Relire Frantz Fanon pour mieux comprendre l’islamophobie

Thomas Deltombe

Journaliste, éditeur et auteur de l’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France.

 

Si l’œuvre de Frantz Fanon (1925-1961) est incontournable pour penser l’islamophobie contemporaine, dans le contexte français en particulier, c’est parce qu’il a mieux que d’autres compris les évolutions historiques de son temps, qui se reflètent aujourd’hui dans le nôtre. S’il n’utilise jamais le terme «  islamophobie », réapparu dans l’actualité dans les années 2000 après un siècle d’éclipse, Frantz Fanon – qui fut médecin, psychiatre, essayiste, militant anticolonialiste – en avait parfaitement compris les logiques de fond. C’est ce que l’on propose d’étudier dans ce texte [1].

Racisme, guerre, colonialisme

Pour lire Fanon, il semble utile de se souvenir du contexte historique dans lequel il a écrit et agi, c’est-à-dire une période assez courte : les années 1950. Cette période a été marquée par deux évolutions majeures : le renouvellement formel de la pensée raciste et l’émergence de nouvelles pratiques de guerre.

Racisme

Fanon l’a parfaitement expliqué, et cela est connu : la race n’est pas fondée biologiquement, il s’agit d’une construction sociale – ayant des implications mentales – élaborées dans et par les sociétés racistes. C’est le raciste qui crée le racisé ou, pour reprendre les termes qu’il utilise en 1952 dans Peau noire, masque blanc en s’inspirant explicitement de Jean-Paul Sartre : « c’est le raciste qui crée l’infériorisé [2]. » La réflexion de Fanon sur ce point se poursuit quatre ans plus tard dans sa célèbre intervention devant le Congrès des écrivains et des artistes noirs, en septembre 1956.

La thèse principale de ce texte est, elle aussi, connue : alors que les justifications biologiques du racisme tombent progressivement en désuétude après la Seconde Guerre mondiale, du fait notamment de l’usage qu’en a fait le régime nazi, le racisme utilise de plus en plus des arguments culturels pour continuer d’inférioriser les populations racisées. En d’autres termes, et pour utiliser les mots de Fanon, l’expression formelle du racisme « se renouvelle », « se nuance », « change de physionomie », « se camoufle » et « se farde ». Et c’est par ce mécanisme, cette adaptation, cette mise à jour, que le racisme, loin de disparaître, peut au contraire se perpétuer :

« Le racisme vulgaire dans sa forme biologique correspond à la période d’exploitation brutale des bras et des jambes de l’homme. La perfection des moyens de production provoque fatalement le camouflage des techniques d’exploitation de l’homme, et donc des formes du racisme. […] Le racisme n’ose plus sortir sans fards. Il se conteste. Le raciste dans un nombre de plus en plus grand de circonstances se cache » [3].

Soulignant ainsi le phénomène de l’encodage du discours raciste, et distinguant au passage ce qu’il appelle le « racisme vulgaire » de ce que l’on pourrait appeler le « racisme distingué », Fanon indique que ce n’est évidemment pas le problème du racisme qui a disparu mais bien l’« aspect du problème » qui a été « profondément modifié » [4]. Fanon note que, ce faisant, et pour justifier leur domination, les sociétés qui se croyaient jusque-là biologiquement supérieures mettent de plus en plus en avant leur système de valeurs. Et cite un exemple qui, quoique faisant surtout référence à la guerre d’Algérie à l’époque, ne manquera pas de nous rappeler les discours de certains responsables politiques et médiatiques contemporains : « les “valeurs occidentales” rejoignent singulièrement le déjà célèbre appel à la lutte de “la croix contre le croissant” [5] ».

Si les formes du racisme évoluent, le fond, lui, demeure. Plus encore : c’est même parce que l’aspect du problème évolue que le problème peut se perpétuer. C’est par ce mécanisme d’adaptation que la société française, comme toute société coloniale, est restée une société raciste. Et Fanon insiste bien sur ce point central de la mécanique raciste, qui nous aide à penser l’islamophobie contemporaine : le racisme a pour caractéristique d’être à la fois systémique et total :

« Le racisme [est] une disposition inscrite dans un système déterminé. […] Une société est raciste ou ne l’est pas. Il n’existe pas de degrés du racisme. Il ne faut pas dire que tel pays est raciste mais qu’on n’y trouve pas de lynchages ou de camps d’extermination. La vérité est que tout cela et autre chose existent en horizon. »

Si cette remarque nous aide à penser l’islamophobie contemporaine, c’est parce que Fanon nous met en garde contre le piège tendu par le renouvellement formel du racisme : ce n’est pas parce qu’il « se camoufle » et « se farde », ce n’est pas parce qu’il deviendra plus « acceptable », que le racisme n’a pas l’horreur en horizon.

Guerre

Le second thème sur lequel il paraît important d’insister est celui de la guerre. Si Fanon est rarement décrit comme un penseur de la guerre, toute son œuvre est parcourue par cette question, notamment en raison de son engagement aux côtés du Front de libération nationale (FLN) et des mouvements de libération africains.

