Tournant réactionnaire dans le sud

Laurent Delcourt, Extrait de l’introduction au dossier, Droites militantes et mobilisations réactionnaires, Alternatives Sud, premier trimestre 2018

Les pays du Sud connaissent-ils un tournant réactionnaire ? La question est à poser au regard de la montée en puissance, quasi simultanée sur les trois continents, de forces sociales et politiques régressives. À contre-pied des luttes émancipatrices, elles reviennent sur les conquêtes démocratiques des dernières décennies. Symptômes du brouillage des identités, de l’explosion des inégalités et du renforcement des clivages, elles tirent parti du recul des forces progressistes. Crispations identitaires et hystérie sécuritaire, essor des conservatismes moraux et des fondamentalismes religieux, résurgence des nationalismes ultras et ethniques, ascension de partis et de courants politiques ouvertement xénophobes, multiplication des ploutocraties et des démagogies autoritaires, banalisation d’une parole raciste, misogyne et homophobe, « brutalisation » du débat public et rejet du multilatéralisme… Tout semble indiquer que nos sociétés sont entrées de plain-pied dans une phase de « régression », de « droitisation du monde », sinon de « dé-civilisation », quelle que soit la forme prise, selon le lieu, par ce tournant que certains qualifient d’historique.

Dans un contexte d’inégalités abyssales, de ralentissement de la croissance et d’explosion de la violence criminelle, l’Amérique latine n’a pas été épargnée par cette vague réactionnaire. Ce continent, qui avait cristallisé les espoirs et les fantasmes de la gauche européenne durant la première décennie du 21e siècle, semble lui aussi être entré dans une phase de restauration conservatrice. Après le « tournant à gauche » (Alternatives Sud, 2005), est venu le coup de barre à droite. Pluriels, les forces et les courants politiques réactionnaires, souvent rangés sous l’appellation générique de « nouvelle droite », reconquièrent un à un les territoires perdus ces vingt dernières années au profit des gauches.

Au Venezuela, la droite remporte les élections parlementaires de décembre 2015. D’importantes municipalités en Équateur, en Bolivie et au Brésil tombent dans son giron entre 2014 et 2016. Dans ce dernier pays, elle orchestre en 2016 la destitution de la présidente Dilma Rousseff, après une procédure théâtrale d’impeachment que beaucoup qualifient de « coup d’État » institutionnel, à l’instar des coups de force parlementaires qui ont débarqué les présidents Zelaya au Honduras (2009) et Lugo au Paraguay (2012). Au Chili, elle vient de porter au pouvoir, pour la seconde fois, un milliardaire qui a bâti sa fortune sous la dictature de Pinochet. Et c’est un autre richissime homme d’affaires, Mauricio Macri, qui a été propulsé à la présidence de l’Argentine, après une campagne acharnée contre la présidente Cristina Kirchner Fernandes, menée par une coalition hétéroclite de partis conservateurs et de groupes de jeunes libéraux.
Là où elles reprennent les commandes, à savoir à peu près partout, ces nouvelles droites s’emploient à revenir sur les réformes engagées par les gouvernements progressistes au cours de la décennie précédente, démantèlent à tour de bras des législations sociales et environnementales ou les institutions censées les mettre en œuvre et multiplient les mesures favorables au milieu d’affaires, au risque de remettre en question les réels progrès accomplis en matière de réduction de la pauvreté et des inégalités. Comme le montre le cas paradigmatique du Brésil, dans la plupart des situations ces politiques ont été associées à un agenda politique ultraconservateur sur le plan sécuritaire, moral et sexuel.

