Livreurs, Amazon : Des luttes dans le « nouveau monde »

Par Mariana Sanchez, Un virus très politique édition du 27 avril, publié le 27 avril 2020

À l’ère du Covid-19, la résistance commence dans les entreprises du « nouveau monde ». En ces temps de pandémie et de confinement avec, dans tous les pays, des attaques contre les droits et les libertés, la première victoire juridique, la première manifestation de rue et la première grève internationale arrivent là où ne les attendait pas. Elles secouent les machines à cash de l’ère numérique dont la face sociale nous rappelle le 19e siècle : ces zones de non-droit que sont le e-commerce mondial tentaculaire d’Amazon et les plates-formes de livreurs-coursiers ubérisés. Là où le droit du travail est au mieux bafoué (Amazon) au pire ignoré (les coursiers).

Les forçats du vélo font la première grève internationale confinée

La première action qui se veut internationale a eu lieu ce 22 avril pour une durée de vingt-quatre heures, dans le silence des médias : c’est la grève des coursiers et livreurs de Glovo, Uber Eats, Pedido ou Rapi des pays latino-américains (Argentine, Colombie, Costa Rica, Équateur, Guatemala, Pérou…) ou européens (à ce jour, l’État espagnol). Ils dénoncent leurs conditions de travail, aggravées par la crise du coronavirus, une baisse du tarif de la course et la précarité de leur statut (ils sont tous à leur compte ou autoentrepreneurs). Les Espagnols ont réalisé la première manif de rue bravant le confinement à Madrid le 18 avril (voir Éphéméride, p. 49).

Ces forçats du vélo, décrits comme le « maillon le plus fragile du monde du travail », on les a découverts en France à l’été 2017 avec leur collectif Clap (1), en grève pour de meilleures rémunérations. Ces jeunes avaient osé briser le miroir aux alouettes de l’autoentrepreunariat demandant non seulement une hausse de leurs tarifs mais aussi des « plages de travail garanties », une esquisse de salaire de base minimum. Le gouvernement de l’époque avait répondu avec un projet de loi relatif à « la liberté de choisir son activité professionnelle », lisez choisir sa précarité, contribuant ainsi à « pérenniser ce modèle d’esclavage », comme l’avait dénoncé le Clap.

Depuis, on ne compte plus les bagarres juridiques sur la couverture santé et la responsabilité accident, le lien de subordination de ces livreurs avec les plates-formes donneuses d’ordre (le statut), les cadences, et bien évidemment les tarifs, etc. Mais le nombre de ces travailleurs n’a cessé de grandir, à cause de la précarité du travail et des nouvelles habitudes de consommation (durant ce mois de mars confiné, dans l’État espagnol, leur trafic a augmenté de 24%). Les entreprises de tous les pays, ayant supprimé leurs services de livraisons, font de plus en plus souvent appel à leurs services. La situation de l’emploi et les bas salaires en Amérique latine et dans l’État espagnol poussent, plus qu’ailleurs, de nombreux étudiants sans ressources mais aussi des travailleurs jeunes et moins jeunes à chercher un complément de salaire dans cette activité.

Le Clap et autres Riders x Derechos ont d’abord été soutenus par des syndicats comme SUD, en France, la CNT, la CGT et l’IAC dans l’État espagnol. Les grandes centrales syndicales réformistes les avaient oubliés, entre manifestations contre des ordonnances qui ne semblent concerner guère ces jeunes sans statut et réforme de retraites, auxquelles ils ne cotisent pas.

