Tunisie: le courage d’un peuple

Kamel Jendoubi, ancien ministre et ancien président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE)

Tiré de la publication Tunisie 10 ans après et dans 10 ans,

Ces temps de commémoration donnent lieu à une inflation de qualificatifs tous plus sombres les uns que les autres : déception, désillusion voire désespoir. Un concert de lamentations qui ressemble davantage à un enterrement qu’à un anniversaire de ce qui a pourtant constitué une page glorieuse de l’histoire de notre pays : la Révolution de 2010 – 2011. Nombreux ceux qui sont affligés, non sans raison parfois, de ne voir en ces dix dernières années que désordre, échec, destruction, corruption, violence…oubliant (ou feignant d’oublier) l’essentiel : la force extraordinaire d’un peuple, de sa jeunesse et de ses femmes quand il décide d’arracher sa liberté. Des tréfonds de la Tunisie intérieure censée abriter ce qu’on qualifie de majorité silencieuse (autrement dit soumise et apathique) a surgi une révolte inattendue, bouillonnante qui a ouvert la voie, chose inconcevable jusque-là, au renversement d’une dictature réputée solide et bénéficiant d’un fort soutien extérieur.

De cet événement révolutionnaire qui a impulsé un cycle de révoltes dans le monde arabe, les Cassandre ne retiennent qu’un prétendu complot ourdi par des forces maléfiques de l’intérieur (l’islamisme) et de l’extérieur (les impérialistes de tout acabit) laissant accroire que la situation était meilleure avant. Faisant comme si le mal n’est pas d’abord en nous (thèse de l’importation de l’islamisme et du terrorisme), campant sur un égocentrisme tunisien insensible aux vacarmes de la région et du monde, nos dirigeants laissent du même coup le champ libre, par intérêt ou par calcul, à des acteurs extérieurs bien décidés à peser sur le cours des événements (UE, Etats-Unis, Turquie, monarchies pétrolières du Golfe).

Au risque de passer pour périmée parce qu’elle a trop servi à légitimer le pouvoir établi et participe aujourd’hui du vocabulaire vociférant des populismes de toutes sortes, l’expression de peuple prend tout son sens dans ces moments de révolte et de crise, comme c’est le cas aujourd’hui où règne une situation confuse et instable.

Le peuple, un bouc émissaire commode

Le peuple tunisien est au regard de ceux qui prétendent nous gouverner, qu’ils soient ou non au pouvoir, «des moins que rien» ou en voie de le devenir (classe moyenne comprise) au seul motif que ces derniers n’acceptent pas de se soumettre à leur sort au nom d’un «nécessaire changement». Un peuple de barouita (référence à l’étal utilisé par Mohamed Bouazizi) assisté et immature, somme toute, qui ne cherche qu’à être pris en charge par un chef présenté comme le sauveur.

Partant d’une telle arrogance, tous les procès d’intention sont bons dès lors que l’on se refuse à procéder à son propre bilan.

Un peuple taxé d’ingrat pour avoir porté les Nahdaouis au pouvoir alors que ces derniers, sceptiques et surtout prudents, n’ont pas pris part à la Révolution et que par ailleurs, comme le relève à juste titre le juriste Yadh Ben Achour, «le peuple des élections n’est pas celui de la révolution».

Un peuple prétendument girouette qui, en 2014, a fait d’un cacique de la période bourguibienne âgé de 89 ans, un président de la République sur la base d’un programme électoral (rééquilibrage du champ politique et restauration de l’autorité de l’Etat) vite oublié au profit d’une alliance avec Ennahda. Un quinquennat pour rien au nom d’un consensus réputé nécessaire et qui aboutira à l’hécatombe électorale de 2019.

Un peuple, considéré comme schizophrène pour avoir, en 2019, d’une part mis à la barre du pays un président «qui parle comme un livre», cultive un «activisme discursif» qui cache mal son impuissance et malmène l’État par son dégagisme verbal, d’autre part envoyé à l’ARP un aéropage de forces conservatrices et radicalisées sous la houlette d’Ennahda qui font de l’hémicycle un repaire d’ambitions personnelles, parfois mafieuses fortes d’une immunité parlementaire leur conférant un statut d’impunité quasi-totale.

De citoyens, on parle peu. De République, on ne dit rien.

Face à pareil cynisme, Il faut réaffirmer que ce que les Tunisien(e) s ont vécu ces dix dernières années est bel et bien l’exercice effectif de la citoyenneté et une tentative de régénérer la République. Et s’il convient bien sûr de déplorer les cafouillages et les occasions ratées, comment ne pas voir le dévoiement de cet apprentissage démocratique essentiel de la part de forces rétrogrades qui, jamais, n’ont porté la révolution dans leur cœur ! Alors, à qui la faute ? Au peuple d’avoir voté pour elles ! Ou aux dirigeants de s’être joué de lui, bref de l’avoir trahi !