Mobilisations à droite

Dans plusieurs pays, ce backlash a également pris la forme de vastes mobilisations, qui ont essentiellement fait descendre dans la rue les couches moyennes. Au Brésil, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues du pays entre 2014 et 2015, à l’appel d’une poignée d’organisations libérales et conservatrices, pour réclamer la destitution de la présidente de gauche Dilma Rousseff, dans ce qui peut être considéré comme l’une des plus importantes vagues de mobilisations depuis trente ans.
Le profil social des manifestants (classes moyennes à hautes), la tendance idéologique des organisations mobilisées (ultralibérales, libertariennes, pro-vie, pro-armes à feu, nostalgiques du régime militaire, etc.), le type de slogans proférés par cette foule vêtue de vert et de jaune (pour une intervention militaire, contre le communisme, contre les politiques sociales, pour la diminution des impôts, pour plus de sécurité et d’armes à feu, etc.) et l’appui (sinon la sympathie) reçu dans les rangs de l’opposition, de groupes parlementaires clairement marqués à droite, dans les médias et certains secteurs de la justice ne laissent planer aucun doute sur le caractère réactionnaire de ces mobilisations pro-impeachment et anticorruption. Sur bien des points, leur physionomie les rapproche des gigantesques « Marches des familles avec Dieu et pour la liberté » qui, en 1964, avaient précédé et préparé le coup d’État contre le président João Goulart.
Sans elles, les élections n’auraient pas débouché sur la mise en place du Congrès le plus conservateur qu’ait connu le pays depuis la démocratisation. Et sans elles, l’une des figures de proue du mouvement anti-Dilma, le parlementaire d’extrême droite xénophobe, raciste, misogyne et autoritaire Jair Bolsonaro, n’aurait jamais acquis une telle popularité, au point de se situer en bonne place dans la course à la présidentielle d’octobre 2018.
Au Brésil comme dans les autres pays du continent, ni la difficile conjoncture économique de ces deux dernières années, ni l’usure politique – qui justifierait une saine alternance – n’est à même de rendre compte de ce brusque retour en arrière. La montée d’un virulent activisme de droite, l’émergence soudaine dans l’espace public d’une pluralité d’acteurs, de groupes et de collectifs réactionnaires (religieux, ultraconservateurs ou ultralibéraux) bien décidés à peser sur les futurs choix politiques, ainsi que le nombre croissant de leurs sympathisants suggèrent un changement plus profond, d’ordre culturel. Pour mobiliser plus efficacement le consensus et l’action, les mouvements réactionnaires tendent aussi à adoucir leur discours ou mobilisent sur des thématiques socialement « plus acceptables », des enjeux et des cibles plus consensuels : la lutte contre la corruption et un establishment corrompu, la dénonciation des élites économiques et des accords « classiques » de libre-échange, la défense de la liberté de culte et de la culture locale et même la sauvegarde d’une démocratie menacée.

Religion et politique

Au Brésil, la plupart des groupes réactionnaires, rageusement anti-pétistes (des défenseurs des armes à feu aux militants ultralibéraux, en passant par les organisations pro-vie des mouvances religieuses intégristes ou évangéliques et d’anciens nostalgiques du régime militaires), sont parvenus à coordonner leur action et à fédérer une bonne partie de l’opinion, excédée par les scandales de corruption à répétition, autour de slogans antisystèmes et antigouvernementaux. Pratiquement incontournable, tant au niveau national qu’au niveau des États fédérés et des municipalités, le bloc évangéliste s’emploie désormais à bloquer ou à réviser certaines lois jugées trop libérales (mariage gay, avortement, etc.) et nouent, pour ce faire, de solides alliances avec d’autres lobbies politiques ultraconservateurs (défenseurs des armes à feu et d’une approche sécuritaire, propriétaires terriens, etc.). Partageant avec ces derniers de réelles accointances, voire une même vision du monde social, ils ont compté parmi les principaux artisans de la destitution de Dilma Rousseff.  Désormais, les militants évangélistes les plus radicaux n’hésitent plus à descendre dans la rue, en compagnie d’autres groupes ultraconservateurs, tantôt pour s’opposer à la tenue d’une exposition queer à Sao Paulo, tantôt pour dénoncer la supposée surreprésentation de professeurs marxisants dans l’enseignement public.

