénonciation de la perversité de cette logique, du point de vue de la justice sociale, de la lutte contre les inégalités et du respect de la diversité culturelle, et de montrer qu’il y avait d’autres voies possibles pour l’humanité et que des personnes, partout,  expérimentaient et se battaient pour des alternatives. Il était par ailleurs nécessaire de ranimer l’espoir qui languissait. Et la phrase finalement adoptée pour résumer le message du Forum, quand la décision de l’organiser a été prise, affirmait la confiance qu’ « un autre monde est possible ».

La proposition était que le Forum puisse rendre visibles les personnes qui construisent ces alternatives au-delà des frontières de leurs propres pays, et stimuler des alliances – y compris planétaires – pour augmenter leur force. Il y avait aussi l’idée de gagner de la visibilité dans les médias grand public, ce qui serait plus facile, en termes de communication, si le Forum Social se déroulait précisément aux mêmes dates que le Forum Économique, s’opposant ainsi nettement à ce dernier. La concomitance des dates devait également contraindre les dirigeant.e.s politiques à choisir entre participer à Davos ou à Porto Alegre[2].

Le défi était de taille, étant donné la différence dans la nature même des deux Forums : Davos, qui se tenait depuis 20 ans, était organisé par une société événementielle et financé par les contributions annuelles de près de 1 000 grandes entreprises dans le monde, et par des frais d’inscription de 20 000 $ par participant.e – tous dûment invités; celui de Porto Alegre serait une réunion de personnes et d’organisations de la société civile intéressées par participer au Forum, à qui l’on demanderait une contribution financière symbolique pour couvrir les coûts de l’événement. Le défi était encore plus grand, au vu des échéances, très courtes: un grand journal français, Le Monde Diplomatique, avait promis son soutien, tout en pointant l’importance de réaliser notre Forum au début de l’année 2001. Ce journal participait, de manière décisive, à d’autres mobilisations, appelées à l’époque anti-globalisation néolibérale, comme les protestations contre les décisions préparées par l’Assemblée de l’Organisation mondiale du commerce – OMC à Seattle, aux États-Unis, en 1999. C’est également ce journal qui a suggéré que le Forum Social se tienne au Brésil, et à Porto Alegre, qui était déjà bien connue dans le monde par son expérience de budget participatif[3].

Caractéristiques

Déterminé.e.s à relever le défi, nous nous sommes mis au travail. Une série d’orientations concernant la forme du Forum ont été définies, petit à petit, au fil des mois que nous avons eu pour le préparer. La première orientation, adoptée rapidement, a été celle d’un Forum ayant pour caractéristique d’être une initiative indépendante des gouvernements et des partis, c’est-à-dire promu de manière autonome par la société civile, ce nouvel acteur politique qui émergeait comme sujet autonome dans de nombreux endroits du monde, presque comme en réaction à la manipulation des masses par différents projets de pouvoir d’État, qui ont fait vivre au monde de grandes tragédies. Cette société civile aux articulations internationales avait connu une expérience réussie en tant qu’acteur politique à Seattle, où elle avait bloqué les décisions de l’OMC.

Nous avons immédiatement consulté le gouvernement de Rio Grande do Sul et la ville de Porto Alegre au sujet de leur éventuel soutien dans les conditions définies ci-dessus[4]. Ils se sont montrés non seulement prêts à soutenir l’événement, mais ont également accepté l’orientation garantissant l’autonomie de l’initiative, comme l’a réaffirmé le vice-gouverneur de l’État du Rio Grande do Sul[5],  qui s’est joint à la délégation qui s’est rendue, en juillet, à Genève, pour présenter le projet aux organisations du mouvement anti globalisation néolibérale à l’occasion de l’une de leurs assemblées.

La deuxième orientation, d’ordre organisationnel, était basée sur l’expérience de constitution de réseaux, forme plus propice à la démocratie du fait de son horizontalité, qui se développait dans le monde et avait assuré le succès des actions à Seattle. C’était une orientation audacieuse, qui remplaçait la pyramide des pouvoirs et sa verticalité hiérarchique autoritaire, utilisée depuis la naissance des «sociétés de masse» à la fin du XIXe siècle, par les syndicats, partis, entreprises et institutions militaires. Cette option s’inspirait également des propositions du mouvement zapatiste mexicain qui, à cette époque, apparaissait comme une grande innovation dans les façons de faire de la politique.

