Les nouveaux territoires de l’agrobusiness

Plus d’une décennie après la crise alimentaire de 2007-2008, l’appel à changer de modèle agricole est resté lettre morte. Mises en cause dans la flambée des prix, les grandes firmes de l’agrobusiness ont poursuivi leur expansion à l’échelle de la planète, imposant leurs modes de production standardisés, socialement excluants et écologiquement destructeurs. Fortes de leur poids économique et de leur capacité d’influence politique, elles ont réussi aussi à imposer leurs priorités sur le terrain du développement durable et de la sécurité alimentaire.

Fin 2008, alors que l’humanité connaît l’une des plus graves crises alimentaires de son histoire récente, la sortie d’un rapport international, commandé par les principales agences des Nations unies en charge de l’agriculture et de la faim (y compris la Banque mondiale) pour faire un état des lieux des connaissances, des sciences et des techniques en matière de développement agricole, jette un pavé dans la mare. Fruit d’une vaste enquête multidisciplinaire menée entre 2005 et 2007 par des centaines d’experts du monde entier, le rapport de l’IAASTD (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development) rompt avec les poncifs habituels qui caractérisent le langage des organismes internationaux. Prenant le contre-pied d’un autre rapport, le World Development Report publié quelques mois plus tôt par la Banque mondiale et axé lui aussi sur l’agriculture, il démontre, données à l’appui, la plus-value de l’agriculture paysanne et des pratiques agroécologiques par rapport à l’agriculture industrielle et remet radicalement en question la pertinence des recettes technologiques des grandes firmes pour lutter contre la faim. Surtout, il en appelle à un changement urgent de paradigme en matière de développement agricole, dénonçant sans ambages les impasses sociales, environnementales et climatiques du modèle productiviste et libre-échangiste (Alternatives Sud, 2010 ; Holt-Giménez et al., 2015).

Plus d’une décennie plus tard, l’appel des experts de l’ONU n’a manifestement pas été entendu. En dépit de l’aggravation de la crise climatique et environnementale et de la persistance de la faim, la transition n’a pas été amorcée. Au service des acteurs dominants du système international de production, de transformation et de distribution de nourriture, l’agriculture productiviste tournée vers le marché mondial tend au contraire à se généraliser.

Mis en cause dans la crise alimentaire de 2007/2008 et la destruction des écosystèmes, les géants de l’agrobusiness ont poursuivi sans entrave leurs dynamiques de concentration des filières à l’échelle de la planète, et continué à imposer leur modèle agro-industriel standardisé, socialement excluant et écologiquement destructeur, avec le soutien non dissimulé des acteurs publics (Alternatives Sud, 2010 ; 2012). Jamais le secteur n’avait été si concentré, jamais le pouvoir de marché des grandes firmes n’avait été aussi grand, jamais leur influence n’avait été aussi décisive sur l’orientation des politiques agricoles (Mayet et Greenberg, 2017). Partout, les monocultures industrielles progressent à grands pas, accaparent les meilleures terres, repoussent les frontières agricoles, et gagnent du terrain sur les forêts, les savanes ou les espaces traditionnellement réservés à la polyculture paysanne ou à l’élevage traditionnel.

Principal fournisseur mondial de nourriture animale, le complexe du soja, dominé par une poignée de transnationales (Bunge, Cargill, Maggi, ADM et Louis Dreyfus Company) poursuit son irrésistible expansion en Amérique du Sud, propulsée par l’insatiable demande européenne et chinoise. Tour à tour, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et, plus récemment, la Bolivie, le Pérou et la Colombie se sont laissés gagner par la fièvre de l’« or vert ». Encouragée par leurs gouvernements, de gauche comme de droite, la production de soja (transgénique à quatre-vingt-dix pour cent) y a littéralement explosé durant ces vingt-cinq dernières années, au prix d’une destruction irrémédiable des milieux naturels et d’une aggravation des conflits fonciers (Oliveira et Hecht, 2018). Première cause de la déforestation dite importée [1] , le secteur canalise aujourd’hui le gros des investissements directs étrangers dans le domaine agroalimentaire à destination des pays du Sud (Valoral, 2018 ; WWF, 2019).

Pas plus que le cône Sud, l’Amérique centrale n’est épargnée par l’expansion des monocultures industrielles. Mais, dans la région, c’est le secteur de l’huile de palme qui domine et concentre la plupart des investissements (de los Reyes et Sandwell, 2018). Devenu le huitième producteur mondial d’huile de palme, le petit Honduras a ainsi vu sa production augmenter de 560 % entre 2001 et 2017, au détriment du couvert forestier, des polycultures et même des espaces protégés (Radwin, 2019).