Les années 1940 et 1950 ont été marquées par un renouvellement profond des théories de la guerre. À la faveur de la guerre froide et des guerres de décolonisation, les stratèges militaires du monde entier se sont mis à développer de nouvelles théories en s’émancipant des schémas classiques des conflits opposant, front contre front, des armées institutionnalisées. La guerre moderne, expliquent ces théoriciens, se jouent désormais dans la population civile, y compris dans le cerveau même des citoyens ou des sujets coloniaux. L’idée n’est donc pas seulement d’éliminer l’ennemi mais également de l’éloigner physiquement et mentalement des « populations civiles » de façon à immuniser ces dernières, même préventivement, et qu’elles soient potentiellement considérées comme « amies » ou comme « ennemies », contre toute forme de « virus subversif », qu’il s’agisse du communisme, de l’anticolonialisme ou des deux combinés. Par ce processus, c’est la population civile tout entière qui est considérée comme ennemie – ou a minima comme un ennemi potentiel – par les stratèges militaires.

Psychiatre exerçant en Algérie au milieu des années 1950, Fanon fut un observateur privilégié du déploiement de ces nouvelles formes de guerre (torture, action psychologique, regroupement forcé de populations, etc.), qui étaient également mises en pratique sur bien d’autres théâtres d’opération (Kenya, Cameroun, etc.). Il fut également un grand analyste de la résistance, physique et psychique, face à ces nouvelles pratiques guerrières, généralement qualifiées de « pacification », qui mélangeaient les domaines civils et militaires.

De ses observations directes, en tant que psychiatre d’abord, puis comme combattant, Fanon a tiré des conclusions éclairantes. Bien conscient que les techniques de guerre élaborées dans les années 1940-1950 s’inspirent en fait de théories plus anciennes, comme celles de Gallieni ou de Lyautey au début de la période coloniale, il identifie progressivement le colonialisme lui-même à une guerre perpétuelle : « Le colonialisme français est une force de guerre », écrit-il [6]. « La situation coloniale, c’est d’abord une conquête militaire continuée et renforcée par une administration civile et policière », ajoute-t-il [7].

Colonialisme

Bien que l’intensité de la violence puisse varier dans le temps, le colonialisme – qui n’est rien d’autre qu’une machine de « pacification » permanente – est donc par essence une guerre totale, contre un peuple entier qu’il s’agit d’enfermer à la fois physiquement et mentalement. Il s’agit, en d’autres termes, de le déshumaniser ou de le zombifier. Ce faisant, la lutte contre le colonialisme est une lutte à mort : il n’y a pas, et il n’y aura jamais, de justice dans le colonialisme. « Le régime colonial est un régime instauré par la violence. […] Je dis qu’un tel système établi par la violence ne peut logiquement qu’être fidèle à lui-même, et sa durée dans le temps est fonction du maintien de la violence », explique-t-il en 1960, ajoutant qu’il s’agit d’une violence physique, qui affecte les « muscles » et le « sang » des colonisés, mais également une violence « psychologique », qui s’attaque à son « âme » même [8].

On voit bien ici comment s’articulent la question du racisme et celle de la guerre, qui ne sont rien d’autre que les deux piliers du colonialisme. Le racisme apparaît à plusieurs reprises, sous sa plume, comme une arme de guerre psychologique. Dans son intervention devant le Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956, il évoque d’ailleurs la question de la guerre coloniale, laquelle, dit-il, nécessite « l’asservissement, au sens le plus rigoureux, de la population autochtone […]. Pour cela il faut briser les systèmes de référence [de la société colonisée]. L’expropriation, la razzia, le meurtre objectif se double d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionne cette mise à sac [9]. » La nouveauté des théories militaires des années 1950 est donc toute relative : ces doctrines de guerre ne sont en réalité qu’une réactivation virulente de la logique profonde du colonialisme même, qui comporte toujours cette double dimension : physique et territoriale d’un côté, psychologique et culturelle de l’autre.

Ce qu’il importe de retenir de tout cela, c’est que les formes du colonialisme, mélange singulier de racisme et de guerre, se renouvellent perpétuellement et se cachent sans cesse pour lui permettre de perdurer. Et c’est cette plasticité du colonialisme, cette capacité à muter, à se camoufler et à étendre son champ d’action, qui a permis à la France de demeurer une société coloniale – donc raciste – bien des décennies après l’indépendance formelle de ses colonies.

La culture comme arme

Dans une société coloniale, la culture est donc une arme et le cerveau des colonisés une cible. L’objectif de la puissance coloniale, selon Fanon, n’est cependant pas tant l’élimination définitive mais la perpétuation de la domination. Ou, pour reprendre ses termes : « Le but recherché est davantage une agonie continuée qu’une disparition totale de la culture préexistante [10]. »

Valorisation, euphémisation, dénégation

C’est dans ce contexte que la culture devient une puissante arme de guerre perpétuelle. Du fait de sa plasticité, la culture n’appartient à personne en propre et peut être instrumentalisée par la société raciste contre les racisés eux-mêmes, dans un but de conquête psychologique (pénétrer au plus profond du cerveau des colonisés) et dans un but de camouflage (masquer les mécanismes de domination racistes aux yeux aussi bien de la société coloniale que de la société colonisée). C’est ce phénomène d’appropriation culturelle qu’observe Fanon quand il évoque ce racisme distingué d’aspect « culturel ». Le système colonial, note-t-il, cherche à « valoriser » la culture indigène, à « célébrer » les coutumes traditionnelles et va même jusqu’à stigmatiser les « racistes » les plus caricaturaux, les plus vulgaires, qui flétrissent trop ostensiblement la culture dominée. La conquête des esprits se poursuit donc, sur le mode sournois de la dénégation : les systèmes de domination sont toujours plus efficaces lorsqu’ils incorporent des mécanismes d’euphémisation et de dénégation.