Nous avons alors presque naturellement pris le parti que notre propre groupe d’organisateur.trice.s n’aurait pas de coordinateur.trice ni de porte-parole, afin de ne pas créer le risque de disputes pour l’exercice du leadership, comme c’est habituel dans la pratique politique. Nous serions un collège d’égaux – au désespoir des journalistes habitués à n’entendre que la parole des dirigeant.e.s. Ainsi, nos décisions étaient prises au consensus, une méthode possible dès lors que l’on travaille en coresponsabilité. Nous avons ainsi arrêté d’utiliser le vote pour mesurer la volonté de la majorité, règle fondamentale et conquête de la démocratie, mais qui, dans la pratique de presque toutes les organisations sociales, conduit à des conflits de pouvoir injustifiés et à des divisions récurrentes.

Cette orientation a conduit le groupe d’organisation à vivre, tout au long des mois de préparation du premier FSM et des années qui ont suivi, la pratique qu’ils proposaient d’expérimenter dans le FSM: abandonner la tendance habituelle à assurer une position hégémonique pour sa propre organisation dans la construction d’alliances et de fronts politiques. Cela leur a permis de construire des liens de confiance et de coopération, dans l’extrême diversité des formes et champs d’action de chacun.e, et même de dépasser, dans leurs relations personnelles, la compétition, fondement de la culture du capitalisme[6].

La même orientation d’horizontalité, combinée au principe d’autogestion – une autre vieille expérimentation sociale visant le dépassement du capitalisme – a été adoptée pour la construction du programme de l’événement: au lieu de choisir des thèmes, d’inviter des intervenants et de couvrir leurs frais de déplacement – comme le font les Forums en général et, bien entendu, celui de Davos – nous avons choisi de proposer des thèmes généraux et d’offrir aux mouvements sociaux, mouvements populaires, syndicats et ONG intéressé.e.s, des espaces de discussion autour de ces thèmes, sans en privilégier aucun[7]. Ainsi, dans cette logique d’autogestion, c’était à eux de choisir les éventuel.le.s intervenant.e.s et la manière d’organiser l’activité, et de prendre en change les coûts de participation des invité.e.s et des militant.e.s[8].

En réalité, ces innovations organisationnelles appartenaient au monde alternatif à celui de la «pensée unique» du marché, de la compétition et du pouvoir d’État. Si nous voulions rendre visible «l’autre monde possible», il fallait que le Forum lui-même exprime ses valeurs, suivant la pensée de Gandhi selon laquelle nous devons « être le changement que nous voulons voir dans le monde». Et l’accueil donné au principe d’horizontalité adopté dans le FSM par de nombreux mouvements sociaux nouveaux, montre bien que la perception que de nouvelles manières d’agir sont nécessaires pour la construction politique effective de « l’autre monde» se généralise.

Tout au long de la préparation de l’événement, l’importance centrale d’un autre principe, que de nombreux secteurs de la gauche hésitaient encore à accepter, est apparue de plus en plus clairement :  celui du respect des diversités, qui est aussi une condition fondamentale de la survie de la Nature. Les diversités des langues, des cultures et des habitudes étaient de plus en plus présentes  dans les événements internationaux et mondiaux. Mais il fallait aussi respecter les diversités des analyses et des stratégies, des formes et domaines de lutte, et de là où en était chacun.e dans son propre cheminement – des «débutant.e.s» aux plus radicalisé.e.s. Il ne s’agissait pas seulement d’accueillir des leaders ou des personnes qui pensaient la même chose et de la même manière. Pour certain.e.s, le Forum devrait pouvoir être une opportunité de reconnaissance mutuelle entre personnes et entre organisations, de dépassement des préjugés et des antagonismes, souvent créés par la domination – « diviser pour dominer » – et d’identification des convergences vers de nouvelles articulations. Pour d’autres, il serait un espace de réflexion et de débat sur les besoins et les possibilités de changement, d’approfondissement des connaissances et même de découverte ou de simple formation. L’expérience pratique de ce vécu commun de la diversité a pris une place centrale.

