Le trio de la calamité : Trump, Johnson et Bolsonaro

Alfredo Saad-Filho, Socialist Project,  20 juillet 2020 (traduction rédaction A l’Encontre)

 

Les échecs spectaculaires du Brésil, du Royaume-Uni et des États-Unis lors de la pandémie de Covid-19 offrent de précieuses leçons sur ce qui ne doit plus jamais se produire: souhaiter l’élimination du virus, minimiser l’impact potentiel d’une pandémie sur la santé publique et l’économie, retarder les inévitables confinements, la liste est longue. Ces échecs jettent également un éclairage puissant sur les causes profondes de la dévastation.

En résumé, il est peu probable que la catastrophe humaine dans les pays que nous avons sélectionnés soit compensée par un ralentissement économique moins important – bien au contraire, il est probable qu’ils fassent moins bien que la moyenne –, ce qui démonte l’argument selon lequel la protection de l’économie devrait être une priorité et «si certains retraités meurent [en conséquence], tant pis» [1].

La première étape consiste à reconnaître l’immensité de la catastrophe.

 

Le trio de la calamité

Les cas que nous avons sélectionnés (le «trio de la calamité») présentent des caractéristiques évidentes centrées sur le leadership: ils sont gouvernés par des bouffons arrogants, égoïstes, adeptes de l’autopromotion, pompeux, grossiers et condescendants, présentant des symptômes de troubles de la personnalité histrioniques, voire de la psychopathie, et affichant des ambitions ouvertement autoritaires de briser et de remodeler la Constitution et l’appareil d’État. Étonnamment, ils ne sont pas intéressés par la création de mouvements de soutien de masse, préférant plutôt cultiver des fans adorateurs mais désorganisés: Donald Trump a détourné le Parti républicain mais n’en a pas l’utilité au-delà de sa machine électorale et de la collecte de fonds; Boris Johnson n’a pas de temps à perdre avec le Parti conservateur qu’il a refait à son image de «Brexiter», et Jair Bolsonaro n’appartient même pas à un parti (sa tentative de créer l’Alliance pour le Brésil a échoué lamentablement).

Malheureusement, ce n’est qu’un début: ils mentent effrontément et de manière compulsive, revendiquent des mérites immérités, nient des vérités évidentes, proclament l’inexistence et multiplient les attaques violentes contre les sceptiques, contre les «vérificateurs de faits» (fact-checkers), contre les tenants d’opinions différentes, contre les scientifiques et les femmes. Ils manquent d’humilité, sont insensibles aux remords et s’empressent de prétendre que tout ce qu’ils font est «le meilleur du monde», même si cela a échoué ou s’est même retourné contre eux. Malgré leurs instincts autoritaires, ces dirigeants restent esclaves du processus électoral: tout dépend de la prochaine élection, attendue dans l’anxiété. Et plus encore: ils livrent des combats calculés aux médias, ce qui leur garantit une visibilité même sous la lumière peu flatteuse d’une critique méthodique (qui, paradoxalement, tend à consolider l’allégeance de leurs supporters). Le commentaire a du mal à rendre compte de leur popularité malgré les atteintes quotidiennes à la politique «civilisée».

Cette combinaison de caractéristiques s’est avérée mortelle sous le stress de la pandémie. Les risques ont été minimisés parce que les précautions prises auraient fait mauvaise figure, auraient laissé supposer une faiblesse ou auraient compromis leurs perspectives électorales. Les fanfaronnades, les dénégations et les mensonges avaient suffi dans le passé, mais le coronavirus était inflexible. Les réponses de santé publique ont été retardées parce que l’appareil d’État s’est bloqué lorsqu’il a été confronté à un défi sans rapport avec la promotion du «leader». Réagir sur le mode de la défensive n’est pas venu naturellement à nos modèles, et ils ont tâtonné. Malgré leurs prouesses télégéniques, ils étaient incapables de feindre la sympathie pour l’Autre ou d’exprimer de la pitié, de la honte ou des remords, et se montraient sans pitié. Ils ne pouvaient pas expliquer les complexités de la pandémie [2] et semblaient ignorants. Ils ne pouvaient pas développer une réponse institutionnelle délibérée et semblaient désemparés. Trump et Bolsonaro ont ouvertement sapé leurs propres experts de la santé en vendant des remèdes de charlatan, tandis que les experts de Johnson ont «disparu» dès qu’ils ont cessé de transmettre ses messages. Pire encore, habitués à la politique comme à la guerre (Remain vs Leave; tories contre Corbyn; propriétaires d’armes et suprémacistes blancs contre le contrôle des armes et les manifestants de Balck Lives Matter; Obamagate contre Russiagate; Lula contre Lava Jato; médias traditionnels contre jeunes pousses évangéliques, etc.), et empêtrés dans des batailles contre l’«État profond», ces dirigeants se sont trouvés incapables de faire face à Coved-19, un adversaire qui ne répondait pas à la politique de division et de ressentiment.

Un malaise politique plus profond

Ces dysfonctionnements ne sont pas seulement dus à l’incompétence ou à l’obtusité des individus; ils sont révélateurs d’un malaise politique plus profond qui a particulièrement touché les trois pays. La transition vers le néolibéralisme a restructuré la reproduction économique et sociale au Royaume-Uni depuis le milieu des années 1970, aux États-Unis depuis la fin de cette décennie et au Brésil depuis la fin des années 1980. Elle a créé un large éventail de «perdants» économiques et sociaux: des millions d’emplois qualifiés ont été supprimés, des professions entières ont disparu ou ont été exportées et les possibilités d’emploi dans le secteur public se sont détériorées en raison des privatisations et des réductions budgétaires. La stabilité de l’emploi a diminué dans le secteur formel, et les conditions de rémunération et les protections sociales ont eu tendance à se détériorer pour tout le monde.