Les plantations de palmier à huile progressent également en Asie. En Indonésie et en Malaisie bien entendu, qui concentrent à elles deux près de 85 % de la production, mais aussi en Thaïlande, au Cambodge, au Vietnam, en Birmanie et, surtout, en Papouasie Nouvelle-Guinée, principale frontière asiatique du palmier à huile. Néanmoins sur ce continent, la densité démographique, la raréfaction des terres disponibles et la consolidation des normes environnementales limitent l’expansion du secteur (Cramb et McCarthy, 2017 ; Greenpeace, 2018). C’est pourquoi, après avoir dévasté les forêts primaires de Bornéo et Sumatra, les gros producteurs d’huile de palme se tournent désormais vers le continent africain. « L’Afrique, explique un dirigeant de la transnationale singapourienne Olam, spécialisée dans la production et la transformation d’huile de palme, reste un élément clé de la croissance, du succès et de la stratégie commerciale d’Olam. Notre nouveau plan stratégique nous propulsera vers la réalisation de notre objectif, à savoir celui d’être l’entreprise agroalimentaire la plus différenciée et la plus rentable au monde d’ici 2040, en investissant dans les entreprises qui nous permettront de tirer profit du paysage changeant de la consommation » (cité in La Tribune- Afrique, 22 avril 2019).

L’Afrique : nouvelle frontière de l’agrobusiness

De fait, longtemps tenue à l’écart des grands flux internationaux d’investissement étranger dans le domaine de la production agroalimentaire, l’Afrique a (re-)trouvé une place de choix dans les stratégies internationales des grandes firmes. Le tassement de la demande alimentaire au Nord, l’explosion des besoins en agro-énergie et en nourriture carnée [2], le plafonnement des rendements, la saturation des espaces actuellement cultivés et le renforcement des normes environnementales et sanitaires qui limitent les possibilités d’expansion (et par conséquent les marges de profit) en Asie et dans les pays de l’OCDE ont propulsé le continent au rang de « nouvel eldorado » de l’agrobusiness. Un marché d’autant plus porteur pour les investisseurs que le continent offre d’importantes possibilités de croissance et d’expansion : population jeune et en plein boom, main-d’oeuvre abondante et bon marché, émergence d’une classe moyenne, ressources naturelles abondantes, immenses surfaces de terre dites « disponibles » et « sous-utilisées », réelles possibilités de gains de productivité et de rendements, etc. (OCDE-FAO, 2019 ; Inter-Réseaux et al. , 2019).

Les géants de l’agrobusiness l’ont bien compris. Désireux de tirer profit de ce potentiel de croissance bienvenu, tous cherchent à y consolider leur présence, en multipliant les investissements productifs. Olam, Walmar international, Cargill et Unilever ont massivement investi dans la production d’huile de palme et d’autres cultures de rentes (cacao, café, hévéa, coton, etc.), tandis que Nestlé et Danone sont sur le point de faire main basse sur la filière ouest-africaine du lait (et de ses dérivés) (CommodAfrica, 2019). La production de nourriture et d’agrocarburants et le contrôle des réseaux de distribution se trouvent également dans le viseur des grandes firmes. Dans ces secteurs, elles ont été rejointes, après la crise alimentaire de 2007-2008, par une myriade d’investisseurs européens, chinois, indiens, brésiliens ou des pays du Golfe. Rarement issus du secteur agro-alimentaire et présentant des profils très divers (fonds souverains, fonds de pension et d’investissements, etc.), ceux-ci ont investi massivement dans la terre et la production agricole, après la crise alimentaire, pour surfer sur la tendance haussière du prix des matières premières agricoles. Avec des fortunes très diverses, comme le montre l’échec de nombreux investissements à grande échelle (Alternatives Sud, 2010 ; 2012 ; Delcourt, 2018).

Certes, le continent africain ne capte encore qu’une petite fraction de l’ensemble des investissements directs étrangers dans la production agricole et les filières agroalimentaires (OCDE-FAO, 2019). Mais le mouvement de conversion de l’agriculture africaine aux canons productivistes de l’agrobusiness et du marché international y est bel et bien amorcé, et devrait s’amplifier. À terme, il risque de bouleverser de manière durable des sociétés encore profondément rurales et d’accroître les tensions sociales, sur un continent en proie déjà à de nombreux conflits socio-environnementaux.

Cette dynamique d’expansion de l’agrobusiness en Afrique ne s’inscrit pas dans un vide de discours légitimateurs et mobilisateurs. Depuis la crise alimentaire de 2007-2008, elle est portée par une rhétorique internationale de l’urgence plaidant pour la modernisation de l’agriculture africaine pour faire face aux défis alimentaire et climatique à venir.

