Mali : une crise qui devient régionale

 

 

RÉMI CARAYOL, Médiapart, 25 août 2020

Des dissensions apparaissent au sein des États de l’Afrique de l’Ouest sur la position à tenir face à la junte malienne. Les plus durs sont ceux qui craignent l’exemple du Mali : Alassane Ouattara, le président ivoirien, et Alpha Condé, son homologue guinéen.

Longtemps, la communauté internationale est restée ferme : pas question de reconnaître le coup d’État qui a abouti à la démission forcée du président malien, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), le 18 août, et à la prise du pouvoir par une junte. En réalité, tout le monde a vite compris qu’une restauration du régime déchu était impossible et qu’il faudrait faire avec les nouveaux maîtres du pays, réunis au sein du Comité national pour le  salut du peuple (CNSP).

Durant trois jours, une délégation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dépêchée à Bamako et dirigée par l’ancien président du Nigeria Goodluck Jonathan, a discuté avec les militaires, du 22 au 24 août. Mandaté pour tâcher de rétablir l’ordre constitutionnel, ce dernier s’est surtout échiné à obtenir la libération de l’ex-président et à négocier la mise en place d’un processus de transition dans lequel les civils seraient impliqués.

« L’intransigeance des chefs d’État de la Cedeao ne pouvait pas durer, c’était complètement irréaliste », souffle une source diplomatique ouest-africaine qui suit de près les négociations. Au lendemain du putsch, l’organisation régionale a suspendu le pays de tous ses organes de décision et appelé ses membres à fermer leurs frontières et à arrêter toute transaction économique avec le Mali – un embargo qui, s’il était appliqué, risquerait de plonger le pays, déjà exsangue après neuf ans de guerre, dans une grave crise économique.

Réunis en urgence (par visioconférence), les chefs d’État ouest-africains ont évoqué un arsenal de mesures destinées à sanctionner les putschistes. Dans le huis clos de la réunion, le 20 août, certains ont même émis l’idée d’envoyer des troupes afin de contraindre la junte à rendre le pouvoir.

Il s’agissait, pour la Cedeao – ironiquement comparée par un chercheur à un « club de défense des caïmans édentés » –, d’envoyer un message aux apprentis putschistes de la région. « La réaction de la Cedeao peut faire penser à un club de présidents qui défendent un des leurs, et il y a sans doute de cela. Mais c’est aussi une manière de dire : on est des États comme les autres, et il n’y a rien de pire qu’un coup d’État militaire », analyse Jean-Hervé Jézéquel, directeur du projet Sahel à International Crisis Group (ICG).

Cette position radicale a provoqué la colère de nombre de Maliens. Le 21 août, les manifestants bamakois qui avaient répondu à l’appel du M5-RPF (Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques), une coalition d’opposants à Ibrahim Boubacar Keïta, dans le but de fêter sa démission et de saluer les auteurs du putsch, ne s’en prenaient plus au président malien, comme lors des nombreuses manifestations qui avaient précédé le coup d’État, mais à la Cedeao.

« On ne se laissera pas faire par la mafia de la Cedeao, dont le but n’est que de défendre les intérêts des autocrates de la région », estime Youssouf, un étudiant qui a participé à plusieurs manifestations ces derniers mois.

Un grand nombre de Maliens se méfient des militaires. Ils gardent un souvenir mitigé – et parfois douloureux – de la précédente junte, qui avait pris le pouvoir en 2012. Mais l’impopularité d’IBK et de son clan familial, accusé d’avoir mis la main sur l’économie du pays, est telle que beaucoup sont soulagés par sa démission.

Dans une note publiée après le putsch, ICG constate que la crise qui avait éclaté avant le 18 août était « le fruit d’un mécontentement profond et récurrent face à un État malien dysfonctionnel, corrompu et incapable de relever la multitude de défis auxquels est confronté le pays ». Par conséquent, estime le think tank, s’il est légitime que les partenaires de Bamako demandent que l’ordre constitutionnel soit restauré, « un simple retour en arrière serait préjudiciable au pays ».