Manipulée par le système raciste, la culture se transforme également en arme entre les mains des colonisés. Face à l’offensive coloniale, de plus en plus subtile, les colonisé.e.s cherchent des parades. Et, après avoir vainement cherché à « s’assimiler », c’est-à-dire à incorporer les « valeurs » promues par le conquérant, que celui-ci respecte d’autant plus rarement lui-même qu’elles ont pour fonction première d’en exclure les dominés, il se rétracte dans sa culture et l’érige en culte. Ainsi risque de se développer, chez le colonisé, ce que Fanon appelle un « esprit sectaire », et que nos contemporains ont plutôt tendance à qualifier de « fanatisme », d’« intégrisme » ou de « fondamentalisme ». De ce point de vue – nous y reviendrons –, la « culture » apparaît certes comme une ressource utile mais peut également s’apparenter à un piège.

Quelle place pour la religion ?

Quelle est la place de la religion dans l’affrontement [11] ? S’il en parle assez rarement, Fanon voit très bien en quoi la religion – décrite comme un élément parmi d’autres de la « culture » – constitue une arme dans l’arsenal des puissances coloniales. Pour ce qui est du christianisme, dont se réclament bien souvent les colonisateurs, les choses sont parfaitement claires, estime Fanon :

« Il faut mettre sur le même plan le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies, les instincts, le mal. Le recul de la fièvre jaune et les progrès de l’évangélisation font partie du même bilan. […] Je parle de la religion chrétienne, et personne n’a le droit de s’en étonner. L’Église aux colonies est une Église de Blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur » [12].

Pour ce qui est de l’islam, religion d’une grande partie des colonisés, la situation est plus complexe. Tout à sa tentative de « valoriser » la culture des colonisés, pour mieux la neutraliser, le colonialisme s’immisce dans les affaires musulmanes. « On assiste, écrit Fanon, à la mise en place d’organismes archaïques, inertes, fonctionnant sous la surveillance de l’oppresseur et calqués caricaturalement sur des institutions autrefois fécondes [13]… » Il s’agit ni plus ni moins que d’une entreprise de simulacre et de mystification :

« Ces organismes traduisent apparemment le respect de la tradition, des spécificités culturelles, de la personnalité du peuple asservi. Ce pseudo-respect s’identifie en fait au mépris le plus conséquent, au sadisme le plus élaboré. La caractéristique d’une culture est d’être ouverte, parcourue de lignes de force spontanées, généreuses, fécondes. L’installation d’“hommes sûrs” chargés d’exécuter certains gestes est une mystification qui ne trompe personne » [14].

La « bataille » du voile

C’est le texte « L’Algérie se dévoile », publié en 1959, qui nous donne le plus d’éléments sur la façon dont Fanon envisage l’« islam » – au sens culturel du terme – comme un instrument d’affrontement entre le système colonial et les colonisé.e.s. Ce texte analyse la « bataille » qui, en pleine guerre d’Algérie, se joue autour du voile des Algériennes : « Ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie [15]. »

Fanon décrit comment l’administration coloniale instrumentalise, à travers la question du voile, la situation féminine dans le but de stigmatiser la société algérienne tout entière :

« L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares, avec une science infinie. La mise en place d’un réquisitoire-type contre l’Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes, est entreprise et menée à bien. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérants, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité » [16].

Par manque de temps, on ne détaillera pas ici les très fines observations de Fanon sur cette offensive généralisée contre le voile, qui sert de support et de prétexte à la mise en avant des « valeurs occidentales ». Disons simplement que cette politique amène inévitablement quelques résultats :

« Les forces occupantes, en portant sur le voile de la femme algérienne le maximum de leur action psychologique, devaient évidemment récolter quelques résultats. Cà et là, il arrive donc que l’on “sauve” une femme qui, symboliquement, est dévoilée. Ces femmes-épreuves, au visage nu et au corps libre, circulent désormais, comme monnaie forte dans la société européenne d’Algérie. Il règne autour de ces femmes une atmosphère d’initiation. Les Européens surexcités et tout à leur victoire, par l’espèce de transe qui s’empare d’eux évoquent les phénomènes psychologiques de la conversion. […] La femme algérienne est conçue comme support de la pénétration occidentale dans la société autochtone » [17].

Cette guerre psychologique contre le voile, que Fanon compare à un viol individuel et collectif, provoque presque mécaniquement une réaction, à la fois individuelle et collective, dans la société colonisée. Se sentant humilié.e.s, les Algérien.ne.s se cramponnent à cette tradition vestimentaire. Même les femmes non voilées, que le colonialisme cherche à enrôler, réagissent : « Spontanément et sans mot d’ordre les femmes algériennes dévoilées depuis longtemps reprennent le haïk, affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France [18]. » Le voile devient ainsi une arme de résistance :

« À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile. Ce qui était élément indifférencié dans un ensemble homogène acquiert un caractère tabou, et l’attitude de telle Algérienne en face du voile sera constamment rapportée à son attitude globale en face de l’occupation étrangère. Le colonisé, devant l’accent mis par le colonialiste sur tel ou tel secteur de ses traditions, réagit de façon très violente. L’intérêt mis à modifier ce secteur, l’affectivité inverse par le conquérant dans son travail pédagogique, ses prières, ses menaces tissent autour de l’élément privilégié un véritable univers de résistances. Tenir tête à l’occupant sur cet élément précis, c’est lui infliger un échec spectaculaire, c’est surtout maintenir à la “coexistence” ses dimensions de conflit et de guerre latente. C’est entretenir l’atmosphère de paix armée » [19].