Cette réflexion a ouvert l’espace à une autre, dont les conséquences en termes d’évolution de la pratique politique étaient encore plus exigeantes : celle de la nature de la construction de « l’autre monde possible » et l’idée que des changements – et des luttes – très divers et à différents niveaux de profondeur seront nécessaires pour cette construction. Ils ne pourront être réduits à une simple prise du pouvoir politique, encore moins dans un pays isolé des autres. Il ne s’agit pas non plus d’être à la remorque de l’action de gouvernements de gauche, même de ceux dont l’action serait la plus réussie. Une longue séquence d’actions politiques extrêmement diversifiées, sur plusieurs générations, avec de nombreuses victoires et défaites, sera nécessaire. D’autant plus que les intuitions libertaires que le monde avait connu – et qui n’ont même pas pu être véritablement expérimentées ou qui ont été déformées – ont sombré dans la fosse commune des propositions vaincues par la « Guerre Froide ». Pendant les presque cinquante années de cette course aux armements, les gouvernements du système capitaliste on mené un intense travail de communication, dans le but de transformer les propositions socialistes et communistes en synonymes du Mal. Et ils ont réussi à introjecter une énorme résistance à ces propositions – résistance qui dure jusqu’à  aujourd’hui – dans les cœurs et les têtes des personnes, dans le monde entier.

Mais, malgré cela, les intuitions libertaires ont continué à émerger, renforcées par les transformations mêmes du capitalisme, au tournant du millénaire. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont permis le développement des relations horizontales, qui ont rendu plus difficiles la restriction de l’accès à l’information ou aux discussions considérées comme indésirables : les manifestations de Seattle sont contemporains à l’apogée des mouvements de lutte pour les logiciels et la culture du libre. Par ailleurs, la globalisation néolibérale a renforcé l’importance de la coordination internationale des luttes et a conduit à la création de nouveaux réseaux de mouvements sociaux (également facilitée par Internet). Enfin, cette globalisation néolibérale a eu des conséquences très négatives pour le mouvement ouvrier fordiste et les courants socialistes dans les sociétés industrielles, et l’urbanisation continue de la planète et les changements dans la morphologie et les territoires du monde du travail ont stimulé l’émergence d’une myriade de nouveaux mouvements et expériences politiques de récupération de l’espace public –  processus qui était déjà à l’œuvre dans Reclaim the Streets en Angleterre dans les années 1990, et qui a été un précurseur des Indignados et  de Occupy Wall Street.

Des réactions, attendues et inattendues, et de nombreuses découvertes. C’est ce contexte et  ces préoccupations qui nous ont naturellement amenés à refuser l’idée d’un document final du FSM, ou de prises de position politiques en tant que Forum. Cela a été et continue à être l’une des revendications qui a le plus mobilisé, de différentes manières, depuis le premier Forum Social Mondial, ceux de ses membres qui n’ont pas pleinement conscience de l’ampleur du défi de la construction d’« un autre monde possible ». Comment prétendre que tout converge vers un seul document final, suffisamment court pour qu’il soit lu et distribué, ou base à des décisions souscrites par tous, sans que celui-ci ne soit purement formel et réducteur face à la richesse des discussions et expériences vécues, à la diversité des dizaines de milliers de participant.e.s au FSM et des milliers de débats et de propositions qui en émergent ? Cela n’empêche pas qu’il y ait des documents issus du Forum signés par ceux et celles qui les approuvent. Mais une déclaration unique qui couvre tout  de tout le monde, ouvrirait  l’espace, comme semblent le souhaiter certain.e.s, aux manipulations trompeuses si habituelles dans la politique de pouvoir – d’autant plus qu’il ne serait même pas possible de soumettre démocratiquement cette déclaration aux milliers de participant.e.s aux Forums pour qu’ils y souscrivent.

Les « assemblées des mouvements sociaux » organisées le dernier jour des forums, l’ont été  par ceux et celles qui partageaient le sentiment qu’un document final était nécessaire, un document qui donne les « orientations pour l’action » avant leur retour chez eux, comme cela se fait dans toutes les bonnes assemblées ou conventions de parti ou religieuses. Comme si tou.te.s les participant.e.s faisaient partie d’un même mouvement, avaient tou.te.s le même niveau d’engagement et avaient besoin d’être stimulé.e.s pour des types ou domaines de lutte considérés comme majeurs. Ces initiatives étaient légitimes en tant que conclusions collectives des organisations qui y souscrivaient, mais ne pouvaient prétendre à être présentées comme les conclusions du Forum dans son ensemble (comme elles ont souvent été présentées), ou comme les décisions les plus importantes et les actions les plus stratégiques pour construire l’ « autre monde possible ». C’est dans cette même perspective qu’en 2005 – édition du FSM qui a accueilli 150 000 participant.e.s – dix-neuf militant.e.s internationalement reconnu.e.s[9] ont lancé un «Manifeste de Porto Alegre» (ou «Consensus de Porto Alegre» pour contrecarrer le Consensus de Washington), qui énumérait les douze changements dont le monde aurait besoin pour être plus égalitaire.

