Le genre dans la crise du covid

La grève des femmes du 8 mars dernier portait un double message. Un appel à la protestation pour la reconnaissance de leur travail et de leurs droits et un appel à la mobilisation et à la solidarité. Trois mois plus tard, avec la crise du covid-19, démonstration est faite que le care, l’une des composantes les plus exploitées et les moins valorisées du travail, assuré en grande partie par des femmes, est central pour préserver la vie et favoriser une sortie de crise. Prise de conscience sans lendemain ou fondement d’une action politique ?

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, une grève est lancée, par et pour celles-ci, afin de mettre en évidence que « quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête » [1]. Cette action symbolique, mais très politique, s’est démarquée par son caractère global. Traditionnellement associée au travail productif et rémunéré, la grève a aussi constitué une mise à l’arrêt de la consommation, du travail domestique et du soin aux autres. Un très court instant, le temps d’une journée marquante et symbolique, tout ce qui ne pouvait se faire sans les femmes a ainsi été rendu visible, que ce soit à la maison ou au travail.

A cette occasion, une contradiction profonde du capitalisme a été mise à nu et dénoncée. Pour se développer et engranger des profits, ce système – que certains disent « sans alternative » – dépend en effet de celles et ceux qui participent à la « production de vie », mais, cyniquement, plutôt que de valoriser ces protagonistes et ces rôles essentiels, il les nie ou les dénigre et les dévalorise en leur octroyant bas salaires et sous-conditions de travail. La raison en est simple. Les inégalités de genre, de classe ou de « race » sont fonctionnelles au capitalisme. En les instrumentalisant, en les croisant, bref en les optimisant, elles contribuent à son déploiement.

Trois mois plus tard, la pandémie qui frappe variablement tous les continents fait résonner avec une force décuplée le message porté par les grévistes du 8 mars ; message dont nous proposons ici une déclinaison à partir d’une série d’articles. Elle démontre que nos sociétés, du Sud et du Nord, ne peuvent survivre sans ces femmes travailleuses – salariées et non-salariées – des secteurs de la reproduction sociale, que ce soit dans les hôpitaux, les écoles, les marchés, les champs, les ménages ou les communautés. Le travail de « réalisation de la vie  » [life-making] [2] est «  la pierre angulaire de l’existence sociale », comme le soulignent Bhattacharya, Bromberg, Dimitrakaki, Farris et Ferguson, dans leur article. Il est à la base de la dynamique de toutes les sociétés. Sans lui, l’activité économique tourne au ralenti. Sans lui, la durabilité de la vie dans nos sociétés est compromise.

Cette crise multidimensionnelle – sanitaire, sociale, économique, et de genre – que nous traversons a des aspects extra-ordinaires, qui conduisent parfois à la désigner comme un moment pivot, un tournant historique. En termes de réflexion féministe, elle a ceci d’inédit qu’elle a forcé, pour un temps du moins, le capital « à se concentrer sur la vie et le travail qui la rend possible » (Idem). Un épisode qui détonne au regard de la logique de croissance sans limites d’un système qui repose sur la marchandisation de la vie, l’exploitation du travail et le pillage de la planète.

Le conflit entre capital et vie, qui occupe actuellement le devant de la scène politique et médiatique, n’est pourtant pas neuf. Des années de mondialisation effrénée, de politiques d’ajustement et d’austérité, d’explosion des inégalités ont évacué l’humain et le vivant du centre des préoccupations de nombreux gouvernements ; et fait entrer les dommages « collatéraux » et autres stratégies sacrificielles dans l’ordre des choses acceptables. De longue date, les mouvements féministes ont dénoncé les effets physiques et concrets que cette tension insoluble opère sur les corps et les territoires selon une logique discriminante (lire à ce sujet, l’article de WoMin African Alliance).

Toutes les vies semblent en effet ne pas avoir la même importance. Il y a celles qui comptent et celles qui ne comptent pas. Cette frontière posée d’autorité – pendant et bien avant la pandémie – établit une échelle de valeurs, une hiérarchie et témoigne aussi d’un racisme structurel. « La spécificité de cette pandémie », comme le souligne la féministe bolivienne María Galindo « est qu’elle menace aussi les corps souverains du Nord capitaliste mondialisé ». Lorsque le sida a secoué le monde dans les années 1980, les politiques publiques de lutte furent tardives, partielles et mises en place sous la pression d’organisations militantes. A croire que « ceux qui étaient en train de mourir étaient considérés mieux morts que vivants. » (…) « Il en va de même aujourd’hui, alors que le virus Ebola, la tuberculose, la dengue ou le sida sèment la mort dans les pays du Sud, avec des systèmes de santé inexistants ou affaiblis par les politiques néocoloniales, de la dette et de l’austérité » (cité dans Preciado, 2020).