Et voici qu’alors que le discours de guerre autour du Covid-19 tente de confiner résistances syndicales et résistances collectives, l’on voit – notre « Virus » en rend compte toutes les semaines – se multiplier les protestations : travailleurs et travailleuses « essentiel·les » d’abord ; puis petit à petit celles et ceux qui devront après-demain en France ou en Italie, hier dans l’État espagnol, braver le métro bondé pour se serrer à l’atelier, au bureau ou au guichet sans protection ; ceux dont les enfants ont décroché du mirage numérique de Blanquer ; ceux qui ne figurent sur aucun registre épidémique dans des centres de rétention ou dans les quartiers…

Les coursiers et autres livreurs ont continué de sillonner les rues depuis le 16 mars, en France et ailleurs, ils ont eu droit à l’ausweis des travailleurs « essentiels » (dans l’État espagnol) et à la tolérance en France pour livrer repas préparés, vêtements… Jusqu’à ce que les donneurs d’ordre osent baisser des tarifs déjà dérisoires à ceux qui, sans gants ni masque, livrent des choses souvent bien peu essentielles. Ces travailleurs, souvent de très jeunes gens souvent venus des quartiers les plus pauvres, mais pas seulement, ont osé contester cette nouvelle brimade, se coordonner et prendre la rue à Madrid. Puis appeler à des arrêts de livraisons dans tous les pays, en se déconnectant durant vingt-quatre heures des plates-formes. Une belle leçon de combativité et d’internationalisme.

Incapables de négocier, les plates-formes ont d’abord réagi en tentant de soudoyer les non-grévistes : ainsi, Glovo a annoncé qu’il multipliait par cinq le tarif des courses des non-grévistes durant la journée du 22 avril ! Attisant la colère des grévistes : « S’ils l’ont fait aujourd’hui pourquoi pas toujours ? » Des discussions semblent commencer par Internet avec certains donneurs d’ordre, notamment l’espagnol Glovo. Cette fois, si avancées il y a, elles ne manqueront pas de faire tache d’huile.

L’empire Amazon secoué par un syndicat français et par des grévistes américains

L’autre surprise, pour ceux qui croyaient l’empire Bezos et ce « nouveau monde » intouchables, a été la condamnation d’Amazon par un tribunal français. Elle faisait suite à la décision de justice enjoignant l’entreprise de se mettre aux normes après la plainte de l’Union syndicale Solidaires, déposée le 8 avril, dénonçant les conditions sanitaires (voir Éphéméride du 8 avril et suivants). Cinq cas de Covid avaient été détectés (on en compte quatorze depuis). Auparavant, le conseil des prud’hommes avait été saisi sur le bien-fondé du droit de retrait de onze salarié·es des entrepôts de Lauwin-Planque (Nord) et de Saran (Loiret), auxquels la société refuse de payer leurs salaires.

Pourtant Amazon, qui espérait réaliser des profits inédits (l’action avait bondi de 12% en Bourse dès le 23 mars) et profiter de la crise pour augmenter ses parts de marché et probablement absorber ou détruire quelques-uns de ses concurrents, se croyait au-dessus de ces contingences sanitaires. À Bergame, en plein pic de l’épidémie italienne, la multinationale avait obligé les salarié·es à se rendre dans ses entrepôts pour assurer les commandes sans tenues adaptées, malgré les demandes des syndicats. Les travailleurs des entrepôts de Torazza, Passo Corese, Castel San Giovanni ont ensuite fait grève.

En France, Amazon a été confronté à un obstacle inattendu : le tribunal de Nanterre lui a ordonné de procéder à une évaluation des risques épidémiques, y compris les risques psychosociaux, en y associant les instances représentatives du personnel. Il a enjoint également l’entreprise, dans l’attente, sous 24 heures et sous astreinte d’un million d’euros par jour de retard, de limiter l’activité de ses six entrepôts aux produits dits « essentiels ».

Le géant a contesté évidemment la décision du tribunal, et annoncé la fermeture de tous ses sites français (10 000 salarié·es) en attendant de se mettre en conformité. Il a saisi la cour d’appel, tout en arrêtant ses distributions jusqu’au 24 avril. Grand seigneur, le mastodonte a « demandé » à ses salarié·es de rester chez eux : elles et ils « percevront leur plein salaire », a annoncé la direction (ce qui, entre parenthèses, n’est que la loi).

