Les mouvements sociaux en Amérique latine

 

Mónica Bruckmann et Theotonio Dos Santos[1]

Vingt-cinq années d’expérience néolibérale sous l’égide du FMI et la Banque mondiale ont plongé nos pays dans de graves problèmes économiques et poussé les mouvements sociaux à adopter une attitude défensive. Le chômage, l’inflation, la chute dramatique des salaires et de la qualité de vie, le manque d’investissements dans la production, dans l’infrastructure ou encore dans le développement social ont constitué un ensemble de phénomènes qui a progressivement détruit le tissu social, déstructuré les loyautés institutionnelles, rompu les liens et ouvert la voie à la violence, aux drogues et à la criminalité dans leurs différentes formes d’expression. Les principales formes de luttes du mouvement ouvrier, telles que la grève, ont perdu du terrain, dans la mesure où les nombreux sans-emploi ou de récents engagés sont toujours prêts à remplacer les travailleurs actifs. Les possibilités de lutte dans les rues ont atteint un certain essor jusqu’à ce que la lassitude et l’affrontement à des formes de répression impitoyables fassent reculer le mouvement, qui a progressivement perdu ses objectifs et ouvert la voie à l’action d’un « sous-prolétariat » qui ne dispose pas de programmes de lutte organisés et conséquents.

Récessions et offensive néolibérale

Les années de récession furent aggravées par des mécanismes de répression institutionnelle et des régimes d’exception, fondés sur des formes de terreur de l’État apparues au cours de la phase précédente. La récession qui débuta à partir des années 1970 fut d’abord ralentie par des emprunts extérieurs à faible coût, facilités par le recyclage des pétrodollars. Mais la hausse des taux dans les années 1980, des « renégociations » irresponsables et l’exigence de paiement immédiat des intérêts confirmèrent la phase récessive. Cet ensemble de récessions successives, de régimes d’exception, de terrorisme d’État et de baisse du niveau de vie des travailleurs fut suivi d’une offensive idéologique contraire aux conquêtes et aux avancées sociales obtenues durant les années de croissance économique. L’offensive néolibérale prit son essor pendant la seconde moitié des années 1980. À partir de la chute des régimes du « socialisme réel », l’offensive néolibérale imposa une véritable hégémonie idéologique. Quiconque osait critiquer le capitalisme ou le « libre marché » était immédiatement exclu des médias et de l’académie. C’était l’époque de la « fin de l’histoire », de la fin du socialisme et du marxisme.

Au cours des trente dernières années, les mouvements sociaux de la région subirent les effets de cette situation critique, de laquelle des politiques de défense de l’intérêt national et de suspension du paiement de la dette constituaient les seuls moyens de sortir.  Néanmoins, continuèrent à prévaloir d’autres intérêts privés. Une bourgeoisie typiquement « compradora » prit progressivement le pas dans la région sur des capitaux locaux affectés par les politiques néolibérales et empêchés de prendre part aux bénéfices des évolutions du commerce mondial, captés en majeure partie par les pays asiatiques.

Naturellement, pendant cette période, le mouvement ouvrier est réapparu en Amérique latine dans des formes plus modérées, cherchant le soutien des libéraux et de l’Église enfin éloignée des régimes dictatoriaux, sous la bannière des droits de l’homme, de l’amnistie et du rétablissement de la démocratie. Dans ce contexte, les propositions néolibérales trouvèrent un terrain fertile, boostées par l’autodestruction du socialisme soviétique et euro-oriental. Elles pénétrèrent les partis de gauche, trouvant leur formulation la plus sophistiquée dans la « troisième voie » qui se développa dans les années 1990. Selon cette dernière, il n’y avait aucune alternative à la conception néolibérale de l’économie, dont l’expression d’efficacité était le libre marché. Un libre marché qui, cependant, ne garantissait pas les droits sociaux des travailleurs.  Selon cette vision, il était donc nécessaire de combiner le néolibéralisme économique avec un programme de politiques sociales (ou « compensatoires » comme le proposent le FMI et la Banque mondiale, face aux effets néfastes « provisoires » de la « transition » vers le « libre marché »). La faiblesse théorique et pratique de cette proposition mena à son abandon. Le « libre marché » ne réalisa aucun progrès structurel. Au contraire, ce sont les économies basées sur une forte participation de l’État qui obtinrent un certain succès dans la région.