Les rapprochements opérés entre les extrémistes religieux, les organisations ultraconservatrices et de jeunes libertariens issus principalement des classes moyennes et supérieures, dans la foulée du vaste mouvement pro-impeachment, sont symptomatiques du tournant réactionnaire pris récemment par ce pays. Véritable opération marketing lancée en 2014 par une poignée d’étudiants issus de la branche brésilienne de Students for Liberty, une organisation libertarienne internationale fondée aux États-Unis, le Movimento Brasil livre (MBL), par exemple, n’a cessé de gagner en visibilité au point de devenir l’un des principaux fers de lance du mouvement anti-Dilma.À l’instar d’autres organisations mobilisées, le MBL a bén éficié du soutien appuyé de nombreux think tanks, libéraux ou libertariens (Instituto Millenium, Instituto liberal, Instituto Ludwig von Mises Brasil, etc.), d’organisations patronales (Fédération des industriels de São Paulo), des grands médias et de nombreux représentants du monde politique (de droite) et judiciaire, dans sa violente campagne contre le gouvernement Dilma Rousseff, le PT et les mouvements sociaux progressistes.

Quelles réponses à gauche ?

Les désordres entraînés par la mondialisation néolibérale et ses crises à répétition ne peuvent rendre compte seuls de ce tournant réactionnaire. Il s’explique aussi par l’incapacité – ou l’absence de volonté – des partis politiques classiques à apporter des solutions concrètes aux dégâts engendrés par cette globalisation, de même que par l’affaiblissement des gauches, l’érosion continue de leur base sociale et leur difficulté à proposer un projet émancipateur et mobilisateur, réellement porteur de changement et susceptible de réenchanter la vie politique et l’action sociale.
Jamais depuis la deuxième guerre mondiale, l’équilibre des forces politiques n’a paru plus défavorable aux partis, organisations et mouvements progressistes. Après avoir connu un réel sursaut à la charnière du 21e siècle, avec l’irruption aussi soudaine qu’éphémère du mouvement altermondialiste et l’arrivée prometteuse au pouvoir de plusieurs partis de gauche en Amérique latine, l’heure semble être au repli dans tous les domaines (politique, intellectuel, social, culturel, religieux, etc.). Dans le Sud comme dans le Nord, les mouvements émancipateurs semblent avoir perdu non seulement la bataille des idées, mais aussi celle de la socialisation politique.
On le sait, le tournant idéologique opéré par les gauches politiques de nombreux pays au moment même où la mondialisation était en train de connaître un coup d’accélérateur, la longue série de compromis auxquels elles ont consenti pour se hisser au pouvoir, leurs alliances contre nature, les conflits de chapelles et les luttes d’ego, l’institutionnalisation et le vieillissement de leurs cadres et la priorité donnée à des questions de gouvernance et aux thèmes de société sur les objectifs plus globaux de justice sociale et de redistribution, ont fini par brouiller leur image, dilapider leur légitimité historique et détourner d’elles une bonne partie des classes populaires et des classes moyennes.
Se sentant de moins en moins représentées dans des « démocraties sans souveraineté », fatiguées par l’exercice électoral, elles se sont tantôt laissé séduire par les sirènes du marché et de la réussite individuelle, tantôt par celles de démagogues qui leur proposent des projets de substitution à ceux d’une gauche politique d’autant plus discréditée qu’elle est perçue depuis longtemps comme l’«  avocate du marché dérégulé, incapable d’offrir des alternatives significatives » (della Porta, 2017).

BIBLIOGRAPHIE

Alternatives Sud (2005), « Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine. Points de vue latino-américains », vol. 12-2, Cetri-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.
Delcourt L. (2015), « Un Tea Party tropical ? La montée en puissance d’une ‘nouvelle droite’ au Brésil », www.cetri.be.
Della Porta D. (2017), « Politique progressiste et politique régressive dans le néolibéralisme tardif », Geiselberger H. (dir.), L’âge de la régression, Premier Parallèle.
Vigna A. (2017), « Au Brésil, la crise galvanise les droites », Le Monde Diplomatique, décembre.
 

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