Instrumentalisation de l’enjeu alimentaire

À l’origine d’une vague sans précédent d’émeutes de la faim dans une quarantaine de pays et du basculement de plus d’une centaine de millions de personnes supplémentaires dans une situation d’extrême pauvreté, la flambée des prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux en 2007-2008 avait entraîné un vent de panique au sein de la communauté internationale, qui l’avait obligée à remettre la question de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, et plus largement du développement agricole, au centre de ses préoccupations.

Sur fond de prédictions alarmistes, les grandes instances des Nations unies proposèrent alors un changement de cap. Après presque trois décennies de libéralisation des échanges agricoles, d’ajustement structurel et de réduction drastique des budgets publics et des aides destinées à l’agriculture, elles reconnaissaient enfin, à demi-mot, que les stratégies de désengagement de l’action publique dans le secteur agricole avaient conduit les systèmes agroalimentaires de nombreux pays du Sud à la faillite (Alternatives Sud, 2010 ; Holt-Giménez et al., 2015). Sans pour autant renoncer à leur credo libéral, elles appelaient désormais les États à reprendre en main les politiques agricoles et les acteurs du développement – organismes internationaux, ONG, agences de coopération, secteur privé – à refinancer l’agriculture dans les pays les plus pauvres pour répondre au défi posé alors par la FAO, à savoir celui d’un nécessaire accroissement de la production de 70 % (chiffres révisés à 50 % deux ans plus tard) à l’horizon 2050 pour faire face à la croissance démographique (FAO, 2009 ; Alternatives Sud, 2010 ; Holt-Giménez et al., 2015).

Caractérisé par de forts accents productivistes et malthusiens, cet appel à relancer la production agricole dans les pays pauvres pour renforcer leur sécurité alimentaire n’a pas manqué de mobiliser les géants de l’agrobusiness, qui y ont vu non seulement le moyen de relifter leur image, mais aussi une opportune possibilité d’expansion sur le continent africain. Présentant leurs recettes technologiques comme les instruments indispensables à la relance de l’agriculture en Afrique, ils se sont d’emblée positionnés comme des acteurs « incontournables » de la lutte contre la faim. Épousant le langage onusien du développement durable, ils se sont faits les garants d’une transition agricole réussie, écologiquement soutenable et socialement inclusive. Et forts de leur poids économique et politique, ainsi que de leur position dominante dans le système agroalimentaire, ils ont fini par imposer leur conception étroite de l’agriculture aux organismes internationaux, aux acteurs de la coopération internationale et aux gouvernements des pays du Sud, séduits par leurs promesses techno-productivistes (Alternatives Sud, 2010 ; 2012 ; McKeon, 2014).

De fait, ces dix dernières années, les espaces politiques internationaux, régionaux et nationaux en charge de la gouvernance alimentaire et nutritionnelle ont littéralement été phagocytés par les grandes firmes de l’agrobusiness, passées maîtres dans l’art d’imposer leurs priorités dans les agendas politiques, en redéfinissant à leur avantage les grands problèmes humanitaires et les solutions qu’il conviendrait de leur apporter (Alternatives Sud, 2012 ; Valente, 2015).

Certes, ce processus de capture ne date pas de la crise alimentaire. Depuis l’appel de Kofi Annan de 2004 en faveur de la nouvelle Révolution verte en Afrique, les géants de l’agrobusiness n’ont pas caché leur ambition de « redessiner le futur de la sécurité alimentaire et de l’agriculture » (McKeon, 2014 ; Inter-Réseaux et al., 2019). En 2005 déjà, Yara, Monsanto et Unilever faisaient leur entrée dans un groupe de travail sur la faim mis sur pied par le secrétaire général des Nations unies. Un an plus tard était créée, à l’instigation des fondations Rockfeller et Bill & Melinda Gates, l’Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA). Bénéficiant du soutien des grands semenciers, l’AGRA se donne alors pour mission « d’accroître de manière durable la productivité et les profits des petites exploitations agricoles  » en « améliorant l’accès à des semences plus résilientes pour produire des récoltes plus abondantes et stables », en « encourageant la productivité tout en maintenant des sols sains  », en construisant des « marchés agricoles plus efficients au niveau local, national et régional  » et en promouvant des « politiques plus efficaces et la construction de partenariats pour impulser le changement technologique et institutionnel nécessaire à la réalisation de la Révolution Verte  » (Rockfeller Foundation, 2010) .