Rétrospectivement, ces initiatives ont été seulement un des aspects du processus beaucoup plus vaste de l’espace ouvert qu’est le FSM, et qui rendait possible aussi bien ces initiatives que bien d’autres activités auto-organisées par les mouvements, organisations et participant.e.s. Il aurait suffi qu’ils ne cherchent pas à «séquestrer» le FSM pour la réalisation de leurs propres perspectives ou objectifs. Et ce que l’on voit aujourd’hui, c’est que cette lutte, presque permanente, sur le caractère – directif ou non directif – de la dernière session des FSM, s’intensifie dans la discussion en cours sur les sessions du dernier jour du Forum de Salvador. On a vu réapparaître, sous un autre nom, quelque chose comme une assemblée des mouvements sociaux, qui aura un espace privilégié dans le programme du FSM, dans sa session finale, et qui sera probablement resserrée sur ce que les organisateur.trice.s considèrent comme le plus important dans ce qui a été discuté et décidé dans les activités du Forum.

Mais, dans ce rappel du processus vécu lors de l’organisation du premier Forum Social Mondial, nous ne pouvons oublier certains faits.

D’abord le résultat des choix faits durant l’année 2000 : à la surprise générale, le Forum qui en a résulté n’a pas réuni les 2.500 ou 3.000 personnes pour lesquelles l’espace avait été préparé – une taille équivalente à celle du Forum de Davos – mais 20.000 personnes. Et 16 000 d’entre elles, principalement des jeunes, n’étaient pas venues en tant que membres d’organisations – notre intention première était que ne puissent participer que des membres d’organisations … – mais en tant que participant.e.s individuel.le.s, pour lesquels un badge d’« auditeur » a été improvisé. Ce succès a conduit le Monde Diplomatique à donner comme titre à son éditorial du numéro de janvier 2001 «le XXIe siècle commence à Porto Alegre».

Ce succès a également poussé les organisateur.trice.s à s’engager à organiser un deuxième Forum Social Mondial à Porto Alegre l’année suivante. C’est à cette occasion que nous avons commencé à écrire – pour nous mêmes,  mais aussi parce que d’autre propositions de Forums, régionaux, nationaux, et de Forums Mondiaux dans d’autres pays, avaient émergé -, avec d’autres organisations, et aussi rapidement que possible, ce qui pourrait être une charte de principes pour le FSM, en énumérant les orientations qui, à notre avis, expliquaient le succès du premier Forum. En même temps, nous avions le sentiment que, pour assurer la continuité du processus qui démarrait, la responsabilité ne devrait pas être seulement dans les mains des Brésilien.ne.s. Nous avons donc décidé de proposer aux grandes organisations internationales ayant participé au premier Forum de constituer un Conseil capable de suivre, accompagner et animer le processus. La première décision du Conseil ainsi formé, en juillet 2001, a été de discuter de la Charte des Principes et d’en approuver la rédaction qui a résulté de ces discussions.

Le FSM a consolidé son appel les années suivantes. Entre 2001 et 2004, des manifestations avaient lieu à l’occasion de presque toutes les assemblées générales et réunions au sommet des institutions multilatérales de la globalisation capitaliste (réunions de l’OMC, du FMI, de la Banque mondiale, du G8, mais aussi rencontres régionales du Forum de Davos). Les Forums Mondiaux à Porto Alegre et les Forums Sociaux régionaux qui ont commencé à avoir lieu ont été des espaces très utiles pour organiser des initiatives de grande envergure, comme la campagne contre l’Accord de libre-échange des Amériques (ALCA) et la manifestation mondiale géante de Février 2003 (15 millions des personnes dans les rues du monde entier) contre l’invasion de l’Irak par les USA. Et des centaines d’autres initiatives ont trouvé dans le FSM un espace pour élargir les partenariats, construire des alliances et dialoguer avec d’autres questions.