Islamophobie contemporaine

Si les analyses de Fanon sont plus que jamais d’actualité c’est que les évolutions qu’il avait observées dans les années 1950 et à l’orée des années 1960, à commencer par la culturalisation du racisme et l’extension du domaine de la guerre, se sont poursuivies dans les décennies suivantes.

L’« islam » et l’encodage de la race

Depuis l’indépendance de l’Algérie et de la plupart des autres colonies françaises, le racisme s’est perpétué et s’est même régénéré en poursuivant sa mue formelle. De plus en plus discrédité, le discours vulgaire à caractère « biologique », quoique toujours présent, s’efface au profit de nouvelles manières de dire et de marquer la race. Et, dans ce processus de culturalisation progressive, le racisme a pris un aspect de plus en plus « religieux ». C’est notamment ce que l’on a pu observer en France au cours des années 1980, en particulier lorsque les responsables politiques et médiatiques français ont commencé à focaliser leur attention sur ceux et celles qu’ils se sont mis à qualifier d’« immigré.e.s de la deuxième génération ». Refusant de les considérer comme des « Français à part entière », et leur déniant donc l’égalité, la sphère politique et médiatique s’est mise à « islamiser » ce segment de la population : ceux que l’on qualifiait de « Nord-Africains » sont progressivement devenus des « musulmans ».

Ainsi se poursuit le processus d’encodage de la race déjà identifié par Fanon : l’« islam » tel que l’envisagent, le définissent et l’investissent les dominants fonctionne comme un code permettant de maintenir et de réaffirmer la ligne de démarcation entre les Blancs et les non-Blancs. Rompant avec le « racisme vulgaire » d’antan, ce racisme à référent « religieux », apparemment plus distingué, se donne un aspect plus « acceptable ». À la formule « les bougnoules à la mer ! », on préfère dorénavant des expressions apparemment plus tolérables : « Les musulmans doivent respecter les règles républicaines ! ».

Les mécanismes d’encodage et d’euphémisation du racisme s’accompagnent, comme l’avait très bien perçu Fanon, par des dispositifs de dénégation. On ajoutera alors quelques formules rituelles (« Je ne suis pas raciste, je suis laïque ! »). Mais, comme le soulignait à nouveau Fanon, ce n’est pas le problème du racisme qui a disparu, mais simplement l’« aspect du problème » : qu’on « biologise » la race ou qu’on l’« islamise », le processus d’infériorisation – et le déni de l’égalité qui l’accompagne – demeure.

Comme à l’époque de Fanon, l’islam est ainsi instrumentalisé par les secteurs dominants de la société française. Cet islam imaginaire, construit par et pour les privilégiés et imposé aux millions de personnes qui sont estampillées comme « musulmanes » sans qu’on ne leur demande jamais leur avis, permet aux premiers de maintenir les seconds dans une situation de perpétuelle domination et de dépendance (et d’agiter sous les yeux des racisé.e.s les menaces funestes qui, d’après Fanon, « existent en horizon » dans toute société raciste).

S’érigeant en juges de paix civile, les non-musulmans – c’est-à-dire, en langage décodé : les Blancs – demandent perpétuellement des comptes, des gages, des signes d’allégeance à ceux qu’ils altérisent et infériorisent et qui, à en croire les responsables politiques et les médias dominants, ne sont jamais suffisamment « intégrés » (ou dont ladite intégration, toujours « suspecte » même lorsqu’elle paraît irréprochable, est toujours révocable). En « islamisant » d’autorité une partie de la population, en actualisant les frontières de la race qui protègent leurs privilèges, les dominants ne font que revitaliser le système raciste. La « république » dont il est question dans leur bouche apparaît chaque jour davantage comme une machine à discipliner les potentiels récalcitrants.

Une guerre « à l’intérieur de l’islam » ?

Comme à l’époque coloniale, et parce qu’il s’agit moins de faire disparaître l’ennemi que de continuer l’agonie, l’« islam » fabriqué par les instances dominantes de la société – à commencer par les cercles politiques et médiatiques – prend soin de distinguer, parmi les « musulmans », les bons et les méchants. Au lieu d’affirmer de but en blanc qu’il y a une guerre à mort entre les « civilisations » occidentales et musulmanes, entre la Croix et le Croissant, on préfère parler de « guerre à l’intérieur de l’islam » (donc, a fortiori, à l’intérieur de la « communauté musulmane » de France).

D’après ce qu’on nous dit, les camps s’identifient aisément. Il y aurait, d’un côté, les « musulmans modérés », nos amis, qu’il faudrait défendre car ils défendent « nos valeurs » ; et, de l’autre, des « islamistes », « intégristes », « fondamentalistes », qu’il faudrait combattre sans relâche. Ces derniers sont nos ennemis, est-il expliqué, car ils veulent nous imposer leurs lois (barbares), voire nous faire purement et simplement disparaître (si ce n’est physiquement, du moins culturellement). Le danger paraît d’autant plus grand que les « musulmans » n’agissent plus seulement de l’extérieur : étant « Français », ils grignotent secrètement notre belle nation de l’intérieur.

