Liban : un soulèvement qu’on n’attendait plus

DOHA CHAMS, Orient XXl, 22 OCTOBRE 2019

 

Poitrine ouverte face à la caméra de télévision, un jeune de vingt ans clame au micro sa joie et sa stupéfaction : « Vous voyez combien nous sommes maintenant ? Nous étions onze seulement au départ, vous imaginez un peu ?! » Il montre la foule innombrable autour de lui, encadrée par des forces de sécurité en tenues de combat complet. Elles sont positionnées en bas du bâtiment du sérail, siège du gouvernement, dans le centre-ville et sur la place des martyrs, à quelques centaines de mètres de là.

L’afflux des manifestants n’a pas cessé, jusqu’à une heure avancée de la nuit ; des jeunes pour la plupart, malgré les routes coupées par des pneus en flammes. Ils sont venus à pied, souvent de très loin. Des manifestations « volantes » ont également fait irruption dans les quartiers les plus démunis. Les villes les plus pauvres se sont très vite ralliées, comme Tripoli, considérée comme la ville du bassin méditerranéen la plus touchée par la misère, ainsi que la région du nord du pays, Akkar et ses environs, mais aussi Saïda dans le sud, Baalbek dans la plaine de la Bekaa, et cela sans la moindre coordination. C’est la force d’un soulèvement qui se préparait de longue date, et aussi sa résilience, qui déjoue l’efficacité la répression. Comme si les Libanais n’attendaient qu’un signe d’encouragement pour descendre dans la rue, ou comme si la bombe à retardement des frustrations économiques et sociales qui avaient gagné les Libanais de toutes confessions sans distinction aucune avait fini par exploser.

TERREAU PROPICE

Si le terrain était préparé de longue date, les événements se sont précipités pour plusieurs raisons, et d’abord économiques : la décision du gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé de retirer des mains des Libanais les liquidités en dollars, ce qui a eu des répercussions sur les taux de change et la stabilité — illusoire du reste — de la monnaie nationale. Décision suivie par celles des banques qui ont commencé à refuser les retraits d’argent de leurs clients, même quand ils avaient des comptes en dollars. Tout cela dans un pays qui importe l’essentiel de ce qu’il consomme, sans réelle croissance économique depuis plusieurs années, et dont la crise financière (déficit budgétaire, déficit de la balance des paiements) l’a mis au bord du gouffre sur fond de corruption de la classe gouvernante paralysée au sein d’un gouvernement de coalition, de gabegie et d’absence de réformes sociales et économiques.

Vient ensuite l’incurie du gouvernement, révélée au grand jour avec l’incapacité à maîtriser les incendies dans les forêts libanaises, qui ont dévoré des centaines d’hectares, dans un spectacle affligeant pour les habitants. La décision du gouvernement d’imposer de nouvelles taxes sur le tabac, l’essence et… les services gratuits de WhatsApp, c’est-à-dire les trois exutoires qui restaient aux Libanais démunis a été le détonateur.

À l’image des incendies, les manifestations ont alors embrasé le pays. Ce qui a particulièrement retenu l’attention et suscité des espoirs a été le ralliement de régions qui n’étaient guère habituées aux protestations sociales, comme la ville côtière de Jounieh célèbre pour ses boîtes de nuit, ou Zghorta dans le nord, ou encore les villages du Metn et de son littoral, toutes régions dont la base populaire est acquise aux partis d’obédience chrétienne.

Les politiques économiques et celles de l’ingénierie financière, en phase avec les demandes de la Banque centrale, ont unifié tous les Libanais par-delà les clivages confessionnels ou partisans. Ils sont descendus dans la rue en fustigeant — nommément — les leaders de leurs propres communautés confessionnelles, tout en s’en prenant au gouverneur de la Banque centrale.

L’expression de la souffrance de tous ces gens était palpable. Elle avait atteint un degré insoutenable. Elle a explosé en slogans d’une grande véhémence, souvent injurieux, dans une sorte de catharsis géante.