Le programme était tracé. Il faisait du renforcement du secteur privé et de l’intégration des exploitations familiales au marché les deux piliers de la relance du secteur agricole en Afrique. Mais ce n’est qu’après la crise alimentaire que ces priorités vont réellement s’imposer dans les débats internationaux sur les politiques agricoles et les stratégies de sécurité alimentaire, avec la proposition des pays du G8, en 2008, de poser les fondements d’un nouveau « Partenariat global pour l’agriculture et l’alimentation » entre acteurs publics et privés. La déclaration finale des grandes puissances tranche alors avec les solutions préconisées par de nombreux experts des Nations unies pour lutter contre la faim. Tout en affirmant la nécessité d’un investissement accru dans les secteurs agricoles des pays du Sud, elle prône la continuation des politiques existantes, y compris la libéralisation des échanges agricoles, comme solution structurelle à la crise alimentaire et place les acteurs privés au centre – sinon aux commandes – des stratégies de lutte contre la faim (Golay, 2010 ; McKeon, 2014 ; Valente, 2015).

S’inspirant de ce modèle de convergence entre acteurs publics et privés, de nombreuses plateformes verront ensuite le jour, qui réserveront une large place aux opérateurs privés : Scaling UP Nutrition (SUN) et le Forum Africain pour la révolution verte en 2010 ; l’Alliance pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle, héritière du partenariat global pour l’agriculture et l’alimentation, et le Partenariat africain pour l’engrais et l’agro-industrie en 2012 ; l’Alliance globale pour l’agriculture intelligente face au climat en 2014, etc.

Dotées de fonds supérieurs aux budgets nationaux et aux aides publiques destinées à l’agriculture et la malnutrition [3], ces plateformes multi-acteurs, dominées par les grandes transnationales du secteur ou leurs fondations philanthropiques et lancées parfois à leur initiative, exercent désormais une influence décisive sur la gouvernance nutritionnelle et alimentaire, et formatent les politiques de développement de nombreux États africains.

Coproduction des politiques publiques

Pièces maîtresses des stratégies de lobbying des grandes firmes agroalimentaire en Afrique, ces plateformes multi-acteurs interviennent à plusieurs niveaux. D’une part, elles participent à la coproduction de cadres normatifs et réglementaires au niveau supranational (en matière de brevets, de commerce, de normes commerciales et phytosanitaires, etc.) qui balisent et orientent ensuite l’action publique. D’autre part, elles financent et inspirent directement les stratégies de développement agricole et de sécurité alimentaire et nutritionnelle, tant au niveau régional que national (Inter-Réseaux et al., 2019).

Particulièrement révélateur de l’activisme pluriel des grandes firmes, le cas de la transnationale norvégienne Yara, premier producteur et négociant d’engrais au monde, mérite un détour. Depuis l’appel de Koffi Annan en faveur d’une relance de la révolution verte en Afrique, elle impulse, finance ou oriente une multitude d’initiatives (partenariats, sommets, colloques, etc.) dans le champ de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Membre actif, aux côtés d’Unilever et de Monsanto, du Groupe de travail des Nations unies sur la faim mis sur pied par Kofi Annan, et de l’Alliance africaine pour la révolution verte en Afrique (AGRA), l’entreprise organise à Abuja en 2006 la première Conférence annuelle sur la révolution verte. Dans sa déclaration finale (Déclaration d’Abuja), quarante chefs d’État s’engagent à multiplier par dix l’usage d’engrais via la réduction des droits de douane, des incitations fiscales ou encore la mise en place de centrales d’achat et de distribution.

Jamais à court d’idées, elle lance en 2008 le Partenariat ghanéen pour les céréales (GCP) dans le but d’intensifier la production de maïs dans le pays, via la distribution d’intrants et l’intégration des producteurs aux chaînes de valeurs. Elle participe ensuite à la mise sur pied du Forum sur la révolution verte, qui rassemble chaque année les dirigeants africains et des représentants du secteur privé, au lancement de l’initiative Grow Africa (2011), puis soutient l’initiative de la Nouvelle vision pour l’agriculture du Forum économique de Davos (2011) et le Nouveau Partenariat pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle du G8 (2012). Partenaire privilégié du Partenariat pour les engrais et l’agro-industrie (AFAP) et du Centre international pour le développement des engrais, la transnationale joue enfin un rôle actif dans la promotion du concept de « couloir de croissance » (McKeon, 2014 ; Inter-Réseaux et al., 2019).