Apparue dès le milieu des années 1980, cette mise en scène à la fois floue et binaire, moralisante et guerrière, est démentie par tous les travaux sérieux sur les « communautés musulmanes », qui montrent bien qu’il existe une aussi grande variété idéologique, culturelle et sociologique « dans l’islam » qu’ailleurs. Intégrée dans le système d’encodage et d’euphémisation, la fiction d’une « guerre à l’intérieur de l’islam » a une quadruple fonction :

Sous un mode paradoxal, elle permet d’abord d’unifier ladite « communauté musulmane » et de la distinguer ainsi du reste de la société : si elle est « divisée », c’est bien que cette « communauté » existe ; et si elle existe, c’est bien qu’elle ne fait pas vraiment partie de « notre » communauté (nationale/culturelle/etc.). La rhétorique de la « guerre à l’intérieur » de l’islam n’est rien d’autre que la version euphémisée de la théorie du choc des civilisations, qui distingue « nous » et « eux » (euphémisée car elle se présente simplement comme un choc des civilisations par procuration).

Cette mise en scène permet ensuite d’immuniser les metteurs en scène. Tel est le rôle assigné aux « musulmans modérés » : ce sont eux qui certifient la bonne foi de ceux qui les « valorisent » et les invitent sur les plateaux de télévision (selon la logique classique du : « je ne suis pas islamophobe, j’ai des amis musulmans ») et qui justifient l’acharnement collectif contre toute forme d’« intégrisme » (ou de déficiente « intégration »). On constatera au passage que la « modération » prêtée à un musulman est inversement proportionnelle à sa modération à l’égard de ceux qui sont présentés comme « radicaux ».

Cette fiction binaire a bien sûr pour but – c’est sa troisième fonction – de désigner à la vindicte populaire et de mobiliser, au sens fort du terme, les populations contre ceux qui, à l’intérieur de la soi-disant « communauté musulmane », osent non seulement contester l’ordre établi mais le font en mettant en avant des « valeurs » qui, décrites comme incompatibles avec les « nôtres », sont censées distinguer radicalement cette « communauté » du reste de la société.

L’idée fondamentale, derrière ce discours sur les « intégristes » et les « modérés », et c’est peut-être sa fonction principale, est de rendre les populations infériorisées responsables de la stigmatisation et de l’exclusion dont elles sont victimes. C’est-à-dire, comme disait Fanon, de les enfermer dans un « cercle de culpabilité [20] ». Le message codé adressé aux musulmans prend la forme d’un chantage, aussi classique que destructeur : « Choisissez la soumission ou nous vous combattrons. » Pour paraphraser Fanon, parlant des Noirs américains : le musulman doit « “assumer” sa propre condamnation [21]  ». Le piège infernal se referme ainsi sur les damné.e.s de la terre.

La nouvelle bataille du voile

C’est dans le cadre de cette prétendue « guerre à l’intérieur de l’islam » que la question du « voile » est revenue à la surface à la fin des années 1980, pour ne plus jamais quitter la une de l’actualité depuis lors. La réémergence de cette « bataille grandiose », dans le cadre du colonialisme intérieur, n’est pas vraiment une surprise. Ce qui l’est plus c’est la similarité entre les observations qu’a pu faire Fanon en 1959 à propos des opérations d’action psychologique organisée par l’armée française, dans le contexte de la guerre d’Algérie, et celles que l’on peut faire par exemple en étudiant le traitement médiatique de l’affaire de Creil en 1989, dans un contexte apparemment très différent. Certes, les acteurs ne sont plus les mêmes, les rédactions de télévision ayant largement remplacé l’armée française en tant que chef de l’orchestre de la propagande, mais le propos est étonnamment similaire (la télévision allant jusqu’à organiser des émissions qui n’avaient rien à envier aux « séances de dévoilement » mises en scène quarante ans plus tôt sur les places publiques d’Alger).

Face à cette offensive sur le voile, les musulmanes réagissent à partir de 1989 à peu près comme le firent les Algériennes en 1959. Certaines tentent de se distancier au maximum des porteuses de foulard, et reproduisent ainsi – à leur corps parfois défendant – le discours ambiant qui décrit le foulard comme le signe incontestable d’« intégrisme » et la preuve de l’existence d’une domination masculine spécifiquement « musulmane ». D’autres, à l’inverse, tentent de réinvestir ce « signe », soit en lui donnant un sens assez proche de celui qu’imposent les médias dominants, mais en le revendiquant, soit – plus fréquemment – en réinventant sa signification pour en faire, selon les cas, un objet permettant de négocier leur identité franco-musulmane ou le symbole de leur insoumission à l’ordre (néo)colonial [22].

Le racisme affleurant en tout cas à chaque nouvelle « polémique », les musulmans paraissent particulièrement conscients des ressorts profonds de cet acharnement collectif contre « le voile » qui, progressant par capillarité, touche un nombre croissant de secteurs de la société (écoles, crèches, hôpitaux, etc.) et ne cesse d’être décliné dans d’autres registres pour toucher d’autres prétendus marqueurs de la « communauté musulmane » (viande halal, pratique du ramadan, horaires de piscine, etc.) [23]. Instrumentalisé par le discours médiatique et politique dominant, et utilisé comme arme de guerre psychologique contre la « communauté musulmane » tout entière, le voile redevient l’objet d’une « bataille grandiose » assez similaire à celle que décrivait Fanon à la fin des années 1950. « Demandez à ceux qui nous écoutent et qui sont de confession musulmane de ne pas mettre le voile à leur enfant à l’école, exigeait en 2003 Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et des Cultes, à Tariq Ramadan sur un plateau de télévision. Si vous le demandez, alors je crois que vous voulez être un modéré. Si vous ne le demandez pas, c’est le double discours [24]. »

« Guerre contre le terrorisme »

Depuis le début des années 1990 et, plus encore depuis 2001, l’offensive identitaire contre les musulmans s’est doublée d’une offensive sécuritaire dans le cadre de ce qui est dorénavant qualifié de « guerre contre le terrorisme » et qui n’est rien d’autre que le développement des doctrines de guerre développées dans les années 1950 et dont Fanon fut l’observateur privilégié pendant la guerre d’Algérie.