Aux sources du blocage

Certes, de multiples causes ont produit la situation dans laquelle se débat aujourd’hui le pays : économiques, sociales, environnementales, sanitaires…. Je me contenterai ici d’évoquer les principaux facteurs politiques.

Tout d’abord, l’échec de l’islam politique et l’impasse à laquelle la stratégie de son intégration au pouvoir a conduit. Élaborée sur la base du non-retour de la dictature au lendemain des élections de 2011 par la troïka (Ennahda, CPR, Ettakatol), cette stratégie s’est ensuite vue confortée, pression extérieure aidant, par l’alliance Ghannouchi-Beji conformément à l’adage avancé par ce dernier:

«Nidaa et Nahda sont deux parallèles qui ne se rencontrent pas. Et si elles se rencontrent, c’est qu’il n’y a de puissance et de force qu’en Dieu», considérant qu’il valait mieux avoir Ennahda au gouvernement pour mieux la « neutraliser » que dans l’opposition où elle risquerait de déstabiliser le pays et d’alimenter le terrorisme. Un argument également utilisé par Ennahda se proclamant seul rempart contre les agissements des groupes islamistes violents.

La position à adopter vis-à-vis de l’islam politique implique un choix stratégique essentiel : entre l’éradication avec son lot de violences et de privation de libertés individuelles et collectives ou l’intégration pacifiquement dans le champ politique.

On a vu à quel résultat la politique de Ben Ali a abouti : non seulement, point d’éradication mais surtout, une légitimation de l’islam politique qui a pu resurgir, vingt ans plus tard, auréolé du statut de victime et l’emporter aux différents scrutins moyennant une érosion progressive de son électorat.

On a aussi expérimenté le choix d’associer les islamistes au pouvoir au nom de leur droit à l’existence de la même manière qu’hier, on dénonçait la répression sans pitié qui les visait. Mais l’expérience a montré la force redoutable de leur duplicité. La capacité de blocage d’Ennahda et sa propension à se protéger par tous les moyens, y compris illicites (organisation secrète) aux dépens de l’État sont désormais avérées, pire, néfastes pour le processus de démocratisation. Avéré : leur entrisme dans les rouages de l’État au nom du droit à la réparation ; avéré : le verrouillage de secteurs clef

tels que la justice. Et néfaste car cette emprise vise à affaiblir l’État pour mieux quadriller la société via notamment les mosquées et les réseaux parallèles. En voulant dominer systématiquement les principaux rouages institutionnels (Assemblée des représentants du peuple/ARP, gouvernement, justice, police), Ennahda cherche à les soumettre à sa seule stratégie, celle de se maintenir au pouvoir coûte que coûte. La pugnacité de l’islam politique s’est renforcée, notamment, avec l’émergence d’Itilaf Al Karama. Incarnation de l’islamisme radical, un attelage de proto-fascistes déterminé à entraver le processus de sécularisation du pays et à remettre en cause les avancées démocratiques consenties bon gré mal gré par Ennahda. Pour se faire, cette nébuleuse mobilise toutes les ressources de la contre-révolution : défendre un ordre moral rétrograde en particulier au détriment des droits des femmes, élaborer un discours identitaire d’une rare violence, réhabiliter le rôle politique des mosquées et des écoles coraniques, s’en prendre à l’UGTT dans le droit fil des tristes agissements des Ligues de protection de la révolution dissoutes en 2014. Un discours agressif qui fait mouche dans plusieurs milieux : jeunes , quartiers populaires et conservateurs.

Le «butin» engrangé par l’islam politique au travers de ses différentes métamorphoses-adaptations n’augure rien de bon pour le devenir de la démocratie tunisienne. Les points qu’il a marqués et l’hégémonie à laquelle il aspire depuis la révolution ont ignoré, au point de les ruiner, les espoirs de dignité, de liberté et d’accès à l’emploi revendiqués par les manifestants dont le corollaire devrait être un système démocratique juste, pluraliste et participatif. Déjà, par le passé, la répression exercée à l’encontre des islamistes a eu des effets négatifs graves sur cette aspiration à la démocratie : l’État et son appareil idéologique justifia alors son exercice tyranniqueet violent du pouvoir par la nécessité de neutraliser «les forces du mal». Recourant à une rhétorique fondée sur la religion et la charia, l’instrumentalisation de la religion à l’époque n’eut rien à envier à celle de ses adversaires.

Une autre alternative reste à explorer : parvenir, au nom des règles strictes et non discriminatoires garanties par l’Etat de droit à ce qu’un système démocratique et pluraliste ouvert à tous les Tunisien(e)s coexiste pacifiquement avec des acteurs socialement conservateurs à l’impérative condition qu’ils satisfassent aux conditions démocratiques essentielles et renoncent aux manœuvres visant à assiéger l’Etat. Il nous faut continuer à croire (et à vouloir) qu’une telle approche est possible en Tunisie.