Expérimentée pour la première fois à Madagascar en 2005, à l’initiative de la Banque mondiale, sous le nom de PIC (Programme intégré de croissance), l’idée fait flores aujourd’hui en Afrique. Promue à la fois par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, certaines agences d’aide et les grandes firmes de l’agrobusiness, elle s’inscrit dans leur stratégie globale d’investissement privé à grande échelle dans l’agriculture pour relancer la croissance du secteur. Piliers des programmes de développement agricole de nombreux États africains, ces couloirs ou pôles de croissance sont localisés dans des zones présentant un important potentiel (possibilités d’irrigation, conditions écologiques favorables à la production, proximité des routes commerciales, etc.) et vers lesquelles les pouvoirs publics entendent canaliser investissements publics et privés. Afin d’accroître leur attractivité économique, des infrastructures de soutien à la production et à la commercialisation y sont développées et d’importantes facilités réglementaires, douanières et fiscales y sont accordées aux candidats investisseurs. Leur création, leur financement et le développement de l’ensemble des activités agricoles qui y sont menées repose généralement sur des partenariats entre les acteurs publics (État, bailleurs de fonds, Banque de développement, etc.) et le secteur privé (Picard et al., 2017 ; Coalition Sud, 2018)

S’inspirant des fameuses zones économiques spéciales, ces zones de croissances se sont multipliées au cours de la dernière décennie sur le continent africain, sans pour autant que leur efficacité dans la lutte contre la faim et la pauvreté ait été démontrée. Déjà, près de trente-six pôles de croissance agricole et neuf couloirs de croissance ont vu le jour en Afrique, couvrant une superficie d’environ 3,5 millions d’hectares dans vingt-trois pays. Récemment, plus d’une douzaine de pôles ont été créés dans quatre pays seulement – Cameroun, RDC, Côte d’Ivoire et Gabon -, tandis que le Mali, le Togo, le Nigeria et le Mozambique étudient l’implantation de nouvelles zones d’agro-industrialisation. Pionnière en la matière, l’île de Madagascar vient quant à elle de lancer son programme Pôles intégrés de croissance 2.2, qui donne un rôle encore plus déterminant au secteur privé.

Nouvelle vision de l’agriculture : produire à tout prix

La création de ces « hubs » de croissance est au centre de la « nouvelle vision pour l’agriculture » qui inspire – et parfois même conditionne – aujourd’hui les programmes de développement de nombreux pays africains. Promue par les grands acteurs de l’agrobusiness et les puissances agroalimentaires, reprise par de nombreux organismes internationaux et agences de coopération, la plupart des gouvernements africains et des dizaines d’ONG, moyennant quelques adaptations, cette vision repose sur l’idéologie productiviste, technicienne et pro-marché de la « révolution verte ».

Exit toute réflexion sur les conditions sociopolitiques de production de la pauvreté et de la sous-nutrition. Reléguant au second plan, voire ignorant les effets du changement climatique, les risques liés à l’instabilité des prix des matières premières sur des marchés internationaux libéralisés, les inégalités foncières ou de revenu et la compétition asymétrique pour l’appropriation privative des terres et des ressources naturelles, la lutte contre la faim ne se réduit plus ici qu’à une course à la productivité et aux rendements. L’insécurité alimentaire en Afrique est avant tout conçue comme un déficit de productivité lié à l’archaïsme de l’agriculture africaine et à l’inefficacité de ses modes de production [4] . Résoudre le problème de la faim et de la malnutrition sur le continent suppose d’abord de moderniser l’agriculture africaine et d’intensifier ses processus de production, par l’irrigation, la mécanisation, l’utilisation d’engrais de synthèse, de pesticides et de semences améliorées… tout en veillant à insérer les petits producteurs dans les chaînes de valeur, par le biais de contrats de production.

Bien entendu, cette modernisation de l’agriculture africaine nécessite un important transfert de technologie, l’entrée en scène de nouveaux opérateurs pour construire ces chaînes de valeurs, et donc, des investissements conséquents que les États africains seuls, pas plus que les aides publiques au développement, ne peuvent assumer. Aussi, les partisans de la révolution verte plaident-ils pour la généralisation des partenariats public-privé, et la mise en place d’écosystèmes favorables aux investissements et au secteur privé.

Réforme de la législation pour renforcer la sécurité des investissements fonciers et la protection de la propriété intellectuelle sur les brevets, mise en oeuvre de politiques incitatives et attractives, baisse des tarifs douaniers et des taxes à l’exportation, possibilités pour les investisseurs de rapatrier sans frais leurs bénéfices, poursuite des processus d’intégration régionale… telles sont quelques-unes des grandes mesures préconisées pour « améliorer » le climat des affaires et relancer les investissements dans l’agriculture. Á peu près partout en Afrique subsaharienne, les gouvernements sont ainsi invités à se plier à ces recommandations pour attirer les investissements et relancer leurs secteurs agricoles, quand ils ne prennent pas eux-mêmes la décision d’engager ces réformes [5] .

