On a raison de se révolter

DIMITRIS FASFALIS, extraits d’un texte publié dans Médiapart, 9 novembre 2019

L’histoire nous montre que la peur des puissants à l’égard d’une révolte, voire d’une révolution, menée par et pour les classes subalternes est l’un des moteurs des progrès sociaux, politiques et culturels dans le monde. Si ces images et cette « mondialité des révoltes » servent par la suite de narratif aux gouvernements et aux policiers pour justifier la répression dans le sang des luttes, ça se fera en en payant le prix politique et au vu de l’ensemble des opinions publiques. Car, ces « images fortes » et ce récit médiatique de la « mondialité des révoltes » cheminent aussi dans l’esprit et les cœurs des peuples. L’histoire de Menocchio, meunier du Frioul italien à la fin du XVIe siècle, pris dans les filets de l’Inquisition, montre à quel point la réception des idées, des images, des œuvres est autonome. C’est un fil rouge suivi par l’histoire sociale et culturelle des quarante dernières années.

Quelques décennies auparavant, Lénine écrivait ces lignes face aux campagnes de haine et de manipulation lancées contre la révolution sociale en cours en Europe : « Les millions d’exemplaires de journaux bourgeois, qui clamaient sur tous les modes contre les bolcheviks [en juillet 1917], permirent aux masses de juger le bolchevisme; et puis, en dehors de la presse, toute la vie sociale, précisément grâce au « zèle » de la bourgeoisie, s’emplissait de discussions sur le bolchevisme. Maintenant, à l’échelle internationale, les millionnaires de tous les pays se comportent de telle façon que nous devons leur être profondément reconnaissants. » C’était au printemps 1920, dans sa brochure destinée aux militants et cadres de l’Internationale communiste, intitulée La maladie infantile du communisme. Aux moments de bascule, où l’ordre établi ne fait plus système et commence à craquer de toute part, les brèches dans l’édifice du pouvoir se multiplient et transforment, de manière dialectique, ce qui auparavant était un pilier de l’ancien régime en arme nouvelle à son encontre. Cette « critique des armes » était aussi connue par les auteurs du Manifeste communiste (1848) : « Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même. »

Reste une dernière question laissée en suspens qui traverse le texte de Pierre Serna : est-on en droit de se révolter ? Est-il légitime, en droit et en raison, de se révolter comme on le fait à Tripoli, à Alger, à Santiago, à Hong Kong, à Barcelone ou à Paris ? Car Pierre Serna reconnaît qu’évoquer le risque de la répression sanglante « n’est pas une raison pour arrêter la lutte, mais c’est une façon de ne pas être dupe ».

Mais dupe de quoi ? Du récit des dominants ? Ou de l’idée d’une révolte globale qui engagerait les peuples dans une impasse de répression ? On en revient donc à une ambiguïté politique qui pose implicitement cette question : a-t-on raison de se révolter ? Hier comme aujourd’hui ?

Mais il y a autre chose : cela en vaut-il le prix ? Cela en vaut-il le prix, si, en fin de compte, ça finit toujours dans le sang de la répression et la défaite ?

Dans une histoire ouverte, il n’y a aucune fatalité, comme l’explique Carmen Castillo dans l’Humanité du 25 octobre dernier : nous faisons notre propre histoire. Y compris lorsque nous choisissons de ne pas livrer bataille : ce sont sans doute ces défaites-là qui sont les pires et les plus durables.

Cent ans après l’écrasement de la révolution spartakiste, les mots de Rosa Luxemburg sonnent encore aujourd’hui comme un appel au combat actuel : « Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme – à considérer les luttes révolutionnaires – est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! »

Rosa Luxemburg a été et sera à nouveau entendue. Nous sommes attendus (Daniel Bensaïd, Walter Benjamin).

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