Le Forum social mondial en mutation

Pierre Beaudet

Le Forum social mondial a réuni dans la grande ville afro-brésilienne plusieurs milliers de personnes. Jeudi soir dans le grand stade municipal, l’ancien président Lula, accompagné de plusieurs animateurs politiques et sociaux du sous-continent, a salué le FSM qui a été depuis 2001 un point de ressourcement et de rassemblement pour tous ceux et celles qui veulent, selon l’expression consacrée, « un autre monde ».

Contexte assombri

Pour autant, la situation actuelle est passablement différente de celle qui existait à l’époque lorsqu’une « vague rose » secouait l’Amérique latine. Les programmes néolibéraux, qui avaient conduit plusieurs pays à la déroute économique et la dislocation sociale, étaient fortement contestés par de vastes mouvements populaires, notamment au Brésil, en Argentine, en Bolivie. Dans le sillon de cette pression par en bas, ont été mises en place des coalitions de centre gauche, promettant de remettre les pays à l’endroit et de redistribuer la richesse dans des pays où les écarts entre les privilégiés et les pauvres sont criants. Au Brésil par exemple, 50 des 200 millions d’habitants vivent dans une pauvreté systémique. À Salvador qui était au centre de l’entreprise coloniale il y a 400 ans, des millions d’esclaves africains avaient été captés dans un système concentrationnaire plus tard imité par les nazis. Leurs descendants restent encore enfoncés dans la misère. Ce sont eux et plein d’autres qui ont vu dans la « vague rose » un peu d’espoir.

Mais aujourd’hui, Lula est menacé d’emprisonnement pour diverses affaires depuis que sa successeure, Dilma Roussef, a été renversée par une procédure inédite soutenue par la majorité (de droite) des députés au Congrès brésilien. Les « progressistes » ont été vaincus en Argentine et au Chili, renversés au Honduras et au Paraguay. Au Venezuela, la déroute du gouvernement post Chavez est totale. C’est un peu la pagaille. Une partie importante des couches populaires se retrouve politiquement désemparée, en partie à cause des défaillances, erreurs et mauvais choix politiques des chefs de file de la vague rose.

Les anciennes droites dont les accointances avec le néolibéralisme « pur et dur » reviennent au premier plan, avec des relents d’autoritarisme et d’anti-démocratisme. Ici au Brésil, Marielle Franco, une jeune militante afro-brésilienne, conseillère municipale à Rio de Janeiro, a été assassinée dans des conditions qui laissent penser qu’il s’agit d’un acte politique. Plus tôt dans le mois, le responsable dans l’État de Bahia du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) a lui aussi été tué. Par ailleurs de plus en plus, les mouvements sociaux sont réprimés par des forces policières militarisées. Le tout pourrait déboucher sur de plus grandes confrontations en prévision de l’élection présidentielle de 2019. Pour le moment, Lula est en avance dans les sondages, mais sa candidature pourrait être bloquée par les poursuites judiciaires en cours contre lui.

Les blocages

Au FSM cette année, les participants sont interpellés. La bataille sera dure pour préserver les acquis, notamment les programmes qui ont atténué la pauvreté et l’arrêt des privatisations. Autrement, il s’agit d’examiner les multiples raisons qui sont derrière le reflux. Au niveau économique, la vague rose s’est concrétisée par des redistributions du revenu, mais non par une transformation en profondeur. Au Brésil notamment, l’ancienne structure centrée sur l’agrobusiness et les ressources naturelles s’est maintenue, de sorte que le 1 % plus riche a consolidé sa mainmise.

Pendant le boom des prix des matières premières (première moitié des années 2000), les revenus de l’État ont augmenté, ce qui a permis d’augmenter les transferts vers les familles pauvres. Quand ces prix ont commencé à chuter, le déficit fiscal s’est aggravé, ce qui a permis aux institutions financières nationales et internationales d’imposer au gouvernement une cure d’austérité qui a fait mal. Entre-temps, les progressistes ont continué de renforcer les secteurs dits « extractivistes », au détriment de plusieurs communautés et avec des effets négatifs sur l’environnement. Selon les discussions du Forum, cette incapacité de sortir du cercle vicieux d’une économie dépendante a mené à des impasses. La droite qui en profite pour revenir au pouvoir n’aura d’autres choix que d’imposer davantage les politiques de l’« austéritarisme » pour obliger les pauvres à se serrer la ceinture.

