Soudan : le chemin de la paix

GWENAËLLE LENOIR, Médiapart, 3 octobre 2020

 

Les négociations ont été ouvertes par le premier ministre de transition, Abdallah Hamdok, juste après sa nomination en septembre 2019. Chargé de diriger le premier cabinet civil après la destitution d’Omar al-Bachir et la fin de trente ans de dictature militaro-islamiste, l’ancien économiste du FMI a fait de la paix la pierre angulaire de son action. « Si la paix n’est pas atteinte, aucun des programmes du gouvernement de transition ne sera réalisé », expliquait encore récemment Faisal Mohamed Saleh, le porte-parole du gouvernement.

Avec une inflation qui a atteint 160 % au mois d’août et une chute de la valeur de la livre soudanaise, des pénuries récurrentes de carburant et de farine, un chômage massif, des troubles politiques et interethniques dans l’est du pays, la nomination du conseil législatif de transition reporté, il est peu de dire que ces accords de paix étaient attendus avec impatience.

De quoi s’agit-il ? La guerre la plus médiatisée en Occident est celle qui a laissé exsangue le Darfour, la région occidentale du pays, grande comme la France, fait 300 000 morts au moins, et deux millions de déplacés. De longue date marginalisée, en proie à des conflits fonciers et ethniques entre pasteurs nomades et agriculteurs, la province voit en 2003 l’émergence d’une rébellion contre le gouvernement central. Khartoum lance une contre-insurrection, arme les communautés nomades pour en faire des miliciens à sa solde.

La violence est telle que la Cour pénale internationale (CPI) inculpe en 2009 Omar al-Bachir de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Aujourd’hui encore, des attaques se produisent de façon régulière, impliquant les miliciens nomades, et visant principalement les communautés fourzaghawa et massalit.

La deuxième guerre, celle des monts Nouba, largement ignorée des médias occidentaux, est la conséquence directe de la scission du Soudan du Sud en 2011. Pendant le conflit qui a opposé le Sud à Khartoum, les États du Sud-Kordofan et du Nil Bleu ont combattu contre le gouvernement central. Seulement, l’accord de paix signé en 2005 les a laissés côté nord. Les armes légères sont ressorties et les campagnes de bombardement ont repris.

Les points communs entre ces deux conflits : dans les deux cas, les communautés visées sont « noires » et reprochent aux populations « arabes » de la vallée du Nil et du nord du pays de les mépriser, les marginaliser et les discriminer. Dans les deux cas, les mouvements armés se sont joints à la coalition des Forces du changement et de la liberté (FFC) qui a renversé le régime d’Omar al-Bachir, et qui est au pouvoir à Khartoum aujourd’hui. Ceux qui ont négocié à Juba se connaissent donc et ne sont pas hostiles les uns aux autres.

« Ces accords sont très différents des précédents de par la volonté qui les a précédés et la sincérité des parties, assure Abdulrahman Alamin, un journaliste soudanais résidant à Washington et fin connaisseur des groupes armés. Omar al-Bachir, quand il négociait avec les mouvements rebelles, jouait avec eux pour les diviser et créer des scissions. Cette fois, le gouvernement agit au nom du peuple et le peuple exerce une énorme pression pour la paix. »

Ils se différencient aussi des autres, car les négociateurs ont cherché à régler les causes des conflits et pas seulement à obtenir le silence des armes. D’où huit protocoles signés en plus des accords spécifiques pour chaque région, qui abordent des questions de fond : sécurité, propriété foncière, justice transitionnelle, réparations et compensations, développement du secteur nomade et pastoral, partage des richesses, partage du pouvoir et retour des réfugiés et des déplacés.

La forme de l’État, une fédération, est définie, et satisfait les revendications des deux régions marginalisées. Des tribunaux spéciaux sont prévus pour le Darfour, ainsi qu’une coopération avec la Cour pénale internationale (CPI), qui réclame, entre autres, Omar al-Bachir, et l’utilisation des cours de justice traditionnelle.

« Les mécanismes de prévention et de gestion des conflits au Darfour existent depuis des siècles et sont très bien codifiés, explique Suliman Baldo, juriste et conseiller de l’ONG Enough Project. Les décisions, prises par des médiateurs neutres désignés par les communautés en conflit, sont respectées. Il faut prendre exemple sur ces conférences, en adaptant les pratiques internationales intéressantes pour le Soudan, comme celle de l’Afrique du Sud et surtout celle du Maroc. »

Mais, souligne Suliman Baldo, « les mécanismes de suivi manquent. On ne sait rien d’eux. Ainsi, des organes doivent être créés, comme la commission pour les déplacés et réfugiés, la commission vérité et réconciliation, le fond pour les réparations et compensations, mais nous n’avons aucun détail sur qui les mettra en place, qui en assurera le financement ». Cette imprécision est critiquée par nombre d’observateurs qui voient dans les accords un catalogue de principes.

« Cet accord est trop général, il est trop traditionnel. Il dit par exemple qu’“il faut faciliter l’accès aux moyens de subsistance, aux fermes, à l’école”. Certes, mais comment ? Les négociateurs ne sont pas allés consulter les communautés intéressées au premier chef, reproche Mohamed Suleiman Khatir, spécialiste de droit international et originaire de Nyala, au Darfour. Nous avons besoin de savoir ce que veut dire la paix pour les agriculteurs, la paix pour les nomades, la paix pour les femmes, pour les jeunes. Les mouvements armés ont négocié d’abord pour eux. Comme d’habitude. »

Les rebelles ont obtenu des postes dans le gouvernement central et ses institutions à Khartoum, ainsi que dans les gouvernorats, qui toucheront 40 % de la richesse produite sur leur sol. Ce dernier point pouvant être une immense avancée en terme de décentralisation, ou une manne clientéliste.

« Les groupes armés ont obtenu des compensations politiques. Certains d’entre eux vont intégrer l’armée nationale, qui sera refondue. Ça ne changera pas le sort des habitants du Darfour », reprend Mohamed Suleiman Khatir. Et de souligner qu’aujourd’hui les attaques empêchent les déplacés de sortir de leurs camps pour aller sur leurs parcelles de terre, à l’école, à la ville voisine ; que des villages sont régulièrement brûlés, et des populations jetées sur les routes.

« Rien n’a changé et nous n’attendons rien de ces accords de paix », affirme un jeune Darfouri qui a participé à la révolution de 2019. Il veut rester anonyme : dans le camp de déplacés où il vit, un des groupes armés, signataire des accords de Juba, le SLM de Minni Minawi, continue de recruter des jeunes, argent et armes à l’appui.

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