La proposition d’internationalisation du Forum, à laquelle les secteurs qui pensaient que l’organisation d’un événement mondial en dehors de Porto Alegre serait une aventure étaient opposés, a été une question polémique. La tenue réussie d’un Forum Social Asiatique à Hyderabad en 2003 a dissipé de nombreux doutes – mais la question a dû être tranchée lors d’un long débat au Conseil international, débat qui s’est étendu sur plusieurs réunions. Et le FSM 2004 à Mumbai, a été une aventure passionnante, avec la participation de 20.000 Dalits et Advasis (les « intouchables » de l’Inde), qui a permis que les mouvements latino-américains et européens entrent en contact avec l’expérience indienne – découverte impactante d’un monde d’oppression millénaire et de luttes inspirantes qui se déroulent sous le signe d’autres récits et performativités. Après Mumbai, il était évident que le FSM était mûr, en tant que format et proposition.

Près de deux décennies d’apprentissages

La richesse vivante de Mumbai était une démonstration de la façon dont cette expérience née des propositions latino-américaines et européennes à Porto Alegre avait une vocation plus ambitieuse et pouvait aider les mouvements et les luttes dans des contextes très différents – comme nous le verrions par la suite en Tunisie, en 2013, et à plusieurs autres occasions. Nous avions, dans chaque situation, non pas la répétition de la même formule, mais un travail intense de traduction d’une proposition qui, sans perdre sa nature, se réinventait et pouvait avancer ou régresser en fonction de ce travail, mais aussi de l’environnement politique qui accueillait l’événement FSM (tous les lieux ne pouvaient pas accueillir de manière productive une réunion mondiale) et des injonctions conjoncturelles et des rapports de forces (globalement particulièrement défavorables entre 2005 et 2013). Les Forums Mondiaux qui se sont déroulés au Brésil et en Inde ont connu une participation croissante jusqu’en 2009 à Belém do Pará avec 150 000 participant.e.s, soit le même nombre qu’à Porto Alegre en 2005. Entre temps, il y a eu un Forum polycentrique, en 2006, à Caracas, Bamako et Karachi; un premier forum en Afrique à Nairobi, au Kenya[10], avec moitié moins de participant.e.s que le Forum en Inde; et une année sans Forum. Mais le Conseil International a pris une mauvaise décision en 2011: organiser le Forum de Dakar au Sénégal, à une date qui ne coïncidait pas avec celle de Davos. Cela a été suffisant pour que le FSM disparaisse des médias traditionnels, qui souhaitaient, depuis longtemps, ne plus lui laisser aucun espace. Une polarisation globale contre Davos est aujourd’hui plus nécessaire que jamais[11].

L’ouverture vers le nouveau et l’expérimentation a été une part intégrante de la vie et trajectoire du FSM, mais trois traditions politiques avaient convergé dans le processus initial: l’expérience de la gauche latino-américaine, qui vivait un cycle de progressisme et de conquêtes gouvernementales; l’expérience du secteur le plus dynamique de la gauche européenne qui se lançait dans l’altermondialisation (et qui, dans un premier temps, semblait également englober de nombreux mouvements américains); et l’expérience de secteurs significatifs du maoïsme indien. La formulation des modes d’organisation du Forum et son horizontalité, ont été, pour leur part, influencé par des idées qui avaient fait leur chemin dans l’organisation populaire brésilienne, inspirée de la pensée de l’éducateur Paulo Freire, et soutenue par l’appui des églises chrétiennes progressistes aux communautés de base[12].

Nous avons connu, dans un deuxième temps, un reflux d’importants projets de la gauche de la social-démocratie européenne et de la gauche indienne impliquées dans le FSM, au moment même de l’apogée du progressisme sud-américain, dont la facette la plus visible était celles des gouvernements néo-développementistes. Mais même dans cette conjoncture, le processus du FSM n’a pas reflué dans son ambition à être un contrepoids global aux maîtres du pouvoir, et il a été capable de dialoguer avec deux questions brûlantes de la politique globale : d’une part, la question de l’environnement, qui a émergé avec force en 2007 et qui a été, avec la présence centrale des peuples autochtones et leur vision du «bien vivre», la marque du FSM 2009 à Belém (et qui résonnera également, en décembre de cette même année, lors du contre-sommet de Copenhague, et en avril 2010, à Cochabamba, lors de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère); et, d’autre part, l’effervescence des luttes dans le monde arabe, qui a explosé en 2011, en démarrant par la Tunisie (Tunis accueillera les FSM de 2013 et 2015). Maintenant, l’éclipse du cycle de progressisme sud-américain – qui a pris fin au Brésil et dans une grande partie du continent – s’ajoute à une conjoncture mondiale encore plus défavorable où, en l’absence de solutions stratégiques de la gauche, l’offensive de l’extrême-droite prend forme à différents endroits de la planète, rappelant à la mémoire le souvenir des fantômes ténébreux des années 30. Nous vivons dans une situation mondiale assez défensive et cela affecte grandement le processus du FSM.