Durant ce bras de fer, Frédéric Duval, le directeur d’Amazon France, a fait de la surenchère populiste fustigeant « l’action syndicale qui a conduit à ce résultat [et qui] aura des conséquences. De nombreuses personnes en France pourront ne plus pouvoir recevoir des colis dans cette période de confinement ». Amazon serait indispensable à la vie des Français ! Si l’on suit ce raisonnement, alors il faudrait en faire une entreprise d’utilité publique et protéger ses salarié·es. Comme le rappelait une tribune d’eurodéputé·es parue dans Libération le 11 avril :

Selon les chiffres des syndicats, seuls 10% des produits sortants [durant le confinement] sont des biens essentiels (nourriture, produits sanitaires…), alors que ceux-ci sont disponibles dans la plupart des épiceries ou grandes surfaces. Le maintien à tout prix du marché vaut-il plus que la santé des personnes qui travaillent dans vos entrepôts ?

M. Duval ose aussi s’apitoyer sur les salarié·es qui devront rester chez eux, durant cette fermeture, mais à part un appel à la reprise, partie d’une salariée de Planque, elles et ils veulent se mettre en danger dans des entrepôts qui, avant le jugement de Nanterre, ne présentaient aucune protection sanitaire ?

La cour d’appel de Versailles, le 24 avril, a confirmé l’injonction de réaliser une évaluation des risques tout en élargissant la liste des produits de « première nécessité », et donc livrables (produits de santé, d’alimentation, d’épicerie, boissons mais aussi informatique) (2). Elle a également limité l’astreinte par infraction constatée à 100 000 euros par infraction au lieu d’un million d’euros. L’ensemble des syndicats s’en félicitent (voir la déclaration de Solidaires dans l’Éphéméride) : « La cour confirme par cette décision l’urgence de faire de la santé des salarié·es une préoccupation réelle pour Amazon. » « On s’est lancés dans un pari un peu fou […] Ce n’est pas parce qu’on est un géant américain qu’on ne doit pas faire des efforts dans la période, personne n’est au-dessus des lois », ajoute Laurent Degousée, de SUD-Commerce, dans Libération du 25 avril. Le tsunami qu’a constitué cet épisode français devrait avoir des répercussions pour Amazon.

Car aux États-Unis aussi, Amazon affronte le « vieux monde » des grèves. En effet, 350 de ses salariés ont annoncé leur intention de cesser le travail à cause des manquements sanitaires. Et ce à trois jours d’une grève en ligne des codeurs et ingénieurs du groupe. « Les frustrations montent autour de la défaillance de l’entreprise à protéger les travailleurs et la santé publique face à l’épidémie de coronavirus », lit-on dans leur communiqué.

Le 30 mars, le leader du premier mouvement de grève en temps de Covid aux États-Unis, après un premier cas de contagion dans les entrepôts de New York, Chris Smalls, avait été licencié. Il demandait, avec ses collègues, la fermeture du bâtiment afin qu’il soit désinfecté, et que les salariés soient payés. Smalls, soutenu par de nombreux rassemblements mais aussi par des personnalités, dont la procureure de l’État de New York, ainsi que par des syndicats internationaux, a déclaré lors de son licenciement : « Amazon préfère licencier les travailleurs plutôt que d’affronter son incapacité totale à faire ce qu’il devrait pour nous garder nous, nos familles et nos communautés, en sécurité. »

Le « nouveau monde » des requins du e-commerce et des vraies-fausses start-up de livraison sans salarié·es a été rattrapé par une pandémie qui a fait réagir travailleur·euses et précaires sur des droits élémentaires à la santé et tout simplement à la vie. Á l’initiative d’un syndicat venu du « vieux monde », Amazon a été rattrapé par une justice qu’il a l’habitude d’éviter et qui, parfois, rend leur dû à ceux d’en bas, rappelant à l’ordre, temporairement, certes, les sbires arrogants de Bezos, des habitués du mépris du droit du travail.

Un livre des Editions Syllepse téléchargeable gratuitement : un-virus-tres-politique-5


Notes :

(1) Clap (Collectif de livreurs autonomes de Paris) : créé le 8 mai 2017 pour défendre les droits et les conditions de travail des livreurs avec le statut d’autoentrepreneurs (Deliveroo, Foodora, Stuart, Uber, etc.).

(2) En appel, l’union syndicale s’est faite avec l’apport de la CFDT, de la CGT et de FO.