Les multinationales canadiennes pillent l’Afrique

Alain Deneault, Sébastien Polveche, extrait d’un article paru dans Le vent se lève, 20 octobre 2020
   
Entretien avec Alain Deneault, auteur de Noir Canada et de Le totalitarisme pervers avec Sébastien Polveche.
Dans votre livre Noir Canada, publié en 2008, vous faites le constat que le Canada constitue un « havre législatif et réglementaire » pour les industries minières mondiales, si bien que 75 % des sociétés minières mondiales sont canadiennes. Quels sont les leviers juridiques, fiscaux ou financiers qui expliquent une telle situation ?
Le Canada a une longue tradition coloniale. Créé en 1867 dans sa forme encore en vigueur aujourd’hui, le Canada est né dans l’esprit des projets coloniaux européens. Il fut un Congo du Nord qui, comme bien des colonies, est devenu avec le temps, une législation de complaisance à la manière des paradis fiscaux. Avec William Sacher, je me suis attelé dans Paradis sous terre, après Noir Canada, à rappeler que le Canada, à la faveur de la mondialisation au tournant des XXe et XXIe siècles, s’est imposé comme un pays des plus permissifs dans ce secteur particulier qu’est celui des mines. Traditionnellement, on peut aisément mettre en valeur un site minier aux fins de transactions spéculatives à la Bourse de Toronto : le Canada soutient cette activité spéculative en bourse par des programmes fiscaux d’envergure. Il investit lui-même massivement des fonds publics dans ce secteur, sa diplomatie se transforme en un véritable lobby minier dans tous les pays où se trouvent actives les sociétés canadiennes, et son régime de droit couvre de fait les sociétés minières lorsqu’elles commettent des crimes ou sont responsables d’abus à l’étranger. C’est la raison pour laquelle des investisseurs miniers vont choisir de créer au Canada leur entreprise quand viendra le temps d’exploiter un gisement en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie ou dans l’Est de l’Europe.
Dans Noir Canada, vous mettez en cause les pratiques douteuses de certaines minières canadiennes en Afrique. Que pouvez-vous dire de ces pratiques ?
L’industrie minière se caractérise historiquement par sa violence. Lorsqu’on fait le tour des critiques qui sont portées à l’endroit des sociétés minières canadiennes à l’échelle mondiale, on a l’embarras du choix : corruption, atteinte à la santé publique, pollution massive, financement de dictatures et participation à des conflits armés. L’information est abondante : des chercheurs, des journalistes ou des documentaristes de moult pays ont fouillé de nombreux cas que j’ai repris dans le cadre de rapports indépendants, dépositions faites à des parlements, articles de presse, livres ou documentaires. Mon travail a été de rassembler tous ces cas : transaction entre Barrick Gold et Joseph Mobutu autour d’une gigantesque concession minière, mobilisation de mercenaires par Heritage Oil en Sierra Leone, atteinte à la capacité des femmes d’enfanter au Mali en lien avec AngloGold et IamGold etc.
Dans Noir Canada, vous pointez également l’implication de la diplomatie canadienne, en tant que relais des minières canadiennes en Afrique. De quelle manière la diplomatie canadienne agit-elle pour défendre les intérêts des minières ? Cette situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau ?
La seule chose qui a évolué depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre est la taille des sourires. Le Canada se donne officiellement le mandat de soutenir l’industrie minière dans les pays du Sud, notamment en favorisant le développement de codes miniers identiques à ceux qu’on a dans les différentes régions du Canada. Soit des politiques minières coloniales visant à favoriser l’exploitation indépendamment du bien commun. Il couvre aussi l’industrie essentiellement en lien avec sa capacité à engranger des capitaux en bourse. Une diplomate citée dans Paradis sous terre a même le culot d’expliquer que la diplomatie canadienne ne soutient pas l’industrie minière parce qu’elle est de mèche avec elle, mais parce que les Canadiens ont tellement investi leur épargne (fonds de retraite, sociétés d’assurance, fonds publics etc.) dans le secteur minier – à leur insu – que les autorités politiques canadiennes sont amenées à défendre le bien public canadien en soutenant l’industrie violente et impérialiste qui étalonne ces investissements.
S’agissant des multinationales, vous parlez de totalitarisme pervers. Qu’entendez-vous par totalitarisme pervers ?
C’est un concept qui ne se laisse pas définir en peu de mots, mais qui, dans Le Totalitarisme pervers, renvoie à un univers dans lequel les puissants – c’est-à-dire les titulaires de parts au sein des multinationales dans le domaine de la haute finance et de la grande industrie – n’assument pas la part de pouvoir qui leur revient. Ils diffusent plutôt l’exercice du pouvoir à travers l’action de ceux qu’ils subordonnent. Rendre les employés actionnaires de Total est une des formes du totalitarisme pervers, tout comme le fait de se substituer à l’État, autant dans la restauration d’une pièce au Louvre, que dans son activité diplomatique au Kremlin. On ne sait plus tout à fait où s’exerce le pouvoir, du moment qu’on comprend que les États n’en ont absolument plus le monopole.