Cependant, le FSM ne crée pas des luttes ou des mouvements; il ne fait que renforcer ce qui existe, ce qui se construit dans la diversité des résistances à l’oppression, à l’injustice et à l’exploitation, et des utopies, à travers le monde. Il exprime, et dans lui s’expriment, les questions de rapport de forces, de construction d’outils, de radicalisation ou modération, d’internationalisation ou nationalisation des luttes, d’unité ou  dispersion des mouvements, d’étatisation ou  autonomie de l’action politique, et des flux et reflux des conjonctures et des périodes. Certes, des erreurs ont été commises au FSM, et davantage aurait pu être fait, par exemple dans la communication sur ses initiatives et débats, ou dans l’élargissement de l’apprentissage des expériences, ou dans la transmission entre générations et couches d’activistes. Ce qui est peut-être le plus désolant, c’est que, avec le temps, une grande partie de la richesse du gigantesque apprentissage que nous avons vécu n’est plus transmise aux nouvelles générations d’activistes, et peut être perdue. Rappelons-nous de l’impact qu’a été le contact avec la lutte des Dalits et des Adivasis à Mumbai, ou des échanges avec les mouvements écologiques et autochtones des peuples de la forêt dans la remise en question du développement, à Belém, ou du débat sur la relation avec l’islam politique à Tunis, pour ne prendre que quelques exemples frappants parmi tant d’autres. Comment les personnes qui ont participé à ces expériences et échanges pourraient-elles continuer à regarder le monde de la même manière qu’avant, manière qui paraît alors de plus en plus étroite ?

Une dernière observation sur cette trajectoire parcourue durant presque deux décennies : le premier FSM, en 2001, arrivait une décennie après l’effondrement de l’Union soviétique, une demi-décennie après l’expérience zapatiste et les luttes contre les réformes néolibérales des services publics en France, et une année après les manifestations de Seattle. Une nouvelle génération émergeait des mouvements contre la globalisation néolibérale et il était nécessaire de relier ces luttes avec celles des générations politiques précédentes qui avaient résisté à la marée néolibérale. Deux décennies plus tard, l’altermondialisme original a reflué et une nouvelle montée des luttes provenant principalement des mouvements autonomes a émergé avec force entre 2011 et 2013, comme une réaction tardive aux crises de 2008.

Les cultures politiques à gauche se diversifient qualitativement, de plus en plus, et ont des références plurielles. Tout cela rend l’horizontalité, l’exemplarité de la pratique, la lutte contre le conservatisme et contre les multiples oppressions vécues au quotidien, des questions centrales pour les nouvelles générations d’activistes. De même, ceux et celles qui ont grandi avec Internet et le monde numérique connaissent la puissance de googles et facebooks et savent que de nouvelles et puissantes structures de pouvoir sont articulés en réseaux et savent que la lutte contre elles nous oblige à prendre en compte la logique des systèmes complexes. Sans négliger les très nombreuses luttes de gauche du XXe siècle, la gauche contemporaine doit réfléchir aux logiques sociales de manière plus large que les générations précédentes, dont l’imagination avait été galvanisé par le « paradigme d’Octobre. »

Le CI: un organe collaboratif de gouvernance ou une direction ?

Au fur et à mesure que le Forum se multipliait, le CI a commencé à connaître une série de crises de fonctionnement et d’identité. Du fait de la perspective politique traditionnelle qui a dominé et domine encore dans beaucoup de têtes, il a été vu par beaucoup comme étant le lieu de pouvoir maximal du processus, et de nombreuses organisations ont commencé à vouloir participer à cette supposée « instance au sommet », sans que le CI n’arrive à définir lui-même clairement sa fonction et son rôle, malgré de nombreux efforts dans ce sens.

Depuis lors, un CI avec de nombreux membres, mais avec peu de présents lors de ses réunions, a décidé des dates du FSM sans références ou critères majeurs. Et les derniers FSM ont été totalement déconnectés de Davos: celui de 2016 à Montréal s’est réalisé en août, et celui de Salvador aura lieu en mars 2018.