À la recherche de la démocratie

Lors de l’avènement du FSM, on avait bien senti l’incroyable soif de démocratie en Amérique du Sud. Le Parti des travailleurs (PT) au Brésil, le Mouvement vers le socialisme (Bolivie), le Frente amplio (Uruguay) et d’autres prônaient une démocratisation de la démocratie, avec un plus grand poids du côté d’une citoyenneté active. Également, il fallait faire le ménage dans le labyrinthe corrompu de l’État, qui fait de l’élite politique une véritable caste. Des efforts ont été consacrés, mais sans consistance. L’idée des « budgets participatifs », inaugurée dans plusieurs villes brésiliennes a été mise de côté.

Par ailleurs, les contraintes du système de corruption ont bloqué des réformes substantielles du côté de l’État. Des « affaires » se sont multipliées, pas nécessairement pires que celles qui existaient avant les gouvernements progressistes, mais qui ont fait mal pour des personnalités et des partis qui avaient promis d’être incorruptibles. À Bahia, on entend des gens dire qu’ils pardonnent difficilement à Lula d’avoir permis à son fils de devenir millionnaire grâce à des contrats obtenus par pays à droite sont eux-mêmes (et encore plus) corrompus, ce qui fait que Temir, le président actuel, s’il perdait son immunité présidentielle, serait sans soute accusé.

Dans un monde chaotique

Le sous-continent sud-américain est né du génocide des populations autochtones et de l’esclavage des Africains. Des régimes militaires ont gardé le contrôle, surtout qu’ils ont pu recevoir l’appui de Washington en tant qu’alliés dans la guerre froide. Des gouvernements progressistes au Chili et ailleurs ont été renversés dans une violence extrême grâce à cette alliance entre les « gorilles » (les militaires) et les appareils militaires et de sécurité américains. Aujourd’hui, cette situation a changé, en partie parce que le pouvoir des États-Unis a décliné (ce qui permet à la Chine de prendre une plus grande place), en partie parce que les gouvernements progressistes ont tenté, d’une manière modeste, de changer les règles du jeu, par exemple, en s’opposant aux traités de libre-échange qui voulaient enchâsser davantage les économies latino-américaines dans le dispositif états-unien.

Pour autant, cette évolution n’a pas permis de construire des alternatives qui avaient été un moment mises sur la table, comme une intégration partielle du sous-continent de manière à rendre les économies plus complémentaires et à créer des outils de développement communs (comme l’idée d’une Banque « du sud » qu’Hugo Chavez avait pensé). Le contexte actuel à Washington rend les choses encore plus brouillées. Il semble évident que Trump vise à rétablir l’hégémonie américaine par tous les moyens, économiques comme militaires. L’architecture du monde actuel de l’ONU à l’OMC en passant par les ententes négociées à la pièce et sans consensus (comme on le constate sur les enjeux climatiques) se traduit par un grand chaos.

Un autre monde non seulement souhaitable, mais nécessaire

17 ans plus tard, le slogan du FSM de 2001 reste approprié. Ce sont maintenant des millions et de millions de citoyens et de citoyennes à travers le monde qui se manifestent pour briser le cercle vicieux actuel. La « vague rose » s’est peut-être épuisée, mais de nouvelles coalitions prennent forme en Amérique du Sud, sous l’influence des femmes, des jeunes, des afro-descendants, des autochtones.

Les explosions que le monde a connues ailleurs (printemps arabe, Occupy Wall Street, Indignados, Carrés rouges) ont dans une large mesure été maîtrisées par les dispositifs du pouvoir, sans que cela ne change par ailleurs à la grande polarisation observée partout. Celle-ci est porteuse d’une grande transition, qui sera peut-être en mesure de ralentir ou même d’empêcher le monde de basculer, comme on l’a vu pendant la première moitié du siècle dernier.

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