DES RESPONSABLES POLITIQUES DANS LE DÉNI

La classe politique n’a pas tout de suite saisi la portée du soulèvement, qui n’était pas dû à WhatsApp, ni à quelques livres de plus sur les paquets de cigarettes que la population consommait pourtant à hautes doses, ni même à la taxe sur l’essence, mais bien plutôt à des décennies de déceptions. L’un des jeunes confie à Orient XXI : « Ils pensent vraiment que nous protestons à cause de WhatsApp et du tabac ? Non ! même pas pour le pain ! Nous ne voulons plus de cette classe parasitaire qui nous gouverne, qui est la raison de notre misère, et qui est décidée à poursuivre l’endettement auprès de CEDRE1 et d’autres. »

Un autre jeune intervient : « À commencer par le président de la République et jusqu’en bas de l’échelle, nous ne voulons plus d’eux ! Basta. Qu’ils dégagent, tous ». Une jeune fille venue de la lointaine région du Akkar nous dit : « Je suis diplômée en gestion d’entreprise, et comme tous les jeunes de ma génération, je suis obligée d’accepter un emploi qui n’a rien à voir avec ma formation. Et encore, çà, c’est quand on trouve un emploi ! On travaille plus de dix heures par jour, on n’a aucun droit, on est humiliés en permanence. Et pourtant je ne veux pas émigrer. Je suis attachée à ma patrie. » Les larmes aux yeux elle ajoute : « Au lieu de nous enseigner la deuxième guerre mondiale à l’école, ils feraient mieux de nous enseigner la guerre libanaise, dont ils ont été la cause et les acteurs principaux, avant de se faire couronner à nos dépens. Nous ne voulons pas seulement qu’ils démissionnent, mais qu’ils rendent ce qu’ils ont volé. »

QUI EMPÊCHE LES RÉFORMES ?

Un fossé semble séparer la classe politique de sa population. Le ministre des télécommunications n’est-il pas apparu à la télévision le lendemain pour annoncer qu’à la suggestion du premier ministre il avait décidé de retirer sa proposition de taxe sur les services gratuits de WhatsApp ? Mais les manifestants qui avaient pu prendre connaissance de la déclaration ont réagi sur les places publiques par des injures, parfois obscènes, contre le ministre connu pour sa chaîne de boutiques de chocolats, lesquelles ont été vandalisées et pillées, et leur contenu distribué à des manifestants démunis. En guise de pied de nez, la razzia a même été filmée et partagée sur WhatsApp et les réseaux sociaux, assortie d’un hashtag hostile au ministre célèbre pour son manque d’empathie et de compétence — sans parler de son implication dans les affaires.

Peu après c’était au tour du premier ministre d’apparaître publiquement pour tenter de dégager tout d’abord sa responsabilité personnelle de la crise, et ensuite d’insinuer que certains « partenaires dans le gouvernement » (comprendre le courant du président Michel Aoun, et l’alliance Amal-Hezbollah) entravaient la mise en œuvre des réformes adoptées par la conférence CEDRE qui devaient assurer au Liban 11 milliards de dollars (9,87 milliards d’euros) de prêts et dons. Il annonçait dans la foulée le délai de 72 heures donné à ces partenaires pour que le plan de réformes soit entériné, sans quoi il laissait entendre qu’il démissionnerait.

Le président de la République Aoun est lui-même intervenu pour tenter par de bonnes paroles de mettre du baume au cœur des manifestants, après un attroupement massif parvenu jusqu’au palais présidentiel de Baabda. En vain. Les actions de son gendre, Gebran Bassil, honni par une bonne partie de la population pour son racisme et sa corruption, et qui se préparait à succéder à son beau-père à la présidence de la République, parlaient plus fort que son discours.