Malgré la multiplication des autres types et niveaux de forums sociaux, et le développement de la possibilité d’utilisation de nouveaux outils sur Internet pour augmenter le nombre de ceux et celles qui accompagnent les analyses et propositions faites durant les forums, la réduction de la présence physique des participant.e.s au FSM a facilité la diffusion de l’image d’un événement mondial vidé, sûrement pour la plus grande joie des organisateur.trice.s de Davos, qui n’ont plus besoin d’introduire dans les thématique traitées par leur Forum les problèmes sociaux embarrassants pour le monde capitaliste qui étaient dénoncés dans les Forums Sociaux Mondiaux … Cette baisse était dûe, déjà, à la non-acceptation, par beaucoup de ses participant.e.s, du caractère non-directif qui avait été donné au FSM. Mais les plus conservateur.trice.s, ou ceux et celles qui en réalité n’ont jamais bien compris ou accepté ce qu’était le FSM, en ont profité pour augmenter leur pression, à l’intérieur même du processus, pour changer la façon de l’organiser et d’exister, et son rôle dans la lutte politique mondiale. En s’appuyant sur les changements incontestables de la réalité du monde au cours des 18 années qui se sont écoulées depuis l’émergence du FSM, ces participant.e.s continuent plus que tout à essayer que les organisateur.trice.s des Forums Sociaux – tous autogérés par ceux et celles qui se proposent pour l’organiser – abandonnent cette non-directivité qui caractérise la proposition du FSM et adoptent les principes de l’action politique hiérarchique verticale.

Certain.e.s ont déjà imaginé la possibilité de transformer le FSM en un prétentieux « mouvement des mouvements ». Et maintenant, il y a ceux et celles qui, au mépris du rôle politique différent qui constitue sa vocation originale, proposent que le Forum ou son Conseil international devienne un organisme qui prenne des positions et fasse des déclarations, comme ce qu’on attend – le plus souvent dans le vieux monde – de toute organisation politique traditionnelle. Une option qui le conduira à devenir juste un noyau de pouvoir de plus dans le monde, et ne plus exister que pour lui-même.

Sans doute ceux et celles qui résistent à ces pressions – qui existent depuis 2001, il convient de rappeler – accueilleraient favorablement des changements méthodologiques qui permettraient d’accroître l’efficacité des forums, à tous les niveaux et de toutes sortes, dans sa fonction de construction d’une unité toujours plus grande, dans le respect de la diversité, entre ceux et celles qui luttent pour « l’autre monde possible ». Mais ils et elles continueront sans doute aussi à résister aux changements qui peuvent conduire le FSM à sa destruction – c’est-à-dire cesser d’être un espace ouvert pour la discussion et l’engagement dans l’énorme quantité et diversité des actions nécessaires à la réelle construction de cet « autre monde » que nous croyons possible et de plus en plus nécessaire – pour le faire devenir autre chose.  Le Forum Social Mondial dont nous avons besoin doit être ouvert au nouveau de l’histoire, qui ne manquera pas de nous surprendre.

 

[1]             Les huit organisations étaient : abong — Associação Brasileira de Organizações Não-Governamentais, Attac sp — Ação pela Tributação das Transações Financeiras em Apoio aos Cidadãos, cbjp — Comissão Brasileira Justiça e Paz, da cnbb, Cives — Associação Brasileira de Empresários pela Cidadania, cut — Central Única dos Trabalhadores, ibase — Instituto Brasileiro de Análises Sociais e Econômicas, mst — Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, Rede Social de Justiça e Direitos Humanos. Les représentants de ces organisations étaient, dans le même ordre : Sergio Haddad, Antonio Martins, Chico Whitaker, Oded Grajew, Kjeld Jakobsen, Candido Grzybowski, João Pedrto Stedile e Maria Luiza Mendonça.

[2]             C’est probablement pour marquer ce choix que trois candidats aux élections présidentielles françaises sont venus au FSM de 2002.

[3]             Cette rencontre a été facilitée par un heureux hasard ; Chico Whitaker (qui participera par la suite du groupe d’organisateur.trice.s du Forum) se trouvait également en France. Il avait un rendez-vous déjà fixé avec Bernard Cassen, directeur du journal Le Monde Diplomatique, pour traiter d’autres sujets. Il a proposé de profiter de ce rendez-vous pour présenter la proposition à Cassen, et celui-ci a accueilli avec intérêt l’idée des brésiliens. Il a ensuite participé, à Porto Alegre, de plusieurs réunions pour l’organisation du Forum, et a obtenu l’espace pour la présentation de la proposition à l’assemble des mouvements anti-globalisation néolibérale à Genève.

