Massacre au Sahel : la France complice

Rémi Cararol, Médiapart, 5 juin 2020

Tanwalbougou est une petite ville située dans l’est du Burkina Faso, sur l’axe routier qui, depuis Fada N’Gourma, la capitale régionale, mène à la frontière avec le Niger, dans une zone où se sont implantés des combattants djihadistes ces deux dernières années. Rares étaient les Burkinabè qui en avaient entendu parler jusqu’à ce que des images de corps inanimés et littéralement momifiés, capturées devant la morgue de Fada N’Gourma le 12 mai, circulent sur les réseaux sociaux.

Elles montrent deux corps entièrement recouverts de plastique blanc, puis trois, puis six, d’abord entassés les uns sur les autres dans une camionnette de la morgue, et ensuite alignés côte à côte à même le sol. Lorsqu’on y regarde de plus près, des taches sombres qui ressemblent à du sang coagulé maculent les sacs mortuaires improvisés. Au total, douze corps ont été comptabilisés.

La thèse d’une asphyxie, un temps avancée par des sources sécuritaires pour expliquer la mort « dans leur cellule » de ces douze hommes qui, suspectés d’être des « terroristes », avaient été arrêtés la veille par les gendarmes de Tanwalbougou sur le marché du village voisin de Kpentchangou, en plein jour et à la vue de nombreux témoins, a été mise à mal par ces images et par les enquêtes menées sur place par le Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC) et l’ONG Human Rights Watch (HRW).

Selon le CISC, 25 personnes ont été arrêtées ce jour-là : tous des Peuls. « Bastonnés, humiliés, ils ont été rassemblés comme du bétail sur la place du marché, avant d’être emmenés à bord de deux véhicules 4×4. À partir de ce moment, on n’entendra plus parler d’eux », explique Daouda Diallo, le secrétaire général du CISC. Une enquête a été ouverte par le parquet. Mais les premiers éléments recueillis sur le terrain laissent à penser que ces hommes, des bergers pour la plupart âgés de 20 à 70 ans, ont très probablement été exécutés par les gendarmes.

L’affaire est grave. Elle a fait réagir le président du Burkina, Roch Marc Christian Kaboré, qui a jugé la situation « inacceptable ». Auparavant, l’ambassade américaine à Ouagadougou avait publié un communiqué dans laquelle elle a exprimé sa préoccupation et appelé le gouvernement à veiller au respect des droits de l’homme.

La France, elle, s’est tue. Pas de communiqué de l’ambassade. Aucune réaction officielle du Quai d’Orsay. Il a fallu qu’une députée de la majorité, Sira Sylla, interroge Jean-Yves Le Drian lors de son audition devant la commission des affaires étrangères, le 20 mai, pour que le ministre, à l’évidence irrité par la question, daigne s’exprimer sur le sujet.

Sa réponse fut aussi brève (32 petites secondes, au cours d’une audition qui aura duré plus de 2 heures 40) qu’alambiquée : « La demande de Mme Sylla est d’être très vigilant sur la manière dont sont traités les prisonniers et que l’armée burkinabè ne commette pas d’exactions. Nous sommes vigilants là-dessus et nous avons eu l’occasion à plusieurs reprises d’appeler l’attention des autorités du Burkina sur ces actions qui sont tout à fait intolérables. »

Les droits de l’homme ne sont pas la priorité de Le Drian, tant s’en faut. Les organisations de défense des droits humains et nombre de chercheurs spécialisés sur le Sahel n’en restent pas moins choqués par ce que l’un d’eux qualifie de « silence assourdissant »« La France, dans cette région, joue un rôle de premier plan, que ce soit militairement, politiquement et économiquement, précise le dirigeant d’une ONG active dans la zone. Il suffirait que Paris tape du poing sur la table pour que cela s’arrête. Au lieu de cela, on ferme les yeux… »

Tanwalbougou n’est que le dernier épisode connu de la longue série de tueries commises ces derniers mois par les armées sahéliennes. Après le sommet de Pau, qui avait réuni le 13 janvier Emmanuel Macron et cinq chefs d’État sahéliens, et au cours duquel il avait été décidé d’accentuer la pression sur les groupes djihadistes, les forces armées (dont la force française Barkhane) ont multiplié les opérations antiterroristes. Mais ce « sursaut » a abouti à de nombreuses exactions contre des civils.

