Mexique : le zapatisme est bien vivant

Jérôme Baschet, Reporterres, 6 septembre 2019

 

L’auteur de cette tribune raconte comment, après un moment de repli face aux menaces du pouvoir et à ses grands projets destructeurs, les zapatistes multiplient les initiatives et font preuve d’une vitalité sans faille dans l’élaboration de leur autonomie.

Jérôme Baschet, historien, a été longtemps enseignant-chercheur à l’EHESS et enseigne actuellement à l’Université autonome du Chiapas. Il est l’auteur de La rébellion zapatiste, Ed. Flammarion, 2019.

Au Chiapas (sud du Mexique), le mois d’août a apporté une nouvelle réjouissante qui devrait susciter l’intérêt de celles et ceux qu’atterrent l’emballement productiviste et sa spirale destructrice. Dans un contexte pourtant difficile, marqué par la nécessité de défendre leurs territoires face aux projets très offensifs du nouveau gouvernement mexicain, les zapatistes ont annoncé d’importantes avancées dans l’élaboration de leurs instances d’auto-gouvernement.

Quatre nouvelles communes autonomes viennent s’ajouter aux 27 qui existaient depuis 1994 et sept nouveaux Caracoles [1], avec leurs « conseils de bon gouvernement » respectifs, s’ajoutent aux cinq déjà créés en 2003.

Une impressionnante salve de rencontres nationales et internationales

Signé par le sous-commandant Moisés, porte-parole de l’EZLN, leur communiqué annonce une impressionnante salve de rencontres nationales et internationales : Forum pour la défense des territoires et de la Terre-mère, avec le Congrès national indigène et le Conseil indien de gouvernement, en octobre prochain ; Festival de cinéma Puy ta Cuxlejaltik ; rencontres consacrées aux arts, dans la suite des « pArtage pour l’humanité » organisés depuis 2016, mais cette fois spécifiques à chaque domaine, en y incluant la littérature ; nouvelle rencontre pour débattre des sciences (« ConCiencias »), sans oublier cette fois les sciences sociales ; séminaires pour disséquer la Tourmente qui vient, dans le prolongement des débats déjà engagées avec « La pensée critique face à l’hydre capitaliste » ; rencontre internationale des femmes, comme celle que les femmes zapatistes avaient organisées sans la présence des hommes, en mars 2018 ; et d’autres initiatives encore à préciser et à imaginer.

Enfin, le même document appelle à reprendre les discussions en vue de former un réseau planétaire de résistances et de rébellions, dans le respect de l’hétérogénéité des manières de penser et de lutter.

On pourra être surpris par ces annonces, surtout si l’on rappelle que, le 31 décembre dernier, les zapatistes avaient opté pour un repli face aux menaces gouvernementales, non sans souligner leur capacité à défendre leurs territoires en cas d’attaque. Peut-être le premier geste, défensif et militaire, était-il nécessaire pour tenir les dangers à distance et permettre ensuite de faire un pas supplémentaire dans la construction, civile, de l’autonomie. Sans doute fallait-il éviter de s’enfermer dans le piège d’un retrait et d’un silence trop prolongés.

La voie de l’autonomie, pour préserver les liens de solidarité et faire valoir le respect du vivant

En tout cas, on aurait tort de croire que le contexte a profondément changé et que la tension provoquée par les méga-projets du président mexicain est retombée : au Mexique, les attaques contre les territoires indiens se poursuivent, tout comme les assassinats de ceux qui les défendent. Ainsi, si les annonces qui viennent d’être faites sont incontestablement le signe d’une vitalité de l’autonomie zapatiste, capable de se projeter dans de nouveaux territoires et de relancer une dynamique d’interactions nationales et internationales, il ne faut pas négliger le fait que cette action aux allures « offensives » (quoique civile) répond aussi à un besoin défensif. Elle est un autre moyen de répondre – par la construction et le renforcement des espaces autonomes – aux menaces qu’impliquent les grands projets du gouvernement mexicain, notamment le très mal nommé « Train Maya », le Couloir transocéanique de l’isthme de Tehuantepec ou encore la généralisation de plantations d’arbres fruitiers qui affectent directement les régions zapatistes.

Mais qu’est-ce que l’autonomie pour les zapatistes ? Loin de toute intention de se séparer du Mexique ou de s’enfermer dans une pure identité indienne, il s’agit pour ces femmes et ces hommes, Mayas pour la plupart, de défendre une manière de vivre qu’ils ressentent comme leur, qui s’ancre dans un territoire singulier, préserve les liens de solidarité et d’entraide communautaire, fait valoir le respect du vivant qu’impose l’appartenance des humains à la Terre-Mère. Conscients que les politiques étatiques sont les vecteurs de la normalisation économique néolibérale, des grands projets destructeurs et de l’imposition des logiques de marché, ils en ont conclu qu’il n’y avait pas d’autre moyen, pour préserver ce à quoi ils tiennent, que d’entrer en sécession vis-à-vis du monde de l’économie et des institutions étatiques qui le servent. C’est pourquoi ils ont élaboré leurs propres formes d’auto-gouvernement, avec des assemblées et des instances élues au niveau tant des villages et des communes autonomes que des régions qui en permettent la coordination. C’est pourquoi aussi, malgré d’immenses difficultés matérielles et dans un contexte largement adverse, ils ont créé de toutes pièces leur propre système de justice, de santé et d’éducation.

Refus de la politique d’en haut et quête d’une politique d’en bas : un terrain d’affinité avec les aspirations des Gilets jaunes

L’autonomie telle que la conçoivent les zapatistes consiste à se gouverner par soi-même, de telle sorte que la vie quotidienne s’organise conformément aux choix des habitants concernés. Cela suppose de se tenir à distance des institutions étatiques, désormais subordonnées aux logiques économiques qui entraînent le monde vers sa destruction accélérée. L’autonomie zapatiste récuse donc les cadres de la politique classique, fondée sur le principe de la représentation et centrée sur les partis et la compétition électorale pour le contrôle de l’appareil d’État. Elle déploie une autre politique qui part d’en bas, s’ancre dans les lieux de vie concrets et prend pour base la capacité des personnes ordinaires à s’organiser et à décider par elles-mêmes. Refus de la politique d’en haut et quête d’une politique d’en bas paraissent constituer un terrain d’affinité avec les aspirations qui se sont fait jour, en France, durant le soulèvement des Gilets jaunes.

À l’entrée des territoires zapatistes, de modestes panneaux expliquent : « Ici, le peuple dirige et le gouvernement obéit ». N’est-ce pas là l’expression d’un pouvoir populaire véritablement exercé, en flagrant contraste avec la dépossession politique de plus en plus largement éprouvée par les habitants des démocraties représentatives ?

Les raisons ne manquent pas de s’intéresser à l’autonomie zapatiste, patiemment construite au cours des 25 dernières années. C’est aussi pourquoi l’appel à débattre de la formation d’un réseau planétaire de résistances et de rébellions devrait retenir l’attention de celles et ceux qui ne se résignent pas à la destruction du monde et qui considèrent qu’il n’y a pas d’autre moyen, pour tenter de l’interrompre, que de faire croître nos forces pour affronter l’hydre capitaliste et bloquer les rouages du monde de l’économie.

 

[1] Escargot, en français. Les Caracoles zapatistes sont les centres régionaux de coordination où siègent notamment les « conseils de bon gouvernement »

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