[4]             Le gouverneur de l’État du Rio Grande do Sul et le Maire de Porta Alegre étaient, respectivement, Olivio Dutra e Tarso Genro, tous deux du Parti des Travailleurs.

[5]             Le vice-governeur de l’État du Rio Grande do Sul était alors Miguel Rossetto.

[6]             Des expériences du même type ont été vécues dans d’autres Forums, à différents niveaux, comme, entre autres, celle du le groupe organisateur du premier Forum Social Mondial Antinucléaire – qui s’est tenu récemment en France – qui a réussi à réunir dans un même effort, pour l’organisation du Forum,  des personnes issues d’organisations qui en étaient presque au point de se détruire mutuellement, dans la difficile lutte contre les usines nucléaires dans ce pays.

[7]             C’est dans cette perspective, et avec l’expérience d’organisation des Forums, que nous avons, quelques années plus tard, changé le nom de notre groupe : nous avons changé l’appellation Comité d’Organisation en Comité de Facilitation, appellation qui exprimait mieux sa fonction, et qui a été  généralement adopté dans tous les Forums Sociaux qui on été organisés depuis.

[8]             C’est une orientation qui est maintenant adoptée dans plusieurs Forums qui s’organisent de nos jours. Et c’est en s’appuyant sur cette possibilité qu’en 2001 un groupe de journalistes et d’activistes a organisé une téléconférence entre Davos et Porto Alegre. Lors de cette conférence, on a vu qu’aucun de ces deux Forums n’était une pyramide de pouvoir, avec une tête parlant en son nom. Quatre invités de Davos, dont deux fonctionnaires des Nations Unies et le mégainvestisseur George Soros, ont accepté de se rendre sur le lieu du débat. A Porto Alegre, les organisateur.trice.s de ce débat avaient choisi douze personnes qui, de leur point de vue, « représentaient » le mieux les 20.000 participant.e.s du Forum. Il y avait entre ces douze personnes l’argentine Hebe Bonafini, du mouvement des Mères de la Place de Mai et qui, lors d’un moment assez tendu du débat, a traité ses interlocuteurs d’hypocrites, et leur a demandé « combien d’enfants tuez-vous par jour ? ». Cette activité, qui a été un succès médiatique, a montré que ce type de dialogue entre « dirigeants » était impossible, et a crée de la confusion chez les journalistes et participant.e.s du Forum sur le caractère de celui-ci. Mais le principe d’auto-gestion des initiatives a été respecté et consolidé après dans la Charte de Principes.

[9]             Les « personnalités » qui ont présenté ce manifeste, rédigé par certains d’entre eux.elles, dans un grand hôtel de Porto Alegre où étaient également hébergés les principaux journalistes étrangers sont : Aminata Traoré, Adolfo Pérez Esquivel, Eduardo Galeano, José Saramago, François Houtart, Boaventura de Sousa Santos, Armand Mattelart, Roberto Savio, Riccardo Petrella, Ignacio Ramonet, Bernard Cassen, Samir Amin, Atilio Boron, Samuel Ruiz Garcia, Tariq Ali, Frei Betto, Emir Sader, Walden Bello e Immanuel Wallerstein

 

[10]           Lors du FSM du Kenya, la participation d’anciens guerriers Mao Mao, très âgés, à la marche d’ouverture du Forum, avec leurs symboles et photos, a été très émouvante.

[11]           Lors d’un voyage au Brésil, les organisateur.trice.s de Davos ont voulu rencontrer des organisateur.trice.s du FSM, dans l’idée peut-être de trouver une façon de « dialoguer », on ne sait pas bien sur quoi…. Lors de cette rencontre, très courtoise, ils nous ont dit que nous avions « volé » les dates de Davos.

[12]           Dans les années 70, l’Église Catholique avait mené, au niveau international, et dans l’objectif de dénoncer la dictature, une expérience d’intercommunication horizontale des luttes contre l’oppression et d’approfondissement des connaissances des mécanismes de domination, basée sur la pensée de Freire « maître et élève enseignent et apprennent » et sur d’autres penseurs de la non-directivité, comme l’américain Carl Rogers..

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