Un mois avant l’affaire de Tanwalbougou, les forces de sécurité du Burkina avaient déjà été pointées du doigt : le 6 avril, elles auraient exécuté à Djibo, dans le nord, 31 hommes – des Peuls, encore une fois – au cours de ce que Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest de HRW a qualifié de « parodie brutale d’opération antiterroriste », susceptible de « constituer un crime de guerre ».

Au Mali, les Forces armées maliennes (FAMA) sont accusées d’avoir exécuté de nombreux civils – des Peuls pour la plupart – dans le centre du pays. Au cours des trois premiers mois de cette année, la division des droits de l’homme de la mission des Nations unies au Mali (Minusma) a imputé à l’armée malienne 101 victimes d’exécutions extrajudiciaires, 32 cas de disparitions forcées et 32 cas de torture ou traitement inhumain. La Minusma accuse en outre les forces armées nigériennes (FAN) d’avoir exécuté 34 personnes en territoire malien en février et en mars.

Au Niger, les FAN sont également accusées d’avoir éliminé en quelques jours 102 civils dans la région du Nord-Tillaberi, frontalière avec le Mali. Une première vague de disparitions a eu lieu les 27, 28 et 29 mars dans les environs d’Ayorou : 48 hommes, pour la plupart des touaregs, ont été arrêtés et ont disparu depuis.

Quelques jours plus tard, le 2 avril, 54 personnes, des touaregs en majorité, présentés par des notables locaux comme de simples bergers, ont été « traqués » par les FAN dans leurs campements. Leurs proches n’ont plus eu de leurs nouvelles depuis. Pour les habitants de la zone, il ne fait guère de doute que ces hommes ont été tués et enterrés.

Bien que documentés par des organisations jugées sérieuses à Paris, aucun de ces cas n’a suscité de réaction de la part de la France. Interrogé par Mediapart, le ministère des affaires étrangères se contente de recycler des éléments de langage bien connus : il réitère son attachement « au plein respect des droits de l’homme […] au Sahel comme partout dans le monde », et assure que les autorités françaises « abordent cette question avec leurs homologues sahéliens aussi souvent que nécessaire », sans entrer dans les détails.

« Quand des allégations supposées sont révélées, nous demandons que des enquêtes soient ouvertes, que ces enquêtes aboutissent et que des procédures judiciaires impartiales soient menées à leur terme », ajoute le Quai.

« Nous savons ce qu’il se passe. Mais notre capacité d’action est limitée, assure sous couvert d’anonymat un diplomate français en poste dans la région. À chaque fois que nous sommes informés de tels agissements, nous en parlons à nos interlocuteurs. Mais que peut-on faire de plus dans le contexte actuel ? Si on tape du poing sur la table et qu’on le fait savoir, on sera accusé d’ingérence et on aura un retour de bâton immédiat avec des manifestations antifrançaises. »

Celles-ci se sont multipliées l’année dernière au Niger, au Mali et au Burkina. Or parallèlement à la montée du « sentiment antifrançais », s’est développé un très fort discours patriotique : dans ces trois pays, quiconque critique l’armée prend le risque d’être accusé de vouloir démoraliser les troupes, voire de faire le jeu des djihadistes.

Mais il y a un autre facteur, qu’un diplomate basé à Paris admet sans langue de bois (mais sous couvert d’anonymat lui aussi) : « Peut-on se permettre de nous brûler auprès des gouvernements sahéliens, avec lesquels nous avons tissé une relation étroite ces dernières années, au nom des droits de l’homme ? Nous avons besoin d’eux dans la lutte antiterroriste, on ne peut pas se permettre de les froisser. On ne veut pas non plus les fragiliser. »

Le mot d’ordre est donc à la discrétion. Pour ne pas trop s’exposer, Paris demande à ses partenaires européens de « faire le job » en réagissant publiquement – ce qu’ils ne font pas. La France et l’Union européenne financent en outre des organisations de la société civile, et notamment des ONG œuvrant dans la défense des droits humains.

« C’est un grand classique : utiliser les ONG pour faire ce que la diplomatie ne peut pas faire », détaille un ancien responsable d’une de ces ONG. Mais selon lui, « cela sert plus souvent à se dédouaner, à dire : “Regardez, on tient aux droits de l’homme !”, qu’à tenter d’inverser la tendance ».

