Le Venezuela: raison sanitaire ou déraison politique ?

Par Voz de América - https://www.voanoticias.com/a/venezuela-cruce-fronterizo-ecuador-colombia-venezolanos/4540847.html, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=71920563

Par Olivier Compagnon, Institut des Amériques, publié le 18 avril 2020

Les deux premiers cas de Covid-19 au Venezuela ont été recensés le 13 mars 2020 et il y avait, selon les données rendues publiques par le ministère de la Communication et de l’Information et reprises par la Johns Hopkins University, environ 200 cas – et seulement 9 morts – à la date du 16 avril. Soit 0,67 cas pour 100 000 habitants, loin des chiffres infiniment plus élevés affichés par certains pays de la région comme la Colombie (6,2), le Brésil (13,8) ou l’Équateur (46,2). Si les derniers thuriféraires du régime de Nicolás Maduro pourront y voir l’efficacité de la stratégie de confinement mise en place à partir du 15 mars et drastiquement encadrée par la police et les forces armées depuis, voire du dispositif d’« hôpitaux sentinelles » décrété dès le 12 mars contre le virus, ces données ne signifient en réalité pas grand-chose dans la mesure où, indépendamment de l’hypothèse selon laquelle le gouvernement masquerait l’ampleur réelle de la pandémie, l’État vénézuélien est en faillite et n’a ni les moyens d’une politique de tests généralisés ni les capacités administratives d’un comptage quotidien exhaustif.

Nombre de cas au Venezuela (source Worldometer)

 

Cette crise sanitaire survient en effet dans un contexte économique et social dramatique. Depuis le milieu des années 2010 qui marque la fin du commodities boom et l’effondrement du prix du baril de pétrole brut produit au sein de l’OPEP (109,45 dollars en 2012, 40,68 en 2016), le produit intérieur brut vénézuélien a dévissé de plus de 50% tandis que l’inflation atteint des niveaux stratosphériques. Les réels investissements sanitaires qui avaient été effectués durant les années Chávez (1999-2013), permettant notamment de transformer le rapport à la santé des populations les plus démunies grâce à la mise en place de dispensaires de proximité, font désormais partie de l’histoire et le système hospitalier public – comme tant d’autres secteurs – est à l’agonie faute des ressources issues de la manne pétrolière, mais aussi en raison des sanctions économiques qui pèsent sur le pays depuis 2015 et qui ont été considérablement durcies (de la part des États-Unis, mais aussi de l’Union européenne et du Canada) après l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président en janvier 2019.

De tout cela, il résulte une situation sanitaire déplorable que traduisent les 8 lits d’hôpital disponibles pour 10 000 habitants : une statistique proche de celle de l’Inde (7) ou du Guatemala (6) et largement trop faible pour espérer répondre à une contagion accélérée du SARS-CoV-2, alors même que des pays infiniment mieux équipés comme les États-Unis (29), l’Italie (34) ou la France (65) ont rapidement été débordés[1]. En plus des pénuries de médicaments qui sont récurrentes depuis cinq ou six ans et d’une obésité qui frappe désormais plus d’un quart de la population, l’accès incertain à l’eau courante ou le manque de savon permettent à peine de respecter les mesures d’hygiène les plus élémentaires, en dépit des campagnes d’information organisées en ce sens et massivement diffusées par la télévision, internet et les réseaux sociaux. Enfin, comme dans la plupart des pays d’Amérique latine et des Caraïbes ou encore en Inde, la part très importante du travail informel et la grande précarité déjà existante rendent illusoire l’idée d’un strict respect du confinement.

Certes, quelques éléments permettent de nuancer le scénario catastrophe que beaucoup prédisent. D’une part, le Venezuela est un pays plus isolé que nombre de ses voisins et comptera probablement moins de cas importés qu’ailleurs – même si une petite partie des 5 millions de migrants qui ont quitté le pays au cours des dernières années est contrainte de rentrer, notamment en provenance de Colombie , faute de pouvoir survivre dans le contexte de confinement de leur pays d’accueil. D’autre part et même si le marasme général a détérioré l’état de santé d’une part importante de la population, la pyramide des âges est un atout face à un virus qui frappe d’abord les franges les plus âgées de la population : alors que les plus de 65 ans représentent près de 23% de la population italienne, de 20% de la population française et de 16% de la population états-unienne, ils ne pèsent que pour 7% au Venezuela . En outre, les cliniques privées continuent de mieux fonctionner que les hôpitaux publics et ont la possibilité d’amortir en partie le choc bien qu’elles ne soient accessibles qu’à des secteurs restreints de la population.

Enfin, la présence ancienne de médecins cubains, qui connaissent parfaitement le terrain et dont l’expertise internationalement reconnue face aux contextes épidémiques explique que certains aient été récemment déployés en Italie ou dans les départements français d’Outre-Mer, ainsi que les aides promises par les alliés du régime que sont la Chine et la Russie, peuvent également être considérées comme des facteurs possiblement limitants de la pandémie. Il n’en demeure pas moins que de nombreux observateurs, au premier rang desquels le Haut-Commissariat des Nations unies aux Droits humains dirigé par l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet, ont alerté sur une possible catastrophe humanitaire et demandé une levée des sanctions contre Caracas. Secrétaire exécutive de la commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Alicia Bárcena est allée dans le même sens, de même que le secrétaire général de l’ONU António Guterres, si bien que 90 tonnes de matériel sanitaire ont pu être livrées à Caracas le 7 avril à l’initiative de plusieurs agences internationales comme l’Unicef, l’OMS et le Fonds des Nations unies pour la population.

Mais la raison sanitaire n’est pas universellement partagée. Quelques jours après l’identification des premiers cas d’infection au Venezuela, le Fonds monétaire international – celui-là même qui s’était montré si généreux avec le président argentin Mauricio Macri en lui accordant un prêt de 57 milliards de dollars pour le résultat que l’on sait – a refusé d’octroyer une aide d’urgence au Venezuela en arguant des dissensions existantes parmi ses membres sur la légitimité du gouvernement Maduro. Peu après, l’administration Trump a proposé un assouplissement des sanctions en échange de la formation d’un gouvernement intérimaire – dans lequel ne devraient figurer ni Maduro ni Guaidó – et a reçu le soutien immédiat de l’Union européenne avant d’annoncer, le 1er avril, le déploiement d’importantes forces de l’US Navy dans la mer des Caraïbes. Et si, comme le titrait le magazine Time dès le 20 mars, le coronavirus pouvait renverser le régime de Nicolas Maduro au Venezuela ? Pourquoi se priverait-on, somme toute, de capitaliser politiquement une crise sanitaire si celle-ci parvient à la fin que l’on poursuit vainement depuis tant d’années ?

Dans ce contexte, la diplomatie française serait bien inspirée de ne pas céder aux sirènes du cynisme et de mettre en acte les promesses de coopération internationale formulées – il est vrai principalement à l’attention de l’Afrique – par le président de la République dans son intervention télévisée du 13 avril. Après s’être aligné sur Washington et le groupe de Lima lorsqu’il s’est agi de reconnaître Guaidó ou de durcir les sanctions au mépris de la crise humanitaire qui couvait déjà, ce serait pour Paris une occasion en or d’affirmer une politique latino-américaine propre et de prendre date en vue de la transition politique vénézuélienne qui ne manquera pas de survenir tôt ou tard.