Les frontières du Cachemire

Cécile Marin & Fanny Privat, Le Monde diplomatique, octobre 2010

La décision autoritaire de M. Modi, en phase avec sa vision de l’Inde comme foyer national hindou (hindu rashtra), a plongé le territoire himalayen dans le chaos et l’incertitude. Elle est largement soutenue dans le pays, où l’ultranationalisme hindou et la politique identitaire ont le vent en poupe. La majorité hindoue estime que la minorité musulmane, en particulier au Cachemire, a bénéficié d’énormes cadeaux destinés à l’amadouer, et cette victimisation est maintenant au cœur du récit national. Selon les idéologues du régime, le Cachemire fait partie de l’Inde et doit être traité comme n’importe quel autre État de l’Union. Ils oublient que, au moment de l’indépendance, ce territoire n’appartenait pas à l’Inde, pas plus d’ailleurs qu’au Pakistan.

L’histoire du Cachemire, longue, complexe et tortueuse, est faite d’une série de bouleversements politiques et militaires dont la plupart sont imputables au Royaume-Uni et à son héritage colonial. Quand les Britanniques se sont retirés du sous-continent, seule une partie du territoire — les Indes britanniques — était sous le contrôle de la Couronne. Le reste se composait de 565 États princiers « souverains » dirigés par de petits et grands rajas, nababs et maharajas, certains régnant sur d’immenses royaumes, d’autres sur une poignée de villages. Le plus vaste, et le plus divers d’un point de vue linguistique et culturel, était le Cachemire.

« Dans la vallée centrale qui entoure la ville de Srinagar, écrit Chandrashekhar Dasgupta dans un ouvrage remarquablement documenté, la langue dominante était le cachemiri, parlée aussi bien par la majorité musulmane que par la minorité hindoue. Au sud s’étendait la province de Jammu, où le dogri était la langue la plus parlée entre les habitants, principalement musulmans dans l’ouest et hindous dans l’est. Le Ladakh, une région de haute altitude au nord-est, était peuplé de bouddhistes présentant de fortes affinités religieuses et linguistiques avec le Tibet voisin. Le Baltistan, à l’ouest du Ladakh, était occupé par un peuple issu d’une ethnie proche, mais principalement de confession musulmane chiite. Plus au nord, les vallées peu densément peuplées de Gilgit abritaient une variété étonnante de cultures et de dialectes locaux. Enfin, dans l’ouest de l’État s’étendait une bande de terre partageant des liens ethniques et linguistiques avec le Pakistan. Les populations de ces régions étaient majoritairement musulmanes, avec d’importantes minorités hindoues et sikhes, en particulier à Mirpur (3).  » Le seul facteur d’unité entre ces territoires éparpillés à majorité musulmane n’était autre qu’un monarque… hindou.

En quittant l’Inde, les Britanniques lui ont fait un cadeau empoisonné, annonçant aux dirigeants locaux qu’ils retrouveraient leur souveraineté et auraient alors le choix : intégrer l’Inde ou le Pakistan. Or le Cachemire est limitrophe des deux pays. Ayant prétention à accueillir les musulmans, le Pakistan estimait être plus légitime pour en prendre possession. Cela n’empêcha pas New Delhi de le revendiquer également. Le maharaja cachemiri Hari Singh, ne parvenant pas à trancher, demanda un moratoire. Le Pakistan ne l’entendit pas de cette oreille : il décida de prendre les choses en main en envoyant au Cachemire des mercenaires pachtounes appuyés par des soldats de l’armée régulière. Cerné, Hari Singh sollicita l’assistance militaire de l’Inde, où il se réfugia, et, le 26 octobre 1947, signa l’acte de cession du Cachemire à l’Inde.

Quand Jawaharlal Nehru, le premier ministre indien de l’époque, en appela à l’Organisation des Nations unies (ONU), cette dernière demanda au Pakistan et à l’Inde, le 13 août 1948, de retirer leurs troupes, puis d’organiser un référendum d’autodétermination. Le Pakistan refusant de quitter le territoire qu’il occupait, l’Inde maintint également ses troupes, et la consultation populaire ne put jamais se tenir. L’affaire en resta là. En 1962, la Chine occupa à son tour une partie du Cachemire après sa victoire militaire face à l’Inde.

Comme l’explique l’avocat constitutionaliste Aman Hingorani, « tous les États princiers qui ont rejoint l’Union indienne ont renoncé à leurs prérogatives dans trois grands domaines : la défense, les affaires étrangères et la communication, plus quelques autres de moindre importance. Certains ont signé des accords supplémentaires, mais le Jammu-et-Cachemire a refusé. Pour tout ce qui ne relève pas de ces trois domaines, l’Union indienne doit demander l’autorisation de l’État du Jammu-et-Cachemire (…). C’est cette situation que reflète l’article 370 de la Constitution indienne (4) ».

La population du Cachemire n’a jamais totalement accepté la domination indienne et n’éprouve aucun sentiment d’appartenance à l’Union, contrairement aux habitants des autres anciens États princiers. En 1987, la manipulation des élections locales par New Delhi, qui cherche à assurer la victoire de ses alliés, déclenche une insurrection (5). Le Pakistan saisit l’occasion offerte par cette explosion de colère, et l’engrenage se met en branle. La répression des forces indiennes s’abat sur les militants au nom de la lutte contre les attaques terroristes, qu’elles soient d’origine locale ou impulsées par la puissante agence pakistanaise de renseignement, l’Inter-Services Intelligence (ISI). Islamabad finance ou laisse faire des attentats sur le territoire indien.