Depuis quelques années, l’UE aide également les États sahéliens à mettre en place des dispositifs de contrôles internes au sein des forces de sécurité, et à développer le lien entre civils et militaires. Un diplomate admet cependant qu’au vu des récentes évolutions, « les résultats ne sont pas spectaculaires ».

À l’image de la diplomatie, l’armée française est également très discrète. Il a fallu que des journalistes l’interrogent sur le sujet, le 5 mai dernier, pour que le commandant de la force Barkhane (5 100 soldats déployés dans le Sahel) s’exprime publiquement. Évoquant le rapport de la division des droits de l’homme de la Minusma publié quelques jours plus tôt, le général Pascal Facon a déclaré que « ces agissements supposés sont intolérables et peuvent poser un problème en termes de crédibilité des forces ».

« En l’occurrence, a-t-il ajouté, nous n’avons pas été témoins de cela. Simplement, ce qui a été demandé par l’État français, c’est que des enquêtes soient faites, que ces enquêtes aboutissent à des rapports officiels, et s’il doit y avoir sanction, qu’il y ait sanction. La position française sur ce sujet est assez claire. La position sur le terrain est tout aussi claire : je suis tenu de dénoncer les agissements non conformes au droit des conflits armés et au droit international humanitaire. Cela fait partie de notre ADN : on ne se pose pas de questions sur ce sujet. »

On n’en saura pas plus, ni sur les demandes d’enquêtes, ni sur d’éventuelles dénonciations, l’état-major des armées nous renvoyant au ministère des affaires étrangères, lequel nous renvoie au ministère des armées.

L’armée française joue un rôle moteur dans la lutte antiterroriste au Sahel. Pour ne pas être seule à se battre, mais aussi dans la perspective d’un retrait des troupes à plus ou moins long terme, elle a développé un partenariat très étroit avec les armées sahéliennes ces dernières années. Elle les forme (y compris en matière de droits de l’homme), notamment dans le cadre des détachements d’instruction opérationnelle (DIO) : en 2019, plus de 6 600 soldats africains ont « bénéficié » de l’expertise française ; parmi eux, près de 75 % ont été par la suite engagés dans des opérations.

La force Barkhane a de son côté formé 4 000 soldats des armées « partenaires » l’année dernière. Elle les finance aussi, et leur fournit régulièrement du matériel : en octobre dernier, la France a offert 34 pick-up à l’armée burkinabè. Elle les conseille, en détachant des éléments au sein des états-majors ainsi que dans les ministères.

Mais surtout, elle se bat à leurs côtés : en novembre dernier, 1 400 soldats burkinabè, maliens, nigériens et français ont participé à une opération baptisée Bourgou IV dans la région dite « des trois frontières ». Depuis le sommet de Pau, un bureau de liaison entre l’armée française et les armées du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina, Niger, Tchad) a été mis sur pied à Niamey.

Cette étroite collaboration empêche les militaires de dénoncer publiquement les abus de leurs « frères d’armes », avec lesquels ils se battent sur le terrain. Mais elle pourrait se retourner contre eux en cas de multiplication des exactions.

Binta Sidibé est la vice-présidente de l’association Kisal, qui promeut les droits humains et recense tous les cas de violations dans le Sahel. Originaire du Burkina, elle vit en France et tente depuis des années d’alerter les autorités françaises sur la situation des Peuls au Sahel, traqués par les armées pour leurs liens supposés (et parfois fantasmés) avec les combattants djihadistes.

Elle va jusqu’à comparer la situation à celle du Rwanda avant le génocide des Tutsis en 1994 – une comparaison dont nombre de chercheurs estiment qu’elle est très largement exagérée, mais reprise à son compte par la députée Sira Sylla, qui affirmait le 27 mai ne pas vouloir revivre « un génocide 2 » en Afrique de l’Ouest.

Pour la militante, « la France est en partie responsable » de ce qui arrive au Sahel. « Si M. Le Drian hausse le ton, s’il convoque un ambassadeur après chaque massacre, l’histoire en sera modifiée, veut-elle croire. Mais si rien n’est fait, la France prend le risque d’être complice de nouveaux massacres. »