LA BASE DU HEZBOLLAH DANS LE MOUVEMENT

Se sont succédé ensuite les interventions de plusieurs leaders de la coalition gouvernementale, tels Walid Joumblatt qui a tenté d’apparaître en phase avec la rue, comme s’il n’avait pas été un partenaire majeur de la corruption généralisée depuis la guerre civile, dont il était l’un des seigneurs, et comme s’il n’était pas l’un des emblèmes du système confessionnel. Tout cela confirme aux yeux de l’opinion publique le fait que les responsables politiques sont dans un total déni.

Le discours télévisé de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, qui avait été préalablement programmé pour une commémoration religieuse, n’a pas non plus réussi à contrôler sa base. Celle-ci a massivement participé aux manifestations. Notamment dans le sud du pays, bastion de son alliance avec Nabih Berri, leader du mouvement Amal et président du Parlement depuis 27 ans, an nom du « quota » alloué aux chiites dans la participation au pouvoir. Ses partisans lui reprochent la participation à un gouvernement corrompu, et le retard marqué par les députés du parti dans le dévoilement des affaires de corruption dont ils disaient eux-mêmes avoir les preuves, et détenir des documents compromettant de nombreux dirigeants dans des affaires de détournement de fonds publics et d’enrichissement illégal.

Il fallait bien qu’un jour ou l’autre une telle alliance, dont le but initial était d’offrir une protection officielle à l’armement de la résistance et une reconnaissance de sa légitimité, devienne embarrassante pour « le parti de Dieu », en raison de la corruption qui gangrenait le mouvement allié, Amal. À l’origine, les priorités de Nasrallah tournaient clairement autour des activités de la résistance à Israël, avec un intérêt moindre pour les questions gouvernementales, laissées entre les mains de son allié.

Mais les choses semblaient avoir changé l’année dernière avec la formation d’un nouveau gouvernement. Nasrallah avait alors annoncé l’intention de son parti de lutter contre la corruption et d’œuvrer pour un État qui ne serait pas basé sur la rente et les spéculations financières, mais sur l’économie productive. Il s’agissait là d’un tournant majeur. Et en effet ses députés et ses ministres ont commencé à éplucher les comptes et dénoncer des jeux d’écriture dans les budgets adoptés depuis 1992, accusant au passage l’ex-premier ministre Fouad Siniora d’avoir détourné 11 milliards de dollars (9,87 milliards d’euros) lorsqu’il était au pouvoir. Le mufti de la République (sunnite) avait alors déclaré que des poursuites contre lui étaient une ligne rouge à ne pas franchir, et l’instruction avait été suspendue, dans un pays où les sensibilités confessionnelles sont vives.

L’INAMOVIBLE NABIH BERRI

Mais que disait Nasrallah dans son discours ? Essentiellement que la situation économique et financière n’était pas le résultat du mandat actuel, mais l’effet d’accumulation de plusieurs décennies. Il estimait cependant « inopportune la démission du gouvernement dans la conjoncture actuelle, car tout nouveau gouvernement reviendrait dans la même configuration », insistant sur le fait que le « mandat » (à savoir son allié le président de la République) ne tomberait pas.

Le grand muet dans tout cela était Nabih Berri, l’inamovible président de la chambre des députés (depuis le 20 octobre 1992) dont l’épouse elle-même était conspuée dans la rue, accusée d’affairisme et d’enrichissement illégal. Son silence s’est accompagné d’une intervention brutale de ses partisans contre les manifestants, qu’ils ont agressés ouvertement, dans son principal fief du sud, à Tyr, Bint Jbeil, Nabatiyé, comme à Beyrouth. Il n’a pas hésité, face à la manifestation principale dans la capitale, à impliquer dans la répression les gardiens du Parlement dont il était le président ! Ceux-ci ont aussi lancé des bombes lacrymogènes, aux côtés des brigades antiémeutes. Ils ont arrêté 70 manifestants le premier soir, les ont battus avant de les relâcher dimanche 13 octobre. Ce qui n’a pas empêché les manifestants de se regrouper et de manifester, voire de se moquer de ceux qui leur lançaient des bombes périmées : « Dispersez-nous au moins avec du bon matériel, plutôt que des bombes aussi obsolètes que vous ! »

