La triste histoire du « Parc Canada » en Palestine

Adèle Ribuot, Nadav Joffe, Orient XXI,20 septembre 2018

 

Situé sur la route 1 qui relie Tel-Aviv et Jérusalem, le parc Ayalon-Canada, destination très convoitée par les Israéliens, compte plus de 300 000 visiteurs par an. Les circuits de randonnée et de VTT qui le traversent, les cascades et les vues panoramiques qu’il offre sur la vallée d’Ayalon et sur les monts de Judée occultent le fait qu’il a servi d’arme de conquête à Israël.

Des panneaux d’information in situ et le site officiel du Fonds national juif (FNJ, ou Keren Kayemeth LeIsrael, KKL en hébreu) fournissent aux visiteurs du parc des clés de compréhension des lieux et une cartographie des ruines archéologiques qui s’y trouvent. Initialement, le FNJ est l’entité opérationnelle du projet sioniste ; il œuvre dès la fin du XIXe siècle pour la conquête de la terre et la judaïsation du paysage en Palestine.

Aujourd’hui, il est le premier gestionnaire des forêts israéliennes : chargé de leur entretien et de leur ouverture au public, il est aussi le médiateur de l’histoire du parc. On apprend ainsi que les 1200 hectares de forêt du parc Canada contiennent des ruines d’Emmaüs datant de l’époque hasmonéenne (134 à 37 av. J.-C.), des tombeaux du Ier siècle, des bains romains du IIIe siècle, les murs d’une forteresse construite par les croisés au XIIe siècle ou encore qu’il fut le lieu de nombreuses batailles. Le FNJ indique en effet qu’il s’agit du lieu de la confrontation biblique entre Josué et les rois de Canaan, que les Hasmonéens y écrasèrent les Grecs. Au XIIe siècle, sur un saillant de la montagne, les templiers construisirent un fort appelé « Toron des chevaliers » qui devint Latroun dans l’empire ottoman.

Une position stratégique

En d’autres termes, le site du parc Ayalon-Canada occupe une position territoriale particulièrement stratégique. Situé au niveau des premiers contreforts montagneux de Judée, au lieu-dit Bab Al-Wad, le site surplombe la vallée d’Ayalon et assure la domination sur le corridor de Jérusalem qui relie la ville à la côte méditerranéenne.

Il est de ce fait rapidement convoité par les porteurs du projet sioniste. Pendant la guerre de 1948, la bataille dite « de Latroun » oppose les forces armées israéliennes à la légion arabe jordanienne qui contrôle le fort. Malgré six assauts lancés, les Israéliens ne parviennent pas à s’emparer de cette position qui reste sous contrôle transjordanien jusqu’à la guerre israélo-arabe de 1967. Pendant deux décennies, la moitié israélienne de Jérusalem est ravitaillée par la petite route de Burma au sud, l’accès par la route de Bab Al-Wad étant considéré trop dangereux. Le 7 Juin 1967, Israël réussit à prendre le contrôle du fort lors de la seconde bataille de Latroun. Cet épisode militaire prend une grande valeur symbolique dans le récit national : l’armée « libère » ainsi Jérusalem, officiellement déclarée « réunifiée et capitale éternelle et indivisible du peuple juif ». Le dénouement de cette guerre est décisif dans le conflit israélo-arabe et influence encore la géopolitique de la région ; Israël triple sa surface nationale.

De 1967 à 1969, la zone est interdite au public, puis elle est déclarée « espace public en développement ». Le 1 janvier 1976, le Fonds national juif inaugure officiellement le parc, nommé « parc Canada » en l’honneur de la communauté juive canadienne qui a financé sa création. Le malaise est palpable, et certains diplomates refusent d’assister à la cérémonie. Mais le véritable scandale éclate quinze ans plus tard, le 22 octobre 1991, une semaine avant la Conférence de Madrid (1). L’émission hebdomadaire The Fifth Estate de la Société Radio-Canada consacre une enquête de 30 minutes au parc. Son retentissement est international et plusieurs donateurs demandent à ce que les plaques honorifiques à leur nom en soient retirées. Financé par des dollars canadiens déductibles des impôts, celui-ci porte en effet atteinte à plusieurs lois internationales.

Son cas est emblématique de la stratégie foncière sioniste portée par les projets d’afforestation à partir de 1948. L’impératif est alors de conforter et de renforcer l’État face aux pays voisins et aux pressions des Palestiniens qui réclament le droit au retour. Les forêts ont joué un rôle insoupçonné, et le pin a été une arme dans cette guerre.