La position très dure de la Cedeao ne reflète en réalité pas celle de tous ses membres. Lors de leur visioconférence le 20 août, certains d’entre eux ont défendu une ligne plus souple ou, selon les termes du diplomate cité plus haut, « plus réaliste ». Les présidents du Burkina Faso et du Sénégal ont notamment plaidé en faveur de sanctions économiques modérées et d’un assouplissement concernant la fermeture des frontières.

Connu pour ses prises de position pas vraiment diplomatiques, le président de la Guinée-Bissau Umaro Sissoco Embaló s’est pour sa part étonné que la Cedeao n’adopte pas la même fermeté pour tous les coups d’État, pointant notamment du doigt les dirigeants qui, en contradiction avec la constitution de leur pays, briguent un troisième mandat. Il visait expressément deux de ses ennemis dans la région : Alassane Ouattara, le président ivoirien, et Alpha Condé en Guinée.

Depuis une semaine, ces deux-là défendent une position inflexible à l’égard de la junte. Ouattara a notamment réclamé des sanctions très dures, et son pays a été le premier à appliquer les mesures de la Cedeao (fermeture des frontières et suspensions des flux financiers).

Cette intransigeance ne doit rien au hasard. « Condé comme Ouattara craignent que le cas malien ne serve d’exemple dans leur pays, souligne le diplomate ouest-africain. Pour eux, ne rien faire, c’est donner des idées à leurs opposants. » En dépit de leur âge (82 ans pour Condé, 78 pour Ouattara), d’un contexte socio-politique explosif et surtout de la constitution de leur pays qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels, tous deux brigueront d’ici la fin de l’année un troisième mandat.

Alors qu’il avait promis à plusieurs reprises de ne pas se représenter en 2020, Ouattara a changé d’avis en août dernier, après le décès inattendu de son dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly. Estimant que les compteurs ont été remis à zéro depuis la réforme constitutionnelle de 2016, il sera candidat à sa succession le 31 octobre prochain.

Depuis ce revirement, les manifestations se sont multipliées dans les fiefs anti-Ouattara. Selon les autorités, elles ont provoqué au moins six décès, 173 blessés et environ 1 500 déplacés. Des dizaines d’opposants qui contestent la légalité de la candidature de Ouattara ont été arrêtés. Selon Amnesty International, les forces de l’ordre auraient été épaulées par des bandes de jeunes hommes armés de machettes pour faire face aux manifestants.

« Cela représente une résurgence alarmante du recours à des agents non officiels du “maintien de l’ordre” en Côte d’Ivoire, et nous avons par le passé documenté de nombreux cas d’atteintes aux droits humains commises par des hommes armés en civil », estime l’ONG, qui constate que, depuis 2019, « les rassemblements pacifiques (…) sont régulièrement interdits et dispersés par la police et la gendarmerie, qui font usage d’une force excessive ».

Dix ans après la crise post-électorale au cours de laquelle plus de 3 000 personnes avaient été tuées, Ouattara joue avec le feu, à l’image de son aîné Alpha Condé. Depuis l’élection de ce dernier en 2010, des dizaines de manifestants ont été tués par les forces de l’ordre guinéennes, notamment avant et pendant le référendum constitutionnel du 22 mars dernier qui a abouti à la modification de la constitution.

Selon Human Rights Watch, les forces de sécurité ont tué au moins huit personnes, dont deux enfants, et blessé une vingtaine d’autres en amont du vote. « Depuis la mi-février, les forces de sécurité ont également arrêté des dizaines de partisans présumés de l’opposition et fait disparaître de force au moins 40 autres »déplorait l’ONG il y a quelques mois. Si Condé est candidat, comme le lui demande son parti, plusieurs observateurs craignent une nouvelle flambée de violences à l’approche du premier tour, prévu le 18 octobre.