Appuyer la construction de « politiques qui facilitent les affaires et améliorent l’attractivité et la compétitivité  » des secteurs agricoles des pays africains est également le leitmotiv du rapport annuel de la Banque mondiale, Enabling Business in Agriculture (EBA), lancé en 2013 avec le concours de la Fondation Bill et Melinda Gattes, de l’USAID et des agences de coopération britannique, norvégienne, canadienne et néerlandaise. Conçu pour venir en appui des politiques promues par la Nouvelle Alliance pour la Sécurité alimentaire et nutritionnelle, il entend encourager les gouvernements à mettre en place un ensemble de réformes qui facilitent le « doing business », en établissant un classement des différents pays selon l’état d’avancement de ces réformes dans une série de domaines clés : semences, fertilisants, transports, eaux, terres, etc. Autrement dit, plus les États assouplissent leurs cadres légaux et réglementaires, simplifient les procédures sur la vente de semences et l’importation d’engrais chimiques, renforcent la sécurité des investissements privés dans le foncier-agricole, baissent les taxes, libèrent le secteur privé des contraintes administratives, plus ils améliorent leur score de performance et mieux ils sont classés.

Supposé stimuler le développement du secteur privé, dynamiser la croissance et favoriser le déploiement de chaînes de valeur efficaces, l’EBA s’impose désormais comme référence obligée des politiques de développement agricole, au risque d’accélérer la privatisation des terres, le transfert de richesses au profit des investisseurs, le délitement des communautés rurales et la marginalisation des petits producteurs (Oakland Institute, 2016 ; Mousseau, 2019).

Greenwashing et populisme entrepreneurial

Bien entendu, le champ de la sécurité alimentaire et nutritionnelle n’est pas le seul terrain d’action des géants de l’agrobusiness. Depuis quelques années, ils se positionnent aussi comme les fers de lance de l’« économie verte » (Alternatives Sud, 2013).

Promue à la fois par les firmes de l’agrobusiness (Yara, Monsanto-Bayer, etc.), d’importants consortiums publics-privés, les organismes internationaux, le Forum économique mondial et d’importants acteurs publics, à l’instar de l’Union européenne, l’ « agriculture intelligente face au climat » (Climate-Smart Agriculture – CSA) est le principal instrument de ce repositionnement. Conçue comme « un nouveau cadre conceptuel  », elle prétend apporter des réponses de type techno-managériales « aux défis interdépendants de la sécurité alimentaire et du changement climatique » (CIDSE, 2014 ; Astier et Chauveau, 2015 ; Totin et al., 2018).

Les technologies des grandes firmes de l’agrobusiness au service de la lutte contre la faim et le changement climatique, tel est en effet le message de l’agriculture climato-intelligente. Utilisées de manière plus raisonnée, les nouvelles technologies permettraient d’accroître la productivité, faciliteraient l’adaptation des exploitations agricoles aux effets du changement climatique et réduiraient les émissions. Par le biais d’une rationalisation des pratiques agricoles et des processus de production, l’agriculture de précision, associée aux nouvelles technologies de la communication et de l’information, limiterait la quantité d’engrais ou de pesticides déversés sur les champs, en calculant précisément les besoins de la plante. L’utilisation de semences améliorées permettrait non seulement d’accroître la résilience des plantations aux effets du changement climatique, mais réduirait aussi le niveau des émissions, en diminuant la consommation d’énergie fossile. Et, bien qu’épinglées parmi les principales causes de la déforestation, les plantations de soja et de palmiers à huile seraient finalement bénéfiques pour le climat, en favorisant le stockage du CO2 dans les sols (Ibid.).

Bref, moyennant quelques détours, la Climate-Smart Agriculture convertit les monocultures industrielles et les grandes firmes de l’agrobusiness en bons élèves du développement durable.
En verdissant leurs pratiques, elle constitue un formidable outil de pénétration et de diffusion de leur modèle. « Soi-disant destinées à améliorer la sécurité alimentaire  », l’introduction de semences améliorées, dans le cadre de projets « humanitaires » axés sur la smart agriculture, n’est que rarement désintéressées, note ainsi un représentant de l’association Inf’OGM : « elles sont en fait un cheval de Troie. Leur finalité est toujours la même : faire collaborer élites africaines et américaines pour ensuite vendre les OGM classiques, eux résistant au Roundup » (cité in Astier et Chauveau, 2015)

Non seulement en Afrique, mais aussi Amérique latine et en Asie du Sud-Est, ce green washing est en effet devenu en quelques années l’un des principaux outils de persuasion des gros producteurs d’huile de palme ou de soja. Leur premier argument de vente. Il leur permet de redorer leur image, de neutraliser la critique, de réhabiliter leur modèle d’agriculture intensive et de « convaincre » de sa nécessaire expansion, comme solution à la double problématique de la sécurité alimentaire et du changement climatique.