La logique identitaire et la logique sécuritaire ayant progressivement fusionné, les très visibles mesures d’exception prises dans le cadre de la lutte contre le « terrorisme », décrites par les commentateurs comme très populaires et absolument nécessaires, permettent de plus en plus de justifier la guerre de basse intensité contre la « communauté musulmane » tout entière. C’est dans ce cadre par exemple que le Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme appelait en 2006 à une nouvelle « bataille des idées », laquelle visait, selon l’expression employée, deux « groupes-cibles » : d’une part, « la population dans son ensemble, y compris les enfants et les adolescents » et, d’autre part, « les populations dont les terroristes se prévalent », c’est-à-dire les musulmans. Ces derniers, décrits comme des subversifs potentiels, doivent donc subir un traitement à part, ayant pour but de les éloigner physiquement et psychologiquement des « milieux terroristes », à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales [25].

On reconnaît ici le schéma-type de la guerre « contre-subversive » qui, prenant ses racines dans l’histoire militaire coloniale et particulièrement dans les conflits qui ont marqué la période de décolonisation, est développé depuis plusieurs décennies dans toutes les armées du monde dans le but de gagner la « bataille des cœurs et des esprits » contre un ennemi aussi global que nébuleux, à la fois identitaire et sécuritaire, intérieur et extérieur. Dans le cadre de cette « guerre globale contre la terreur », et comme le souligne Achille Mbembe dans l’introduction aux œuvres de Fanon, la race – réencodée – « fonctionne à la fois comme idéologie, dispositif de sécurité et technologie de gouvernement des multiplicités. Elle est le moyen le plus efficace d’abolir le droit dans l’acte même par lequel l’on prétend ériger la loi [26]. »

Il faut noter au passage que les groupes identifiés comme « terroristes » ne restent évidemment pas les bras croisés. Outre les opérations militaires qu’ils organisent, parfois sur le territoire même de leurs adversaires, ils mettent en place une véritable guerre idéologique qu’ils n’hésitent pas à calquer sur l’offensive de leurs adversaires. C’est par exemple ce que note Pierre-Jean Luizard à propos de Daech, qui souligne ces étonnants jeux de miroir :

« Tout se passe en effet comme si l’État islamique avait consciencieusement “listé” tout ce qui peut révulser les opinions publiques occidentales : atteintes aux droits des minorités, aux droits des femmes, avec notamment le mariage forcé, exécutions d’homosexuels, rétablissement de l’esclavage, sans parler des rumeurs infondées que l’État islamique ne cherche pas vraiment à démentir, comme celle de l’excision obligatoire des femmes. […] Quand on relit Le Choc des civilisations de Samuel Huntington, on est frappé du jeu de miroir qui s’instaure avec les conceptions du salafisme djihadiste. L’État islamique reprend parfois mot pour mot les thèses de Huntington afin de mettre en scène un tel “choc des civilisations” » [27].

Sortir du piège ?

On pourrait se demander comment Fanon aurait réagi dans le contexte actuel. D’après tout ce qui précède, la réponse est apparemment évidente : il serait résolument engagé dans la lutte contre l’islamophobie, en aurait souligné les évidentes racines coloniales et en aurait décrypté, avec talent, les mécanismes les plus subtiles.

Les errements de l’« homme de gauche »

Il est assez probable que Fanon se serait également penché sur le rôle crucial de la « gauche » dans le développement de l’islamophobie contemporaine. Car cette dernière porte une lourde responsabilité dans la régénération des mécanismes islamophobes depuis le début des années 1980. Ayant renoncé à son programme socioéconomique dès le début des années 1980, la gauche de gouvernement, toujours travaillée par ses vieux réflexes colonialistes, a cherché à se faire une virginité en réactivant la double thématique, apparemment « progressiste », de la « laïcité » et de l’« intégration ». Sous prétexte de lutter contre la montée de l’extrême droite et de libérer les femmes maghrébines des griffes des « intégristes », elle a remis au goût du jour les schémas coloniaux et joué un rôle moteur dans le réencodage islamique de la race (selon les modalités déjà identifiées par Fanon il y a soixante ans : euphémisation, dénégation, pseudo-respect, etc.).

Ce faisant, la gauche a falsifié les principes dont elle se réclame – la « laïcité » en premier lieu, mais également l’« égalité » ou la « liberté d’expression » – pour en faire des « valeurs civilisationnelles » susceptibles d’être mobilisées dans ce que Fanon appelait la « lutte de “la croix contre le croissant” ». Un processus dont ne peuvent que se féliciter l’extrême droite et les « ultras » de tous poils qui, abandonnant à leur tour le « racisme vulgaire » qui était leur marque de fabrique, adoptent désormais le « racisme distingué  » concocté pour eux par leurs prétendus « adversaires » de gauche.