Impacts sexospécifiques et intersectionnels du covid-19

Tandis qu’une majorité de pays s’attellent aujourd’hui aux répercussions de la pandémie sur la santé publique et sur l’économie, trop peu d’attention est portée aux effets disproportionnés du covid-19 sur certaines couches de la société et à l’absence de réponses adaptées pour les personnes les plus marginalisées. Le masque fait illusion. Il efface la différence sociale entre hommes et femmes, riches et pauvres, « Noirs » et « Blancs » ; mais derrière ce morceau de tissu, les différences politiques persistent et s’accentuent. D’un côté, il y a le confinement des populations privilégiées  ; de l’autre, l’exposition forcée des travailleurs pauvres, féminisés et racisés.

Les femmes « premières de corvée »

Les femmes représentent 70 % de la main-d’œuvre mondiale dans les domaines sociaux et de la santé, mais la moitié de leur contribution prend la forme d’une aide non rémunérée (OMS, 2019). En se trouvant en première ligne des efforts pour combattre la pandémie, elles ont fait face à un risque plus élevé d’exposition en raison de leur rôle prédominant de dispensatrices de soins au sein des familles, des communautés ou comme travailleuses de la santé.

Les responsabilités du « care » sont dévolues traditionnellement aux femmes et cette assignation – souvent subie – est exploitée par des États qui rechignent à partager ces rôles. Beaucoup de gouvernements, par manque de volonté politique ou de moyens, investissent insuffisamment dans des services sociaux de qualité et continuent dès lors de s’appuyer sur ces travailleuses invisibles et bon marché, entravant leurs possibilités d’autonomisation. Ces dernières semaines avec le lock down généralisé, les pertes d’emplois et de revenus, et la fermeture des écoles, les femmes ont dû une nouvelle fois jouer un rôle d’amortisseur face à la crise, en intensifiant leur charge de travail et en démultipliant les activités de (sur)vie.

Le séisme actuel ne se limite donc pas « juste » à un effondrement à court terme de la production et de l’économie mondiale. Certes des milliers d’usines ont été mises à l’arrêt et la production de biens et services non essentiels, suspendue ; mais la pandémie révèle une crise plus profonde encore, celle de la reproduction sociale. « Aucune production économique n’est possible sans garantir la reproduction sociale » (Bersani, 2020). Et aujourd’hui, dans le monde pandémique qui est le nôtre, démonstration est faite que c’est le travail du care, « l’une des composantes les plus exploitées et les moins valorisées du travail, assuré en grande partie par des femmes, qui est à même de sauver des vies et de favoriser une sortie de la crise » (Bhattacharya, 2020b).

Dans le monde post-coronavirus, il faudra militer pour que la vie et sa reproduction soient valorisées comme des fondements de l’organisation sociale afin que « beaucoup s’épanouissent et non plus que quelques-uns prospèrent » (Idem.)

#StayHomeStaySafe : la maison, un espace sûr ?

Confinement et distanciation sociale ont été les réponses invariablement prônées par les dirigeants aux quatre coins du globe, pour endiguer la pandémie. Pourtant, selon que l’on habite New Delhi, Lima ou Bruxelles, le problème ne s’est pas posé dans les mêmes termes. À Lagos, nous dit Olu Timehin Adegbeye dans son article, environ six millions de personnes vivent avec des revenus gagnés en grande partie au jour le jour. La possibilité d’attraper une maladie apparaît dès lors bien moins menaçante que de n’avoir rien à manger à la fin de la journée. Les mesures barrières, censées protéger les populations, y sont inapplicables, inadaptées et aveugles aux réalités des plus précaires. La promiscuité, la chaleur, l’insalubrité, les coupures de courant, le manque d’approvisionnement en eau ou l’absence d’un toit font que la majorité des gens ne peuvent rester à l’intérieur.

Hommes et femmes ne sont pas non plus à égalité de situation devant l’injonction à rester « chez soi, en famille ». « En assignant la famille à domicile, la gestion de crise a tendanciellement renforcé les rapports de force en son sein, faisant peser des menaces sur certain·e.s de ses membres. Le confinement a mis en danger celles et ceux qui, du fait de leur position dans l’ordre du genre, de la sexualité et des générations, sont dominé∙es dans l’espace du foyer » (Bessières, 2020).

Dans de nombreux imaginaires collectifs, la sphère domestique est idéalisée comme un refuge, un espace protecteur, un lieu sûr et a priori égalitaire, pourtant le « foyer » est majoritairement le « lieu de production de l’éthos et des expériences patriarcales, qui se traduisent par des manifestations de pouvoir, de domination, de violence, de travail non rémunéré ; et de reproduction du patriarcat à travers l’éducation des enfants et le mariage notamment. » (Dixit, Chavan, 2020).

Le slogan #StayHomeStaySafe véhiculée largement par de nombreuses agences étatiques se fonde sur une vision étroite et tronquée de la famille. L’espace « extérieur » ne s’avère, dans de trop nombreux cas, pas moins sûr pour les femmes que l’espace « intérieur ». En 2013, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait un rapport retentissant dévoilant l’ampleur des violences commises à l’encontre des femmes et détaillant les impacts physiques et mentaux pour leur santé (OMS, 2013). Le phénomène touche, selon les données fournies, 35% de la population mondiale. Le principal lieu des violences est le domicile, et l’auteur le plus probable, le partenaire.