Dans la région de Srinagar, à 95 % musulmane, le désenchantement à l’égard d’un pouvoir indien de plus en plus autoritaire est total. Depuis 1989, le Jammu-et-Cachemire connaît une insurrection anti-indienne dont l’intensité fluctue selon les périodes. Le conflit est tripartite, impliquant l’Inde, l’ancien État princier du Jammu-et-Cachemire et le Pakistan, qui apporte un soutien moral, matériel et financier à la rébellion.

Aujourd’hui, après le diktat de M. Modi, le Pakistan espère voir l’Inde condamnée au niveau international, ce qui exacerberait probablement les tensions. La Coalition de la société civile du Jammu-et-Cachemire (JKCCS), établie à Srinagar, rapporte que, pour la seule année 2018, on dénombre 586 morts dus au conflit, dont 267 membres de groupes armés, 159 membres des forces de sécurité et 160 civils. Le professeur Sumantra Bose, qui enseigne la politique internationale comparée à la London School of Economics, estime à 40 000 le nombre de tués depuis 1989  (6). Certains parlent de 70 000 depuis 1947. Quant au gouvernement indien, il refuse de donner des chiffres.

La révocation de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire ressemble fort à une annexion de fait qui pourrait conduire à une occupation totale de la région. Les habitants du Ladakh, eux — à l’exception notable des musulmans chiites du district de Kargil —, sont plutôt satisfaits que leur territoire soit désormais séparé de celui des Cachemiris musulmans. Mais ils partagent avec ces derniers la crainte d’une arrivée massive d’investissements d’affairistes indiens et d’une vague d’acquisitions de leurs terres, déjà mises à mal par le tourisme de masse. En Inde, des groupes de pression ont engagé des poursuites judiciaires contestant la constitutionnalité du décret. L’affaire est entre les mains de la Cour suprême.

Pendant ce temps, hormis les condamnations appuyées d’Islamabad et les critiques de Pékin, le silence de la « communauté internationale » est assourdissant. Lors de la visite de M. Modi en France, le 22 août dernier, M. Emmanuel Macron, animé par la perspective de nouvelles ventes de Rafale et autres contrats juteux, s’est abstenu de commenter la restriction des libertés civiles, l’emprisonnement arbitraire de dirigeants politiques et la censure totale de la presse, estimant qu’il appartenait « à l’Inde et au Pakistan de résoudre leur différend dans le cadre bilatéral ».

Le 9 septembre, la haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Mme Michelle Bachelet, a annoncé avoir « lancé un appel particulier à l’Inde pour qu’elle allège les mesures actuelles de restriction ou de couvre-feu, assure l’accès aux services de base et respecte le droit au procès juste pour toutes les personnes qui ont été détenues ». À peine un reproche, une simple tape sur la main.

Black-out médiatique

Cette « situation extrêmement dangereuse », selon Siddharth Varadarajan, fondateur du site d’information en ligne indépendant Thewire.in, « devrait avoir des retombées négatives considérables à trois niveaux. D’abord, du point de vue des violations des droits humains au sein du Cachemire. Ensuite, concernant la place de l’Inde sur la scène internationale : M. Modi a entamé le prestige démocratique du pays. Enfin, cela pose de graves problèmes pour le fonctionnement de la démocratie, car des mesures semblables peuvent être prises contre des États perçus comme récalcitrants ou hostiles au gouvernement » — des États qui pourraient à leur tour perdre leur autonomie et devenir des « territoires de l’Union » administrés directement par New Delhi.

Malgré le black-out médiatique et les articles pro-indiens rédigés par des journalistes complaisants, des reportages commencent à arriver sur les mouvements de rue, les fusillades, la torture et les détentions tous azimuts pratiquées par la police, ou encore sur les manifestants devenus aveugles après des tirs de billes de plomb par les forces de l’ordre. Les autorités font état de deux morts, mais plusieurs sources non officielles en ont évoqué seize.

« À mesure que le bilan s’alourdit, conclut Prem Shankar Jha, des milliers de jeunes Cachemiris qui étaient jusqu’alors restés en marge de l’insurrection vont rejoindre ses rangs. Si l’on en croit les déclarations de l’Organisation de l’État islamique, des djihadistes venus du Proche-Orient, ou peut-être même d’Europe, pourraient pénétrer dans la vallée du Cachemire en dépit des forces de sécurité. Sous la pression populaire croissante, Islamabad risque de lâcher la bride aux groupes djihadistes [tanzeem] en se prétendant incapable de les retenir. Commencera alors une guerre longue et sanglante qui verra le terrorisme s’étendre au reste de l’Inde, où les points faibles ne manquent pas. Le pays, pour y répondre, se transformera en État policier. Les faux combats soigneusement mis en scène se multiplieront. Les musulmans en seront les principales victimes. Pour l’Inde telle que nous l’avons connue jusqu’à ce jour, ce sera le début de la fin. » Une bien sombre perspective.

Vaiju Naravane

Professeure à la faculté de journalisme, médias et cinéma de l’université Ashoka, en Inde ; directrice du Centre for Social and Behaviour Change.

 

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées de rencontres avec l’auteure. Cf. Prem Shankar Jha, Kashmir 1947. Rival Versions of History, Oxford University Press, 1996.

(2BBC, 6 août 2019.

(3) Chandrashekhar Dasgupta, War and Diplomacy in Kashmir 1947-1948, Sage Publications, New Delhi, 2002.

(4) Cf. Aman Hingorani, Unravelling the Kashmir Knot, Sage Publications, 2016.

(5) Lire Alexandre Dastarac et M. Levent, « Montée des périls au Cachemire », Le Monde diplomatique, mars 1990.

(6) Sumantra Bose, Kashmir. Roots of Conflict, Paths to Peace, Harvard University Press, Cambridge, 2005.