Le concept de « populisme entrepreneurial autoritaire » (authoritarian corpopulism) a été forgé par Alberto Alonso Fradejas pour rendre compte de ce tournant discursif et stratégique chez les producteurs d’huile de palme, de soja et de sucre au Guatemala. Longtemps accusés de crime contre les droits humains et environnementaux et de collusion avec les régimes autoritaires, ceux-ci sont parvenus à se forger une nouvelle légitimité et à consolider leur assise politique, en présentant l’expansion des monocultures industrielles de sucre, de soja et de palmier à huile sous les traits d’un phénomène « responsables » qui répond à la fois aux exigences de la lutte contre le changement climatique, aux standards environnementaux et au souci d’intégration sociale des populations. Dans leur propagande, le complexe oléo-sucrier guatémaltèque n’est plus seulement décrit comme une simple activité économique, génératrice de croissance et d’emplois, mais aussi comme un vecteur de développement durable et un facteur de bonne gouvernance.

Selon Fradejas, cette nouvelle rhétorique est aussi la manifestation d’un changement de stratégie de la part des acteurs de l’agrobusiness dans le pays pour asseoir leur hégémonie et capter les financements publics. D’une part, ils ont abandonné leurs vieilles méthodes spoliatrices pour mettre en œuvre un concept phare des codes de bonnes conduites privés non contraignants inspirés de la Responsabilité sociale et environnementale des entreprises : le modèle de gouvernance multipartite, qui privilégie les ententes avec les petits producteurs et encourage leur insertion dans les chaînes de valeur. D’autre part, ils ont remisé les vieilles stratégies répressives, dite de la « carotte et du bâton », pour privilégier des stratégies de persuasion et un usage sélectif et maîtrisé de la violence.

Gare toutefois à ceux qui s’opposent à l’avancée de ce modèle, car le bâton n’a pas disparu. Les vieux réflexes répressifs peuvent vite reprendre le dessus, comme le montre actuellement la situation au Brésil. Bénéficiant de l’appui sans faille du gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro, les secteurs de l’agrobusiness brésilien ne prennent même plus la peine d’ « adoucir » leurs discours et leurs pratiques : les milices privées fleurissent à nouveau et les assassinats de sans-terres, indigènes et écologistes atteignent un pic dans les campagnes brésiliennes, la déforestation a augmenté de plus de 80 % en quelques mois, les mécanismes de protection des droits des paysans et des indigènes sont démantelés les uns après les autres et les autorités viennent de libéraliser des dizaines de pesticides autrefois interdits (Conte, 2019 ; BBC News Brasil, premier juillet 2019). Ce qui n’a pas empêché la Commission européenne de signer un accord commercial avec les pays du Mercosur en juin 2019.

Le rendez-vous manqué de la crise alimentaire

La crise alimentaire de 2007-2008 aurait pu marquer un tournant historique dans les politiques internationales de développement, en obligeant la communauté internationale à s’attaquer de front aux causes premières de l’insécurité alimentaire et de la pauvreté rurale au Sud : les pressions spéculatives sur les prix, le réchauffement climatique, les rapports de pouvoir asymétriques, la compétition accrue sur un marché international libéralisé, l’accaparement des terres et des ressources, etc. Ce tournant n’aura finalement pas eu lieu, en dépit du retour en force de la problématique de la faim et de l’agriculture dans son agenda.

Au lieu d’encourager les pays les plus pauvres à mettre en oeuvre des politiques de souveraineté alimentaire adaptées aux contextes locaux, capables à la fois de garantir au plus grand nombre l’accès à une nourriture adéquate et de réduire la vulnérabilité des populations à la volatilité du prix des matières premières sur les marchés internationaux, elle a fait le choix de la continuité. Au lieu de mettre en place des programmes de soutien aux paysans du Sud et des mécanismes de protection susceptibles de leur assurer des revenus stables, élevés et rémunérateurs, elle a poursuivi sa fuite en avant néolibérale, quitte à accroître la pression concurrentielle sur les petits producteurs. Au lieu de promouvoir un modèle d’agriculture écologiquement durable et socialement performant, elle a continué à privilégier une approche réductrice et biaisée du développement rural. En adhérant à l’idéologie de l’offre de la révolution verte et aux recettes « technico-productiviste » des grandes firmes pour lutter contre la faim et le changement climatique, elle a nourri leurs stratégies d’expansion (Valente, 2015 ; Bragdon, 2016 ; Mayet, 2017).