Ensuite, l’échec de la stratégie de restauration de l’autorité de l’État version bourguibienne que Beji Caïd Essebsi et les « forces modernistes et centristes » ont voulu incarner. En réalité, il n’y a jamais eu aucune volonté de réforme depuis 2011. Hormis celles dictées par les institutions financières internationales, aucune réforme fiscale d’envergure, aucune stratégie d’investissement n’ont été entreprises, ni même ébauchées. Tous les gouvernements se sont contentés de gérer l’existant en laissant croire qu’on pouvait faire « du neuf avec du vieux », rappelant à cet effet les compétences de technocrates ayant servi la dictature. Et ce ne sont pas les rodomontades du PDL et de madame Abir Moussi qui, en alimentant la nostalgie de l’ancien régime, vont changer la donne. Les mêmes politiques produiront les mêmes effets : un état de souffrance et de désespérance sociale extrême dû aux inégalités économiques et au chômage qui frappent tout particulièrement les jeunes, les femmes et les habitants des quartiers populaires et des régions intérieures. Le programme du PDL issu partiellement du délitement des rangs post-bourguibistes (rassemblés pour partie de 2014 à 2019 au sein de Nidaa Tounes) se réduit presque exclusivement à un seul objectif : éliminer les Frères musulmans. Certains sondages lui prédisent une victoire éclatante dans l’hypothèse d’élections législatives anticipées. Il se pose plus que jamais comme alternative au système «perverti» de la post-révolution et surtout comme le seul adversaire de taille des islamistes, polarisant un peu plus la vie politique. Une sorte de retour à la case départ d’avant 2011.

Enfin, la défaite (électorale du moins) des idées modernistes et progressistes qui, en dépit de l’immense levier de l’instruction et d’innombrables luttes et sacrifices, restent cantonnés à des milieux restreints et peinent, faute de combattants, à convaincre l’électeur. Ces idées et les valeurs qu’elles portent (liberté, dignité, justice, égalité) mobilisent pourtant périodiquement les forces vives de la société lorsqu’il s’agit de de s’opposer à des atteintes manifestes aux libertés en matière syndicale ou d’acquis des femmes. Mais elles restent dramatiquement orphelines d’une dynamique politique capable de les porter au pouvoir par la voie des urnes. «Où sont donc nos démocrates ?», s’indignent certains, exprimant leur désarroi, parfois leur déception et leur colère. Derrière les uns un jour, derrière les autres un autre jour, divisés pour toujours. Ballotés au gré de la conjoncture et des rapports de forces, «aspirés» par l’urgence et/ou par devoir dans des tentatives sans lendemain, les démocrates restent incapables d’« exister pour soi » et de présenter un projet politique qui prenne à bras le corps les revendications économiques et sociales brandies par les manifestants de 2010 et 2011. Ils ont échoué jusqu’à présent à produire un contre-discours face aux impostures verbales des populistes en tous genres, islamistes comme séculiers. Certains ont intériorisé cette abdication politique et idéologique au point qu’ils ne voient de choix possible qu’entre deux camps : «l’islam politique : En Nahda d’une part, «les destouriens du PDL» de l’autre. Démissionnaires avant même d’avoir livré bataille, ils ne se voient exister qu’en composant avec l’un ou l’autre de ces pôles. Une partie de cette mouvance dite progressiste et moderniste, cultivant une haine irréductible de l’islam politique, a même rallié A. Moussi, prête à renoncer à la démocratie pourvu qu’on les débarrasse des « ennemis de la démocratie » ! Un remake en quelque sorte du ralliement de certains à Ben Ali durant les années 1987-2010.

Dignité, lutte contre les injustices, les inégalités, le chômage sont des slogans qui peuvent encore, demain comme hier, mobiliser «le peuple». Des revendications auxquelles il conviendra d’ajouter désormais le mépris pour la « partitocratie » qui mine le processus de démocratisation. Prenant en otage l’enceinte parlementaire, dominée par des regroupements de circonstance (comme aujourd’hui avec Ennahda-Qalb Tounes-Itilaf el karama), elle a transformé l’ARP en une instance parasitaire aux mains de quelques présidents de partis dont le comportement sans foi ni loi discrédite l’instance législative.

Au point de dégoûter les Tunisiens de la démocratie représentative. S’y ajoute une fragmentation du pouvoir (certains parlent de vide ou de caricature) miné par un conflit triangulaire entre les trois têtes de l’État (présidence de la république, gouvernement, ARP) qui entame gravement la crédibilité et l’efficience de l’État dans l’ensemble de ses champs d’action (politique, économique, social, culturel, diplomatique).