En Amérique latine, le mouvement ouvrier n’a enregistré de progression qu’au Brésil dans les années 1970, en partie dans les années 1980 et à certains moments des années 1990. Cette perte de combativité du mouvement ouvrier durant les dernières années s’explique par le chômage croissant, résultant de la situation récessive permanente.

Dans les années 1980 et 1990, les mouvements de quartiers dits « marginaux » et aujourd’hui « exclus » gagnèrent du terrain. Leur organisation croissante généra d’importantes ressources propres, même si celles-ci restèrent insuffisantes pour surmonter leurs difficultés. Les organisations de femmes jouèrent un rôle fondamental à l’égard des habitants, en tablant sur l’autogestion solidaire et la couverture communautaire des besoins de base, comme l’alimentation, la sécurité et d’autres services. Les cantines des mères et les comités du verre de lait au Pérou figurent parmi les exemples de ce phénomène.

« Nouveaux » mouvements sociaux

Dans le même temps, les mouvements sociaux furent de plus en plus concernés par les forces sociales émergentes : les mouvements de genre, les indigènes, les Noirs, les environnementalistes, etc., qui imposèrent de nouvelles thématiques à l’agenda des luttes. Leur point de départ prit des formes libérales : défense du droit de vote, garantie juridique de l’égalité des droits des femmes, mise en valeur de caractéristiques propres, reconnaissance des identités ethniques dans la culture nationale… Avec le temps, ces revendications finirent par constituer un projet culturel de rupture avec la structure socio-économique dominante, génératrice de machisme, de racisme et d’autoritarisme.

Ces mouvements sociaux commencèrent ainsi à rompre avec l’idéologie de la modernité, comme expression supérieure et unique de la civilisation. Ce qui leur donna une force particulière, puisque désormais considérés comme promoteurs d’une nouvelle civilisation pluraliste, réellement planétaire, postraciste, postcoloniale et peut-être postmoderne.

Ces « nouveaux » mouvements sociaux vont aussi se caractériser par leur volonté d’autonomie à l’égard des partis, des revendications « nationales démocratiques » et « développementalistes ». Et par leurs liens avec les questions citoyennes, les luttes pour les droits civils, contre les dictatures en Amérique latine. Certains de ces mouvements vont former leurs propres partis politiques. Des organisations politiques imprégnées de cette vision idéologique d’une société civile en train de se restructurer vont apparaître. Au fur et à mesure que cette dernière va gagner en importance, la posture critique à l’égard de l’État va se transformer en posture propositionnelle. De nouveaux programmes de politiques publiques sont promus, puisant en partie dans le programme « national démocratique développementaliste » antérieur et y ajoutant des critiques sociales significatives de l’hégémonie des « bourgeoisies nationales ». Ce nouvel ensemble de forces intègre de nouvelles thématiques à l’agenda politique, comme les revendications écologiques, la revalorisation démocratique et l’approfondissement participatif.

Tous ces changements vont progressivement constituer un nouvel espace politique, qui ne résoudra pas ses propres contradictions, entre la question de l’affirmation d’autonomie et celle de la responsabilité de l’État. Néanmoins, les progrès réalisés ces dernières années par des gouvernements de centre gauche sur pratiquement tout le continent sont le résultat d’un processus de démocratisation appuyé par de gigantesques mouvements. Certains ont donné lieu à des processus de réforme constitutionnelle, à plus ou moins forte participation populaire. Cet élan a institutionnalisé un nouvel ordre social, politique, économique et culturel et engrangé des progrès en matière d’intégration régionale.

Dans toute la région, on parle d’un « nouveau développementalisme » visant à créer les conditions d’une nouvelle politique économique, par la restauration partielle des thèmes et du programme des années 1960 et 1970, adaptés aux nouvelles conditions de l’économie mondiale. L’important est la volonté politique à l’œuvre derrière. Celle-ci est forte et conséquente, malgré certaines faiblesses techniques et l’influence persistante du néolibéralisme et d’un développementaliste qui ignorait les mouvements sociaux. Nombreuses sont les manifestations concrètes des nouvelles orientations en cours qui devront remplacer la barbarie intellectuelle de la pensée unique néolibérale et intégreront la région dans une nouvelle réalité politique et idéologique. Ces orientations mettent au centre du débat les grandes questions sur le destin de l’humanité. Les mouvements sociaux veilleront à ce que l’inégalité sociale, la pauvreté, l’autoritarisme et l’exploitation reculent radicalement, sans retour en arrière.

[1] Extrait de « Les mouvements sociaux en Amérique latine : un bilan historique », ALTERNATIVES SUD, VOL. 18-2011 / 221.

 

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