Nul doute que Fanon, qui n’a cessé de brocarder l’attitude de la gauche pendant la guerre d’Algérie, aurait analysé avec brio le rôle néfaste de cette gauche qu’on doit bien qualifier de blanche, incapable de se penser comme telle et donc de penser les privilèges dont elle jouit et les non-dits qui la rongent. Mais Fanon ne se serait pas contenté de dénoncer cette frange rétrograde, patriote et chauvine de la « gauche » qui, de Guy Mollet à François Hollande, en passant par François Mitterrand, n’a jamais éprouvé le moindre scrupule à faire la guerre aux colonisés et à leurs descendants. Il se serait également intéressé à cette autre gauche qui s’autoproclame « anticolonialiste » et réclame la « justice » à tout bout de champ mais qui, dans le même temps, n’abandonne rien de ses propres pratiques paternalistes et trouve toujours de bonnes raisons pour éviter de s’interroger sur ses propres schémas mentaux.

À cet égard le petit texte consacré à Paul Rivet, publié dans El Moudjahid en 1958 et dont Fanon est vraisemblablement un des auteurs, mérite d’être cité. Cet homme, qui fut anticolonialiste pendant la guerre d’Indochine mais qui collabora avec le gouvernement français pendant la guerre d’Algérie, incarne bien les errements l’« homme de gauche » qui milite pour la « paix » mais oublie qu’aucune paix n’est possible dans le cadre d’un système injuste :

« D’aucuns expliquent les positions rétrogrades de ces hommes de gauche en France par une soi-disant ignorance du problème colonial ou par les difficultés rencontrées dans l’action pratique. Le testament de Paul Rivet – et ce cas ne nous intéresse que parce que typique – montre à l’évidence que c’est l’idéologie même de cette gauche qui est en cause. Parce que de « gauche » et « antifascistes » chez eux, des Français s’estiment en droit de diriger les autres peuples, de donner des leçons de démocratie même à coups de bombes. Cette idéologie, pour se distinguer quelque peu de celle des « ultras », ne vise pas moins à la domination et à l’étouffement de notre Nation. Elle appelle donc, de notre part, plus de vigilance et de sévérité » [28].

Islam et politique

Si les positions de Fanon sur ce qui fait actuellement office de « gauche » seraient assez facile à deviner, on peut s’interroger sur l’analyse qu’il ferait ce que l’on a pris coutume, dans les milieux académiques, d’appeler l’« islam politique ».

On sait que Fanon a toujours fait preuve de scepticisme à l’égard de la politisation de la religion, au sens strict du terme. Les témoignages abondent sur ce point :

« Dans sa réflexion politique, profondément athée, il continue de séparer politique et religion, alors qu’il associe culture et politique. Il croit, pense profondément, que la domination coloniale sclérose la culture, que la lutte de libération va réinventer de nouvelles formes culturelles, loin de la crispation sur des traditions qui lui paraissent figées, désuètes et mortifères. [Fanon] était curieux des coutumes, des institutions de la culture et de l’imaginaire en acte, mais pas de l’impact du sacré et du religieux dans le politique (Alice CHERKI) » [29].

« Fanon ne pouvait, par situation – il vivait au contact de militants plutôt agnostiques –, mesurer la place dérisoire que la pensée des Lumières occupait dans les espaces culturels algériens. Cette pensée n’était qu’un petit affluent du fleuve qui était à l’origine de l’adhésion au FLN d’une majorité plus sensible à l’influence de la religion (Mohammed HARBI)  » [30].

S’il constate, dans les Damnés de la terre, que « la lutte de libération nationale s’est accompagnée d’un phénomène culturel connu sous le nom de réveil de l’islam [31] », la religion musulmane rime toujours, chez Fanon, avec une sorte de fixité, de fatalisme et de pétrification, et on peut même relever une forme d’essentialisme dans la façon dont il décrit (avec son collègue Azoulay) la « religion musulmane » :

« La société musulmane traditionnelle est une société d’esprit théocratique. La religion musulmane est en effet, outre une croyance philosophique, une règle de vie qui régit de façon stricte l’individu et le groupe. En pays musulman, la religion imprègne la vie sociale et ne fait la part d’aucune laïcité. Le droit, la morale, la science, la philosophie se mêlent à elle. À côté de l’impératif proprement religieux, islamique, intervient avec force la tradition, héritée des anciennes coutumes berbères, et c’est ce qui explique la rigidité des cadres sociaux » [32].

Si l’« islam » l’intéresse, et s’il lui reconnaît un certain dynamisme, c’est uniquement dans sa dimension culturelle. Ainsi en va-t-il de son analyse du voile dans « L’Algérie se dévoile » : ce voile est décrit comme un «  élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire algérien », c’est-à-dire comme un élément culturel et non comme un élément religieux. Et quand il parle de la mobilisation des Algérien.ne.s autour de ce voile, il l’analyse avant tout comme un phénomène tactique, comme une réponse au colonialisme, dans le contexte d’une lutte de libération nationale.

Sur ce sujet, il est intéressant de se pencher sur les échanges qu’il a eus avec le penseur iranien Ali Shariati (1933-1977). Si ce dernier affirme avoir convaincu Fanon de l’intérêt politique de la religion [33], la lettre de Fanon à Shariati, publiée dans les Écrits sur l’aliénation et la liberté, témoigne du scepticisme persistant de Fanon. Certes, écrit ce dernier, « l’islam a plus que toutes les autres puissances sociales et alternatives idéologiques, la capacité anticolonialiste et le caractère antioccidental [34]  ». Certes, poursuit-il, « je souhaite que vos intellectuels authentiques puissent exploiter les immenses ressources culturelles et sociales cachées au fond des sociétés et des esprits musulmans, dans la perspective de l’émancipation et pour la fondation d’une autre humanité et d’une autre civilisation, et insuffler cet esprit dans le corps las de l’Orient musulman ». Mais on sent qu’il n’y croit pas et, surtout, qu’il s’inquiète du sectarisme et des divisions que pourrait produire la réactivation politique de l’islam :

« Je pense que ranimer l’esprit sectaire et religieux entraverait davantage cette unification nécessaire – déjà difficile à atteindre – et éloigne cette nation encore inexistante, qui est au mieux une « nation en devenir », de son avenir idéal, pour la rapprocher de son passé » [35].