« QUAND ON DIT TOUS, ÇA VEUT DIRE TOUS ! »

Quelques députés ou anciens députés ont essayé de s’associer aux manifestations, mais en ont été rejetés sous les quolibets et les jets de bouteilles d’eau. Un député du parti phalangiste des Kataëb a tenté à Beyrouth de rejoindre un sit-in dont il a été chassé. Un ancien député à Tripoli a connu le même sort. Ses gardes du corps ont réagi en tirant sur la foule. Résultat : un mort et sept blessés. Les manifestants en colère s’en sont alors pris à ses bureaux et ont attaqué une société de transport qui lui appartient.

Il faut dire que Tripoli a atteint des taux de chômage sans précédent, avec un contraste saisissant entre misère et richesse2.

La ville avait déjà donné des signaux d’alerte sociale deux semaines environ avant les manifestations. Un rassemblement pacifique nocturne autour du domicile de l’ex-premier ministre et milliardaire Nagib Mikati lui avait lancé, par mégaphone, un appel à « investir dans la ville ou à la quitter ». Des rumeurs ont couru quelques jours plus tard sur le fait qu’il s’apprêterait à quitter le pays, ainsi qu’un autre ex-premier ministre, Fouad Siniora, accusé d’enrichissement illégal. On a pu alors entendre dans les manifestations des slogans appelant à l’interdiction de quitter le territoire pour ces personnes, qui devaient rendre des comptes, et surtout rendre l’argent pillé qui suffirait à rembourser la lourde dette publique. Certains n’ont pas hésité à appeler à une arrestation groupée du type « Ritz Carlton »3.

Depuis le départ, le gouvernement n’a cessé d’essayer d’affaiblir un mouvement qui a mobilisé des dizaines de milliers de protestataires dans la seule capitale et tout autant dans d’autres régions du pays. Ainsi le président du parti des Forces libanaises Samir Geagea, l’un des derniers seigneurs de la guerre, a-t-il annoncé le retrait de ses quatre ministres du gouvernement, ce qui n’a guère fait bouger les manifestants.

La plus importante de ces tentatives a été le communiqué du ministre des finances Ali Hassan Al-Khalil samedi 19 octobre au soir, à l’issue de sa réunion avec le chef du gouvernement. Il disait s’être mis d’accord avec lui sur « la mise en œuvre du budget sans fiscalité supplémentaire, le retrait de tous les projets qui allaient dans ce sens, et l’application de réformes sérieuses avec le concours de certains secteurs notamment bancaire, de façon à ce que cela n’affecte pas la population, et lui évite de supporter la moindre taxe, aussi minime soit-elle ».

Cette concession magnanime du pouvoir n’a cependant trouvé aucun écho auprès de la population, qui poursuivait imperturbablement ses manifestations. Ils ne s’étaient pas sentis concernés par le délai de 72 heures donné par le premier ministre pour trouver des solutions satisfaisantes. Et il est douteux que le discours du premier ministre Hariri du 21 octobre parvienne à éteindre l’incendie : il a annoncé un budget 2020 sans impôts supplémentaires pour la population, une baisse de 50 % des salaires du président, ministres et députés, ainsi que des nouvelles taxes sur les bénéfices des banques. De nombreuses voix disaient vouloir continuer à investir les rues jusqu’à la chute du gouvernement, et l’organisation d’un scrutin selon une loi électorale nouvelle libérée du corset confessionnel, conformément aux accords de Taëf.

Ce qui équivaut à une volonté de renverser le régime et s’apparente à une bataille existentielle. Ceux qui la réclament savent qu’elle n’est pas facile à mener, mais semblent déterminés à le faire. De même que les dirigeants sont déterminés à prolonger la vie du régime, fût-ce au prix de la vie des citoyens, dont le quart vit désormais misérablement, en deçà du seuil de pauvreté.

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