L’institutionnalisation d’une démocratie néolibérale a accentué l’aliénation des «perdants». Leurs préoccupations ont été ignorées, et leurs ressentiments, leurs craintes et leurs espoirs ont été captés par les médias grand public et transformés sous la forme de conflits éthiques entre les «bons» et les «méchants», encadrés par des notions communes de «malhonnêteté» au niveau individuel et collectif, par des visions de «privilèges indus» accordés par l’État aux pauvres, aux femmes, aux minorités, aux étrangers et aux pays étrangers qui ne le méritent pas.

Ce processus a corrodé deux piliers du capitalisme. Tout d’abord, l’engagement issu de la période des Lumières en faveur de la science: non seulement les universités ont été délégitimées («cours Mickey Mouse» [sans valeur], «gestionnaires universitaires surpayés» et endettement élevé des étudiants – tout cela dû à la politique gouvernementale – mais aussi la répression de l’«endoctrinement de gauche» et la mise en œuvre de la «culture du boycott»). Dans le même ordre d’idées, le culte néolibéral de l’individu a alimenté l’individualisation de la vérité elle-même: j’ai le droit de croire que la Terre est plate, et qu’aucune tête «bien remplie» n’a plus d’autorité que moi sur aucun sujet; personne ne peut m’imposer de masques, de vaccins ou de confinement; le coronavirus est un canular parce que je le dis. Et ainsi de suite, dans un feu de certitudes qui, s’il n’était pas maîtrisé, épuiserait les satellites géostationnaires, les transports longue distance, l’internet, la médecine statistique, les stations d’épuration des eaux, et bien d’autres choses encore.

Le deuxième pilier, la politique démocratique, a perdu à la fois sa légitimité et son efficacité en raison de l’exclusion des questions économiques du débat: sous le néolibéralisme, la supériorité du marché et l’impératif de contrôle de l’inflation ne pouvaient être contestés ni même débattus, et les institutions de l’État ont été remaniées afin d’isoler les politiques néolibérales des aléas de la responsabilité électorale. La loi a consacré des plafonds de déficit, des objectifs d’inflation et des privatisations, tandis qu’un barrage de propagande a promu la financiarisation et la surconsommation comme l’essence même de la «bonne vie». L’aliénation a inévitablement suivi. Et étant donné la destruction antérieure de la gauche, un vide politique est apparu dans lequel l’opposition s’est dissoute par anomie, dégagée par des dirigeants autoritaires «spectaculaires» et écrasée par l’extrême droite. Ces tendances destructrices ont été intensifiées par la grande crise financière qui a débuté en 2007 et qui a culminé en une décennie d’«austérité budgétaire» justifiée par la nécessité de payer pour les politiques de l’État visant à sauver les finances; mais qui, en réalité, a déployé de nouvelles destructions de la sociabilité et de nouvelles vagues de ré-ingénierie sociale. La montée de dirigeants «spectaculaires» n’est donc ni une aberration temporaire ni une excroissance politique réversible, mais plutôt un sous-produit des effets de la financiarisation, de la décadence de la démocratie néolibérale et de la délégitimation des idéologies dominantes et des modes de représentation de la réalité.

Cette dynamique politique instable a été dépassée par le Covid-19. Les populations du Brésil, du Royaume-Uni et des États-Unis ont regardé avec une horreur déconcertée le coronavirus – imperméable à l’arrogance, aux fanfaronnades et aux dénégations criardes – faucher des dizaines de milliers de vies. Pendant ce temps, elles n’ont pas pu savoir que toute une série de pays et de régions avaient réussi à contenir la pandémie; scandaleusement, les succès (relatifs) de l’Écosse, du Pays de Galles et de l’Irlande du Nord ont été passés sous silence en Angleterre comme s’ils étaient insignifiants ou sans importance, mais l’Angleterre a toujours minimisé les petites nations, à commencer par les plus proches.

De nombreuses expériences positives contre le coronavirus sont disponibles. Elles montrent que différentes combinaisons faites de capacité de l’État, de réaction rapide, d’universalité et de flexibilité des systèmes de santé, de ressources, de technologie et de contrôle social pourraient endiguer le coronavirus. La catastrophe n’était pas inévitable; chaque décès doit être pris en compte. En revanche, le «trio de la calamité» a fait preuve d’un manque de préparation délibéré, a fourni des ressources insuffisantes à leurs systèmes de santé, a promu des politiques désorganisées et contradictoires. Les trois ont choisi des stratégies de mise en œuvre médiocres et ont donné la priorité à une corruption ahurissante pour préserver la vie. La pandémie montre non seulement que le salaire de l’arrogance est la mort, mais aussi que la mort était la conséquence évitable d’une modalité encore plus avariée du néolibéralisme dans trois pays qui en ont longtemps souffert.

Alfredo Saad-Filho est professeur d’économie politique et de développement international au King’s College de Londres.

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[1] Cette citation a été attribuée à Dominic Cummings, le conseiller principal du Premier ministre britannique (un titre spécialement créé pour lui). On a par la suite non seulement nié que Cummings ait eu de tels points de vue, mais aussi qu’il ait réellement mené le dossier du confinement en Grande-Bretagne.

[2] Le contre-exemple est l’explication précise d’Angela Merkel sur la pandémie.