« Nos chemins se rejoindront finalement »

S’il est intéressant de creuser cette question, c’est que les problématiques évoquées par Fanon dans cette lettre sont celles qui se posent à nous depuis une trentaine d’années. Depuis la mort de Fanon, en effet, la situation a changé : les enjeux ne sont plus simplement culturels et la lutte de libération n’est plus strictement nationale. Les musulman.e.s, dans la définition à la fois culturelle et religieuse du terme, se retrouvent piégés par la profusion de discours et de mesures qui les prennent pour cibles (ou les utilisent comme munitions) : les politiques gouvernementales, les discours médiatiques islamophobes, le paternalisme de la « gauche », les radicaux qui se revendiquent de l’islam pour développer un programme mortifère et apocalyptique…

Bien que Fanon ne paraissait pas y croire, la conclusion de sa lettre à Shariati mérite d’être prise au sérieux, car c’est peut-être la seule façon, pour tous ceux qui entendent lutter effectivement contre le racisme, de sortir du piège qui nous est tendu par la grande machinerie guerrière et islamophobe qui se déploie chaque jour plus violemment et depuis déjà bien trop longtemps : « Bien que ma voie se sépare de la tienne, voire s’y oppose, je suis persuadé que nos chemins se rejoindront finalement vers cette destination où l’homme vit bien [36]. »

[1] Cette contribution a été présentée lors des rencontres de la Fondation Frantz Fanon, 9 décembre 2015 à l’Institut du Monde arabe

[2 Peau noir masque blanc, in Frantz FANON, Œuvres, La Découverte, Paris, p. 137.

[3] « Racisme et culture », in Pour la Révolution africaine, in Frantz FANON, Œuvres, op. cit., p. 719.

[4Ibid., p. 716.

[5Ibid.

[6] (« La Farce qui change de camp », in Pour la révolution africaine, op. cit., p. 784.)

[7] « Vers la libération de l’Afrique », in Pour la révolution africaine, ibid., p. 760-761.

[8] « Pourquoi nous employons la violence », in L’An V de la Révolution algérienne, Œuvres, op. cit., p. 423.

[9] « Racisme et culture », loc. cit., p. 717.

[10Ibid.

[11] Sur ce point voir Matthieu RENAULT, « Damnation. Des usages de la religion chez Frantz Fanon », ThéoRèmes, vol. 4, 2013.

[12Les Damnés de la terre, in Œuvres, op. cit., p. 457.

[13] « Racisme et culture », loc. cit., p. 718.

[14Ibid.

[15] « L’Algérie se dévoile », in L’An V de la Révolution algérienne, op.cit., p. 274.

[16Ibid., p. 276.

[17Ibid., p. 279-280

[18Ibid., p. 297

[19Ibid., p. 284

[20Ibid., p. 276.

[21] « Rencontre de la société et de la psychiatrie », in Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, Paris, p. 441.

[22] Voir Claude MOUTIER-BALMES, « “C’est la première fois qu’on m’écoute” », Les Cahiers du GRIF, n° 43-44, 1990, p. 202-207 ; François GASPARD et Farhad KHOSROKAVAR, Le Foulard et la République, La Découverte, Paris, 1995 ; Saïd BOUAMAMA, L’Affaire du foulard islamique. Production d’un racisme respectable, Le Geai bleu, Roubaix, 2004 ; Ismahane CHOUDER, Malika LATRECHE et Pierre TEVANIAN, Les Filles voilées parlent, La Fabrique, Paris, 2008.

[23] Abdellali HAJJAT et Marwan MOHAMMED, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, Paris, 2013.

[24] « 100 minutes pour convaincre », France 2, 20 novembre 2003.

[25Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, p. 119-120.

[26] Achille MBEMBE, « Préface. L’universalité de Frantz Fanon », in Frantz FANON, Œuvres, op. cit., p. 20.

[27] Pierre-Jean LUIZARD, Le Piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, Paris, p. 168-169.

[28] « Les testament d’un “homme de gauche” », in Frantz FANON, Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 496.

[29] Alice CHERKI, Frantz Fanon, Portrait, Seuil , Paris, 2000, p. 161.

[30] Mohammed HARBI, « Postface à l’édition de 2002 » [des Damnés de la terre], in Œuvres, op. cit., p. 678. Voir également le témoignage d’Ali Shariati : « Frantz Fanon, whom I knew personally and whose books I translated into Persian, was pessimistic about the positive contribution of religion to social movement. He had, in fact an anti-religious attitude. »

[31] « Lettre à Ali Shariati », in Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 543

[32] Frantz FANON et Jacques AZOULAY, « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », in Frantz FANON, Écrits sur l’aliénation et la liberté, op. cit., p. 307.

[33] « I convinced him that in some societies where religion plays an important role in the culture, religion can, through its resources and psychological effects, help the enlightened person to lead his society toward the same destination toward which Fanon was taking his own through non-religious means. » (« Where Shall We Begin »)

[34] « Lettre à Ali Shariati », loc. cit., p. 543.

[35Ibid.

[36Ibid., p. 544.

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