L’humanitaire perdu en chemin ?

Frédéric Thomas, CETRI, 20 septembre 2019

Dans une tribune d’Alternatives humanitaires, l’écrivain et humanitaire Pierre Brunel s’interrogeait sur ce qui avait peut-être été perdu d’essentiel dans la transformation de l’humanitaire en « industrie mondialisée » [1] . Ce texte, sensible et intelligent, est symptomatique de certains des paradoxes et du hors-champ de l’humanitaire.

C’est dans le changement de vocabulaire que Pierre Brunel repère d’abord le changement d’époque : « Pourquoi les mots « audace », « révolte », « engagement », et même « mission » sont-ils aujourd’hui démonétisés dans le milieu humanitaire ? ». Remplacés qu’ils sont par des mots comme « professionnalisation », « management », « évaluation », « performance », « process », « guidelines », « reporting », « redevabilité aux bailleurs », « rentabilité », voire « esprit start-up »… Ces mots nouveaux trahiraient un glissement du rapport (« essentiel, prioritaire, fondateur ») aux bénéficiaires à celui aux bailleurs ; rapport qui, en devenant hégémonique, court-circuiterait la mission première de l’humanitaire.

« Ce n’est plus la survie des êtres humains en détresse qui nous occupe prioritairement, nous obsède, nous révolte ou nous habite, c’est notre propre survie d’ONG… ». Et Pierre Brunel de voir dans le « double mouvement de complexe d’infériorité et de fascination envers l’univers entrepreneurial » la cause et le piège de ce glissement. Tout en en reconnaissant la difficulté, il appelle à ce que l’humanitaire se démarque radicalement – par ses valeurs et ses principes, par son esprit et son objet – de l’entreprise privée, afin de recouvrer son utilité et sa nécessité. Son caractère irremplaçable.

Illusions perdues ?

Pierre Brunel, qui s’est engagé dans l’humanitaire en 1994 – soit, comme il le dit lui-même, à mi-chemin entre les french doctors du Biafra en 1968 et l’humanitaire mondialisé du vingt-et-unième siècle –, se défend de toute nostalgie et naïveté, entendant assumer les enjeux financiers (d’hier comme d’aujourd’hui) de l’humanitaire. Il n’en reproduit pas moins le clivage romantique propre à l’imaginaire humanitaire – aventure/professionnalisation, mission/projet, etc. – sans faire la part entre les pratiques effectives et leurs images. Sans non plus interroger les échos néocoloniaux, machistes et religieux (l’aventure, l’exotisme, la virilité, le caractère missionnaire, l’indispensable 4X4, etc.), de ces dernières.

L’esprit et les mots mêmes de l’entreprise, dans un monde de plus en plus libéralisé, auraient gangréné ceux de l’humanitaire, et risquent, à moyen terme, de se substituer à eux. Tel est le diagnostic de l’auteur. Mais plutôt que d’y voir un changement de vocabulaire et de paradigme, ne faut-il pas y reconnaître, de manière plus organique, une recodification nouvelle des mêmes mots, images et pratiques ?

Au tournant des années 1968, les french doctors ont ainsi recodés les termes mêmes du militantisme et de l’engagement politiques, en les reprenant à leur compte, mais sous une forme (prétendument) débarrassée de toute idéologie et de leur fixation, sinon totalitariste ou marxiste, du moins étatiste. Or, cette configuration avait des résonnances évidentes – le rejet des lourdeurs bureaucratiques, l’appel à l’initiative individuelle et à la mobilité, etc. – avec le néolibéralisme, qui bientôt prendrait son essor. Et ce d’autant plus que nombre d’acteurs humanitaires, dont au premier chef Médecins sans frontières (MSF), allaient reproduire les techniques de marketing et de récolte de fonds du nouvel esprit managérial.

Ainsi, le problème n’est pas tant que l’humanitaire ait été « rattrapé » par le marché, mais bien qu’il ait d’emblée partagé (et répercuté) certaines de ses valeurs et méthodes. L’équilibre précaire qui maintenait vaille que vaille, il y a quelque temps encore, la distinction a, sous la pression néolibérale et la droitisation du monde, basculé, tendant à faire de l’humanitaire une autre forme de privatisation plus ou moins déguisée.

Ce hors-champ de la réflexion transparaît dans l’opposition mise en avant, dans la tribune, entre bénéficiaire et bailleur. Le déséquilibre au profit du second témoignerait de l’allégeance à « l’argent nerf de la guerre », et, au-delà, à la peur des ONG de disparaître. Mais c’est tout à la fois supposer un rapport immédiat et évident aux bénéficiaires, et ne pas repérer l’enjeu commun de la relation aux uns et aux autres : la question des pouvoirs. Car c’est bien elle qui surdétermine les rapports, tant aux bailleurs qu’aux principaux intéressés, en construisant et en figeant l’image de la « victime », du « bénéficiaire » et, par extension, en miroir, celle de l’acteur humanitaire.

Or, jusque dans les mots, cette inégalité de pouvoirs ne semble pas être mise en question dans la critique du déplacement opérée dans la relation des bénéficiaires vers les bailleurs, dont l’humanitaire demeure l’axe central. On se permettra de douter que les Biafrais de 1968 aient (forcément) été plus respectés, écoutés, libres de dire comment et ce dont ils avaient besoin, que les Haïtiens de 2010. L’aventurier peut s’être mué en consultant, et les marqueurs avoir changé. Mais l’asymétrie ?

Marquer la différence

En cette époque de défaitisme et de triomphe de la novlangue ultralibérale, l’alternative dessinée par Pierre Brunel – se différencier radicalement de l’entreprise privée – ne manque pas de panache. Mais cette différenciation a aussi ses propres mots, au premier rang desquels, ceux de « (service) public » et de « politique ». Soit les mots mêmes qui ont servis et servent encore sinon de repoussoir, à tout le moins de contrepoint, au développement de l’humanitaire. D’où le paradoxe d’en appeler à se démarquer du privé, tout en s’en interdisant les moyens et l’élan, et, pire encore, en ayant contribué à la démonétisation de ceux-ci.

De fait, l’humanitaire est à la fois un effet de la dépolitisation et un vecteur de celle-ci. Principalement en faisant de sa neutralité la condition première de son efficacité, voire de toute efficacité. Mais d’une neutralité qui n’est pensée et brandie que par rapport aux États et autres acteurs politiques ; jamais par rapport au marché. De la sorte, elle occulte les rapports de pouvoirs implicites et/ou extérieurs à la sphère politique, couvre les dynamiques de privatisation, et participe de l’aura des solutions « pratiques » managériales.

Se différencier radicalement de l’entreprise privée, cela ne commence-t-il pas par une re-politisation : des mots, des enjeux, des rapports ? Et par un repositionnement au sein d’un espace habité par des acteurs, des histoires, des cultures, des relations sociales diverses, d’où penser et poser le politique, et ce y compris sa mise à distance propre à l’action humanitaire ? Pour, enfin, réinterroger à nouveaux frais l’efficacité de cette action, en fonction de (ringardes) questions de pouvoirs, d’égalité, d’autonomie et de liberté

Notes

[1] Pierre Brunel, « Qu’avons-nous perdu en chemin ? ». Tribune originellement parue, le 31 octobre 2018, sous le titre «  L’humanitaire est-il encore en mission ?  » sur le site d’Alain Boinet : https://defishumanitaires.com, et reprise par Alternatives humanitaires en mars de cette année : http://alternatives-humanitaires.org/fr/2019/03/26/quavons-nous-perdu-en-chemin/. Tous les extraits proviennent de cette tribune.

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