Les politiques publiques devraient intégrer ce facteur central, en particulier dans la gestion des crises. Les injonctions au confinement pour contenir le virus n’ont, que trop peu, tenu compte de la sécurité des femmes. La cohabitation forcée a exacerbé la violence domestique et les féminicides [3] , tout en compliquant leur dénonciation. Elle s’est traduite par une restriction des droits des femmes (en matière de santé sexuelle et reproductive, notamment le droit d’avorter).

Ce déni ou cet aveuglement découle du principe, encore largement prévalent dans la pratique, dans de nombreuses régions du globe, selon lequel les femmes dans la sphère publique sont placées sous la protection de l’État, tandis que dans la sphère privée, elles se retrouvent hors de portée de son intervention, laissées à elles-mêmes. L’espace familial devient alors une sorte de huis clos, une « boîte noire » où règne la loi du plus fort.

Travail et vulnérabilité

Avec le confinement, la majorité des femmes [4] – et bien sûr des hommes – employées dans le secteur informel, soit plus de 60% de la population économiquement active au niveau mondial, faiblement rémunéré, sans contrat ni protection sociale, ont perdu leur emploi (OIT, 2018). Elles sont ainsi devenues encore plus vulnérables en raison du manque de ressources et d’accès à des services d’accompagnement et de soutien. Les femmes migrantes qui travaillent à leur compte, les travailleuses occasionnelles, les employées de maison, les ouvrières de l’habillement [5] et une partie de l’économie parallèle ont, elles aussi, été particulièrement concernées par les licenciements ou l’exploitation.

Les conséquences économiques du covid-19 ont donc touché, à l’échelle mondiale, plus rapidement et de façon disproportionnée les femmes. Des recherches antérieures sur plusieurs épidémies de la dernière décennie (SRAS, Ebola, etc.) ont démontré les impacts inégaux selon les sexes et l’inadéquation des réponses économiques et politiques apportées, faussement « neutres » en termes de genre.

Dans le cas du coronavirus, la distanciation physique, la suspension des services publics et des transports, la quarantaine a pénalisé les groupes les plus faibles. « Vouloir confiner ces acteurs équivaut à les laisser mourir à petit feu. Ils n’ont pas d’autres alternatives pour survivre  » (La Diaria, 2020).

Dans des contextes marqués par la perte de revenus, l’insécurité alimentaire et l’insuffisance des moyens dégagés par les Etats pour subvenir aux besoins primaires de leurs populations, le fardeau des femmes s’est alourdi encore davantage ; les mesures d’isolement reportant sur elles la charge des responsabilités familiales et domestiques, en vertu des normes sociales dominantes.

Sans réponses immédiates et adéquates des gouvernements [6], la pandémie risque d’accroître la féminisation de la pauvreté, qui, à son tour, risque d’entraver la participation des femmes sur le marché du travail et de réduire leur accès aux ressources essentielles et aux services qui leur permettraient de s’en sortir. La difficulté est donc actuelle et pressante. Mais elle est aussi à plus long terme, car la reprise des activités économiques risque d’être plus lente et difficile pour les femmes.

Peu reconnues comme agentes économiques, les femmes sont insuffisamment protégées, financées et soutenues par les politiques publiques. La myriade de petites entreprises appartenant à des femmes sont, en outre, particulièrement « vulnérables aux chocs, car elles relèvent de manière disproportionnée du secteur informel et opèrent dans des secteurs moins rentables  » (Idem).

Sans une approche ciblée et une attention aux principales contraintes qui pèsent sur l’autonomisation (économique) des femmes et sans moyen pour accroître leur résilience face aux crises, la reprise économique sera tout sauf inclusive, et laissera sur le carreau un grand nombre d’entre elles.

Conclusion

Les travailleuses de la reproduction sociale ont joué un rôle crucial dans la crise, pour compenser le désinvestissement et les négligences accumulées de nombreux États. Reconnues et louées, exceptionnellement, ces dernières semaines, pour leurs responsabilités dans la préservation de la vie et des sociétés, l’enjeu colossal consiste à ce que cette reconnaissance ne soit pas temporaire, mais permanente. Et que la production de la vie l’emporte sur les exigences du profit.

Ces actrices essentielles ne veulent plus être considérées comme de simples instruments d’action, comme des bonnes à tout faire de l’État, dans le monde post-covid-19. Elles ont démontré qu’elles disposent d’un pouvoir social réel, qui pourrait faire tourner le monde au ralenti si elles se mettaient à l’arrêt. Cette prise de conscience peut être au fondement d’une action politique, ici et maintenant, qui aurait pour perspective une redistribution des pouvoirs afin de faire société autrement.