Une barrière infranchissable de pins

Comme la plupart des forêts plantées par le Fonds national juif à partir des années 1930, le parc Canada est principalement composé de pins d’Alep ou « pins de Jérusalem » en hébreu. Ces arbres portent mal leur nom : en réalité, ils ne sont pas endémiques du Proche-Orient : ils proviennent du nord de la Méditerranée. Le pin d’Alep devient cependant rapidement l’essence privilégiée. Jusqu’à la fin des années 1980, 65 % des arbres plantés sont des conifères, et seulement 8 % sont des eucalyptus et des chênes. C’est qu’il s’agit de l’arbre idéal pour répondre aux ambitions territoriales sionistes. Dans un livret du FNJ de 1935, Yosef Weitz, son directeur de 1932 à 1966 — considéré comme le père de la foresterie israélienne — en encourage la plantation. Il fait l’éloge de sa grande adaptabilité aux différents types de sols (les jeunes plants s’installent facilement), sa résistance à la sécheresse, sa croissance rapide et son feuillage persistant qui assure une couverture épaisse toute l’année. L’arbre permet de créer rapidement un boisement à peu près n’importe où. Dans le même livret, Weitz préconise d’espacer en général les fosses de plantation de 2 mètres et de 1,5 mètre sur sol rocheux, comme c’est le cas au parc Canada. Il est planté en rangs très serrés, afin de mener plusieurs actions militaires : se défendre, conquérir et effacer. Ajoutons qu’en 1948, Yosef Weitz crée et préside le Comité du transfert qui organise et planifie l’expulsion des Palestiniens et vise à empêcher leur retour. Dès lors, les forêts et la guerre sont intimement liées.

Un autre livret officiel du FNJ de 1955 intitulé A Forest Is Born témoigne de l’agenda sécuritaire que porte le projet d’afforestation. Il y est indiqué que les forêts permettent de constituer « une barrière infranchissable » et de protéger l’État de potentielles intrusions extérieures. Elles permettent également de « cacher des positions fortifiées » et réduisent « les chances de subir des frappes terrestres ou aériennes ». Le FNJ indique sur son site Internet qu’aujourd’hui encore et depuis mai 2011, il plante des arbres autour des villes israéliennes situées à proximité de la bande de Gaza afin, est-il dit, d’abriter les habitations, les routes et les chemins des tirs de roquettes.

Interrogée en 2005 par l’ethnographe israélienne Irus Braverman, Amikam Riklin, alors inspectrice en chef du FNJ témoigne : « Lorsqu’il y a des arbres, il faut d’abord les abattre si l’on veut reprendre un territoire. […] Les intrusions ont lieu uniquement dans les marges du territoire et si ça arrive on s’en rend compte… À partir du moment où vous connaissez les contours d’une zone forestière, vous pouvez par la même occasion en identifier le territoire » (2). Les forêts servent finalement aussi à matérialiser les limites de l’État, à faire du territoire un objet identifié et contrôlable, que l’on peut protéger des intrusions. Le Fonds propose en 1969 de planter une large bande de forêt le long de la Ligne verte (3), et les arbres du parc Canada constituent un morceau de cette grande muraille de pins.

Planter des arbres, planter des drapeaux

Le parc est cependant situé au-delà de la Ligne verte. Après la guerre de 1949, un no man’s land est délimité sur le site très disputé de Latroun. Ces terres sont malgré tout annexées après 1967 grâce à la réalisation du parc. Planter des arbres permet ainsi de grignoter des territoires situés en Cisjordanie dans la plus grande discrétion.

Israël s’appuie bien sûr sur des textes juridiques pour justifier ces actes. Après la guerre de 1967, la législation appliquée par l’autorité israélienne en Cisjordanie est un mélange de lois ottomanes, britanniques, jordaniennes et israéliennes. C’est en particulier l’article 78 du Code foncier ottoman de 1858 qui est utilisé. À l’origine, il permet à celui qui cultive ou plante des arbres sur une parcelle d’en revendiquer la propriété. Irus Braverman montre dans son étude Planted Flags : Trees, Land and Law in Israel/Palestine (Cambridge University Press, 2014) comment l’interprétation légale qu’en fait Plia Albek (directrice de la chambre civile du procureur de 1969 à 1992) permet à Israël de s’approprier des terrains en Cisjordanie, en particulier dans la zone C (62 % de la Cisjordanie, sous contrôle total d’Israël) qui est plus rurale que les autres. La loi ne dit plus simplement « les terres cultivées sont vos terres », mais surtout « les terres non cultivées deviennent terres d’État » si elles ne sont pas cultivées pendant dix années consécutives. L’attention d’Israël se porte alors sur les terrains dits « non développés » et « non privés ». Ainsi, les terrains pâturés sans arbres ou transmis par voie orale sont susceptibles d’être confisqués. Entre 1979 et 1993, un recensement bisannuel par photographie aérienne des territoires occupés est même réalisé par Israël, ce qui lui permet de déclarer que plus de 40 % de la Cisjordanie — environ 162 000 hectares — est « terre d’État ». Selon Braverman, après les accords d’Oslo, Israël réduit son utilisation de l’article 78 du code ottoman et se concentre davantage sur le contrôle et la sauvegarde des terres annexées.