Nombreux sont ceux qui dénoncent cette imposture, et alertent sur les dangers d’une telle dérive, rappelant que là où elles ont été mises en oeuvre, les recettes de la première « révolution verte » n’ont que rarement bénéficié aux populations rurales. En dépit d’une hausse réelle de la production et de la productivité, elles n’ont guère amélioré la situation des producteurs les plus pauvres en Asie et en Amérique latine. Au contraire, elles ont encouragé l’accaparement des terres et leur concentration au profit des acteurs dominants. Elles ont exacerbé les conflits fonciers, alimenté l’exode rural, déstructuré les communautés paysannes. Et en privilégiant un modèle de production standardisé, industriel et chimisé, elles ont accentué la dépendance des petits producteurs aux fournisseurs d’intrants, appauvri la biodiversité, fait voler en éclat des agro-écosystèmes locaux à forte résilience, et aggravé finalement la vulnérabilité alimentaire des communautés rurales.

Au service des intérêts des grandes firmes et de leur stratégie d’expansion, le modèle d’agriculture productiviste promu par les partisans de la nouvelle révolution verte, gourmand en ressources, vecteur de dépendances et générateur d’inégalités, ne peut en aucun cas constituer une réponse aux défis alimentaires. En témoigne la hausse pour la troisième année consécutive du nombre de personnes sous-alimentées dans le monde, en dépit de la croissance vertigineuse de la production. Ainsi selon un rapport récent de la FAO (2019), près de 820 millions de personnes souffrent encore de la faim dans le monde, soit un chiffre à peine moins élevé qu’il y a dix ans !

Déjà, les nouvelles stratégies de relance de la croissance agricole en Afrique montrent leurs limites. Le plus souvent, les communautés locales ont à supporter l’essentiel des externalités négatives (pollution, déforestation, destruction des écosystèmes locaux, etc.) liées aux investissements privés dans le secteur agricole, quand elles ne sont pas privées de leur terre et de leurs ressources. Rarement les promesses d’emplois et de revenus accrus que font miroiter les nouveaux pôles et corridors de croissance agricoles sont au rendez-vous. Et prétendument gagnant-gagnant, les partenariats publics-privés servent principalement les intérêts du privé, tandis que les mesures fiscales incitatives visant à stimuler les investissements (exemption de taxes à l’import-export, possibilité de rapatrier les bénéfices, etc.) privent l’État d’importantes rentrées financières, et partant les populations locales de retombées socio-économiques essentielles.

Supposés générer des revenus stables et élevés pour les petits producteurs, les contrats de production ne tiennent pas non plus leurs promesses. Compte tenu des rapports asymétriques existant entre les différents maillons des chaînes de valeur, il tendent plutôt à renforcer la marginalisation des producteurs les plus pauvres, à accélérer le mouvement de privatisation de l’agriculture, à encourager la conversion des cultures alimentaires au profit des cultures de rente et à accroître la dépendance des petits producteurs aux opérateurs externes qui contrôlent ces chaînes (Oakland Institute, 2016 ; Collectif Sud, 2018 ; Mousseau, 2019).

Loin d’être un levier de développement, cette stratégie de conversion de l’agriculture africaine aux canons productivistes du marché international risque à terme de mettre en péril la survie de millions de paysans africains, principaux fournisseurs de nourriture sur le continent, d’aggraver l’insécurité alimentaire et d’exacerber les conflits sur le continent. Les solutions pour éviter un tel scénario existent pourtant. Encore faut-il la volonté politique de les mettre en oeuvre.


Notes

[1Déforestation causée par la demande en produits agricoles d’autres pays.

[2En raison de la modification des habitudes alimentaires dans les pays émergents

[3Ainsi, fin 2009, la Fondation Bill et Melinda Gates avait déjà investi 1,4 milliard de dollars dans le domaine de l’agriculture. A titre de comparaison, le budget de la FAO pour l’année 2010-2011, approuvé par ses 192 États membres, était de un milliard de dollars (McKeon, 2014).

[4« Beaucoup de fermiers produisent juste à peine de quoi nourrir leur famille, ils sont incapables de générer un surplus et donc d’avoir un revenu suffisant pour acheter les intrants nécessaires pour accroître leurs récoltes en céréales. De modestes investissements et de petites améliorations dans les pratiques agricoles pourraient tripler voire quadrupler ce qu’ils produisent aujourd’hui  », écrivent ainsi les promoteurs de l’AGRA (Rockfeller Foundation, 2010).

[5Ainsi, en 2014, dans la déclaration de Malabo, les États africains se sont engagés à « créer un environnement politique et institutionnel, ainsi que des systèmes d’appui appropriés, ou améliorer ceux qui existent, pour promouvoir l’investissement privé dans l’agriculture, l’agrobusiness et l’agro-industrie » (cité in Inter-Réseaux et al., 2019).

 

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