Garder confiance, cultiver l’espoir

De la période 2010 – 2011, les Tunisiens doivent continuer de tirer une réelle fierté, et garder en mémoire ce magnifique slogan inscrit sur les murs de la médina : «Tunisiens, restez debout, le monde est fier de vous». Quand bien même l’heure n’est plus à l’enthousiasme, cette fierté doit demeurer au fond de chacun d’entre nous comme une sorte d’antidote au découragement.

Conformément à l’adage du verre à moitié vide, à moitié plein, l’acquis de 2011 demeure partiellement sauvegardé à commencer par la liberté de parole. Certes, cette indéniable liberté a des effets pervers : l’emprise des forces de l’argent sur le paysage médiatique livré à la médiocrité, aux invectives et à la désinformation. Il n’est pas rare, par ailleurs, que des poursuites judiciaires soient engagées pour fait d’opinion. Il n’empêche. Des journaux et des journalistes, des jeunes militants, des blogueurs et des artistes, des féministes, des acteurs associatifs, des syndicalistes, des chômeurs, des femmes et hommes de la culture et des forces politiques se battent et résistent pour défendre cet acquis précieux. Une liberté que les Tunisien(e) s ne semblent pas disposé(e)s à sacrifier, en particulier les jeunes.

Pouvoir choisir ses responsables au suffrage universel direct et libre est un autre pan important de cet acquis. Les différents scrutins qui ont eu lieu depuis 2011 se sont déroulés sans incident majeur et leurs résultats ont été acceptés. Ces alternances pacifiques méritent d’être soulignées au regard du nombre croissant de scrutins dans la région, voire dans le monde, qui donnent lieu à de violentes contestations. La forte participation des jeunes en 2019, contrairement aux précédentes échéances électorales de 2011 et de 2014, l’atteste même si celle-ci est motivée par un certain «dégagisme» du système politique. On peut et on doit s’interroger sur la démocratie représentative, ses limites et ses avatars, sur les moyens de la rendre plus inclusive et plus efficiente, plus proche des gens et à leur service (ce qui n’est pas propre à la Tunisie). Mais de là à «jeter le bébé avec l’eau de bain», il n’y a qu’un pas que seuls les nihilistes peuvent sauter allègrement.

Le fait que le pays n’a pas sombré dans le chaos en dépit de la gravité de ses crises et des pressions qu’il subit est une source à la fois de soulagement et de fierté. Il y a comme une résilience, une singulière obstination de cette Tunisie «unique rescapée des printemps arabes». D’aucuns l’imputent aux traits de modération des Tunisiens, à leur penchant au dialogue et au compromis. Caractéristiques et habitudes forgées par une longue histoire où le réformisme tunisien mais aussi le syndicalisme a joué un rôle déterminant. Vision parfois idéalisée certes, mais qui a permis de surmonter des crises graves et d’éviter à chaque fois le pire. Mais au prix du report incessant des arbitrages indispensables dans des domaines clés, donnant le sentiment (faussement rassurant) de préserver des équilibres instables alors que ceux-ci ne font que pérenniser des injustices et des inégalités génératrices de tensions et de conflits. Là réside la difficulté que seul le courage politique peut parvenir à déjouer.

Autre sujet de préoccupations autant que de soulagement : l’État ne s’est pas effondré. Il n’y a pas un vide d’État, mais un État affaibli, ponctionné, pressuré par ceux qui veulent sa perte. Il n’en demeure pas moins présent, n’en déplaise à ses détracteurs opportunistes. L’administration, les banques, les entreprises, les écoles, la poste, les transports continuent à fonctionner : mal sans aucun doute, la crise sanitaire ayant aggravé les dysfonctionnements antérieurs. Loyale, animée d’un précieux esprit républicain, l’armée continue de jouir de l’estime et du respect d’une majorité de la population. Les rapports avec la justice et les forces de sécurité intérieure (police et gendarmerie) sont plus compliqués étant donné leur passé répressif et leur forte propension à reproduire les mauvaises habitudes d’antan. Mais leurs sacrifices dans la lutte contre le terrorisme n’en sont pas moins réels.

Quand on reprendra la construction d’un État intègre, social et démocratique, notre fierté et notre dignité retrouveront leur vitalité. À la condition expresse d’ajouter à la devise de notre République* l’égalité car il n’y aura pas une démocratie digne de ce nom sans l’égalité revendiquée par les femmes et par tous les laissés pour compte.

Un chemin où l’hommage de Farhat Hached résonnera de nouveau:

«Je t’aime, ô mon peuple !».

K.J.

* voir Que vive la République ! Tunisie 1957-2017, ouvrage collectif dirigé par Kamel Jendoubi, Alif éditions, 2018 (versions arabe et française).