L’incendie du Reichstag

Pierre Beaudet

Le 30 janvier 1933, Hitler remporte les élections avec environ 36 % des suffrages. Quelques mois plus tard, avec l’appui des autres partis de droite, il obtient les pleins pouvoirs et entreprend de réprimer l’opposition de gauche divisée entre socialistes (SPD) et communistes (KPD). Parallèlement à leur emprise politique, les Nazis déploient sur le terrain d’importantes forces paramilitaires, dont les 50 000 combattants voyous de la Sturmabteilung (SA).

En février, un incendie ravage l’édifice du parlement, le Reichstag. Un jeune militant de l’ultra-gauche, Marinus van der Lubbe, est rapidement arrêté, jugé et décapité l’année suivante, bien que des enquêtes indépendantes révèlent que le coup a été fait par les SA. Peu importe, l’opinion publique manipulée par les Nazis entraine la suspension des libertés individuelles et l’interdiction du KPD. Les militants communistes sont arrêtés par milliers et envoyés dans les premiers camps de concentration.

Au-delà de la destruction du plus grand parti communiste européen, ces évènements marquent la première étape de la mise en place du projet fasciste en Allemagne, préalable à la Deuxième Guerre mondiale. Les États « démocratiques » ferment les yeux, même que le Premier ministre canadien, William Lyon Mackenzie King, rencontre le dictateur nazi à plusieurs reprises. Pour lui, Hitler a remis l’économie sur les rails tout en anéantissant la « racaille communiste ».

Est-ce un passé révolu?

Rétroactivement, on peut se demander comment l’Europe est tombé dans ce délire sans nom, avec comme résultat près de 100 millions de morts. Tout cela semble appartenir à un passé impensable. Un passé qui n’a plus de sens aujourd’hui. Mais est-ce vraiment le cas ?

Plusieurs États sont présentement avancés dans la construction d’un néofascisme extrêmement brutal agissant dans l’impunité quasi-totale. C’est certainement le cas en Inde où le gouvernement a déclaré la guerre à la minorité musulmane (150 millions de personnes), avec un langage qui ressemble beaucoup à la rhétorique antijuive prévalent en Europe dans les années 1930. Récemment, on a imposé l’expulsion massive de plusieurs centaines de millions de personnes des grandes villes, sous prétexte de la pandémie. Une nouvelle loi permet au gouvernement d’expulser du territoire quiconque ne peut « prouver » sa nationalité indienne, ce qui est le cas de centaines de milliers d’Indiens qui vivent dans la pauvreté et l’exclusion. L’opinion indienne est divisée, avec une opposition assez forte dans certaines régions, mais le gouvernement joue habilement la carte de la « pureté » hindoue. Des bandes paramilitaires sillonnent les rues pour tuer, blesser et violer.

Trudeau était là, il n’y a pas si longtemps, bras dessus bras dessous avec le dictateur Narendra Modi. L’Inde, dit-il avec l’appui réjoui de l’oligarchie canadienne est un « vaste marché » où on peut faire de bonnes affaires. À l’époque d’Hitler, c’est ce que disaient les grands capitalistes européens et américains dont un certain Henry Ford, un autre partisan du fascisme. Ok, on peut dire que l’Inde, c’est très loin. Qui s’en préoccupe vraiment ?

Du fascisme au néofascisme

Mais plus proche d’ici, un certain Donald Trump joue avec le feu. Certes, les États-Unis d’aujourd’hui ne sont pas l’Allemagne d’hier. La bourgeoisie allemande avait laissé passer Hitler parce qu’elle avait peur du Parti communiste et de l’Union soviétique, alors que le « péril rouge » aux États-Unis est simplement un artifice pour duper les « patriotes » et autres illuminés du « modèle américain ». Il faut cependant rappeler que dans sa longue ascension vers le pouvoir, Hitler non plus n’avait pas eu l’appui de la bourgeoisie et des grands médias qui le traitaient de fou. Cependant, Hitler a réussi à les amadouer en leur promettant de reconstruire la « grande Allemagne », « Deutschland über alles ».

Les pitoyables partisans du « noyau dur » de l’ultra droite américaine sont, pour le moment, des bouffons armés, mais ils renforcent un violent dispositif antipopulaire et raciste bien établi via une police ultra militarisée. D’autres corps répressifs chassent, tuent, emprisonnent les dissidents, les migrants et les « fauteurs de trouble ». Il n’y a pas de camp de concentration, mais des dizaines de milliers de sans-papiers sont détenus dans des conditions épouvantables en attendant la déportation. Un Africain-américain sur quatre a connu l’incarcération.

Il y a aux États-Unis des lois, des tribunaux, une société civile organisée et même des médias indépendants. Il y en avait aussi en Allemagne dans les années 1930, dont un puissant mouvement syndical et des milliers de municipalités de gauche. Trump se bute souvent à la Cour suprême, mais pour le moment, il est incapable d’établir un état d’exception comme il le voudrait. Une grande partie des médias sociaux et des médias, tel que la Fox News qui est un énorme appareil de propagande d’ultra droite, dominent le paysage et continuent de faire leur boulot. Fait à remarquer, ces contre-feux existaient aussi en Allemagne.

Soyons prudents

Donc, pour conclure, méfions-nous des comparaisons abusives. Également, pensons-y à deux fois avant de caractériser la nature de régimes politiques passablement différents. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des rapprochements à faire.

Aux États-Unis, on pourrait parler d’une marche vers une sorte de fascisme. Malheureusement, cela ne peut pas se réduire au phénomène Trump, car c’est plus profond. Ancré dans la trajectoire capitaliste, impérialiste et raciste d’un État qui s’est construit, faut-il l’oublier, sur deux génocides et sur une puissante structure d’exclusion et de contrôle. Pour le moment, je ne pense pas que Wall Street et Silicon Valley (les deux pôles de l’oligarchie capitaliste américaine) veulent aller plus loin avec Trump. Il faudrait quelque chose d’exceptionnelle, d’immense, de terriblement menaçant, pour faire basculer les dominants et aussi une masse critique de l’opinion publique. Il faudrait quelque chose d’encore plus épouvantable que les actions du 11 septembre 2001. Sans être paranoïaques, des amis américains me disent que ce n’est pas quelque chose d’impensable, dans le moment actuel.  Certains estiment que Trump va tout faire pour empêcher l’élection qui doit avoir lieu en novembre prochain (les sondages le prédisent perdants). Il ne faut pas sous-estimer cette possibilité ni oublier les leçons de l’histoire.