Cette rafle organisée a fragmenté le territoire palestinien, lésé son agriculture, favorisé l’extension des colonies et bridé celle des villages palestiniens. En prévention, les Palestiniens plantent des oliviers. Ainsi, la présence de pins ou d’oliviers indique implicitement à qui revient la propriété. Planter un arbre revient alors à planter un drapeau et les opérations d’arrachage, d’incendie ou d’empoisonnement d’arbres par les colons ou l’armée témoignent de cet autre front.

Effacer l’histoire

Enfin, ce dont ne parle évidemment pas le FNJ, c’est que sous les pins du parc Canada se trouvent les ruines de trois villages palestiniens : Yalou, Imwas et Beit Nouba. Dix mille habitants en sont expulsés par l’armée en 1967, puis les villages sont rasés et 1464 maisons sont détruites. Dès 1968, le terrain est presque vierge et vingt ans plus tard une forêt de pins recouvre les lieux. Le couvert fourni par le boisement est essentiel, car ainsi l’histoire palestinienne du site est recouverte. Cependant, certaines fondations en béton sont encore visibles ainsi que les restes de terrasses en pierres sèches où poussent encore des oliviers. On trouve aussi des puits, un cimetière, des haies de figuiers de barbarie qui servaient à délimiter les terrains…

La suppression de ces villages palestiniens n’est bien sûr pas un cas isolé dans l’histoire d’Israël. Au lendemain de la guerre de 1948-1949, on estime que 615 localités palestiniennes sont détruites. Les terres sont nationalisées et le gouvernement vend au Fonds les « propriétés d’absents » afin que le Fonds national juif poursuive son processus de judaïsation et de désarabisation du territoire. Après la guerre de 1967, ce sont environ 195 localités syriennes et 75 localités palestiniennes qui sont détruites. Selon une étude de Noga Kadman, chercheur et guide pour l’association Zochrot, environ 200 villages dépeuplés et démolis sont aujourd’hui situés dans des parcs, des forêts ou des réserves naturelles israéliennes. Sur les 68 forêts et parcs qui appartiennent au FNJ, 46 dissimulent au total 89 villages palestiniens.

Depuis la création de l’État d’Israël, plus de 223 millions d’arbres ont été plantés par le Fonds. Si planter des forêts est une priorité pour Israël, c’est en partie, car cela lui permet de couvrir des crimes contre l’humanité, de purification ethnique, de destruction. Le territoire est par ailleurs une composante essentielle de l’identité nationale, un peuple s’y attache par le biais de narrations et de représentations. Il doit porter en lui les marqueurs de l’histoire. Conserver, valoriser ou supprimer ces marqueurs relève d’un choix politique.

Pour l’écrivain Edward Saïd, le conflit israélo-palestinien est un conflit entre « deux mémoires », chaque camp crée sa propre narration, souligne son lien exclusif et continu à la terre. Aujourd’hui, le paysage israélien est par bien des aspects amnésique et les Israéliens contemplent un horizon qui étouffe la violence de son histoire.

Adèle RibuotNadav Joffe

(1) NDLR. Au lendemain de la guerre du Golfe, la Conférence de Madrid a été la première tentative de la « communauté internationale » pour engager un processus de paix au Proche-Orient. Elle réunissait Israël et les pays arabes dont la Syrie, le Liban, la Jordanie et les Palestiniens (non membres de l’Organisation de libération de la Palestine, alors non reconnue officiellement). Elle a préparé le terrain aux accords d’Oslo de 1993 et au traité de paix israélo-jordanien de 1994.

(2) Irus Braverman, « Planting the Promised Landscape : Zionism, Nature, and Resistance in Israel/Palestine », Natural Resource Journal, 49, printemps 2009 ; p. 347.

(3) NDLR. Dite aussi « frontière de 1967 » (celle qui existait à la veille de la guerre de 1967), elle résulte des accords d’armistice conclus entre Israël, la Syrie, le Liban, la Transjordanie et l’Égypte à la fin de la guerre israélo-arabe de 1948. Son nom lui vient de la couleur retenue pour la tracer sur les cartes annexées aux accords.