Tunisie : une forte mobilisation populaire  dans la durée

Charles-André Udry, A l’Encontre, 18 janvier 2019

La grève du 17 janvier 2019 a été massivement suivie dans diverses villes, en particulier à Tunis où la manifestation fut imposante. Le slogan: «gouvernement dégage» revivait. Certes, l’inégalité de la mobilisation reflète les disparités socio-économiques et politiques régionales. On retrouve, aujourd’hui, les causes sociales et économiques – et y compris, sous une forme certes différente – les motifs politiques au sens de la mise en question de la politique du gouvernement de Youssef Chahed.

Le rôle de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) est plus marqué qu’en 2010-2011 dans l’organisation même de la mobilisation actuelle. En 2010 et 2011, l’UGTT a donné un appui très important à l’essor de la révolte sociale des «laissés-pour-compte», des jeunes chômeurs et, de la sorte, s’est mis en place un bloc social qui a abouti au soulèvement populaire qui a renversé la dictature de Ben Ali. Lorsque s’est ouverte la période de «transition démocratique», l’UGTT a été un facteur de «négociation» entre les diverses forces politiques et sociales, inscrite dans le contexte du «dialogue national». Elle a pesé de son poids dans l’émergence d’une sorte de stabilisation fragile, tant le soubassement socio-économique était instable.

Dans la phase présente d’un «long processus révolutionnaire» – au sens où Gilbert Achcar l’a synthétisé dans ses travaux – l’UGTT est au premier rang aujourd’hui et met en avant non seulement des revendications salariales, mais les liens à un thème qui se retrouve dans le slogan: «la souveraineté nationale avant les augmentations salariales». Ce qui doit être compris comme une opposition et une dénonciation vives des politiques d’ajustement brutales imposées par le FMI. Ce que révèlent les caricatures de Madame Christine Lagarde (FMI) manipulant comme une marionnette Youssef Chahed. Ce qui est, partiellement, une simplification propre aux caricatures, car le secteur capitaliste tunisien (représenté par Chahed au gouvernement) est favorable à ces ajustements structurels (régression des investissements publics pour favoriser les privatisations, coupes dans les budgets sociaux, collaboration avec l’UE pour «maîtriser» l’immigration vers l’Europe, etc.).

Les injonctions économiques des bailleurs de fonds – dont le FMI est le représentant officiel, avec son prêt de quelque 3,5 milliards d’euros – accentuent la paupérisation ainsi que la dévalorisation de la force de travail. En outre, les «déformations» de l’économie tunisienne en sortent renforcées. Soit une économie capitaliste qui s’organise autour: du tourisme, du textile à «coûts salariaux» très bas (mais en déclin étant donné la mise en concurrence par la politique de mondialisation des firmes transnationales), des call centers (mis en concurrence avec ceux du Maroc) dans lesquels travaillent des diplômés universitaires, d’une agriculture délaissée sous l’angle de la souveraineté alimentaire, mais fixée sur l’exportation vers l’Europe. Evidemment l’UGTT ne délaisse pas les salaires et demande des augmentations de 20 euros (équivalent) pour 2019 et 30 euros pour 2020.

A la mobilisation de l’UGTT, à celle des journalistes posant aussi bien la question salariale que celle des libertés de la presse et de son existence, s’ajoutent divers mouvements sociaux, dans les diverses régions, sur l’emploi, l’émigration, la justice sociale. La grève des enseignants du secondaire était «gérée» par l’UGTT. En réalité, depuis 2011 – au-delà d’aspects de démocratie formelle: élections, alternance plus ou moins effective – la question sociale et économique rallume sans cesse les braises du soulèvement populaire de 2010-2011.

Un trait institutionnel a toute son importance: les pièges de la décentralisation. C’est un mécanisme fort à la mode dans le cadre des politiques d’ajustement structurel. Il doit fonctionner comme un décentralisateur de la mobilisation sociale au moment où une formation sociale nationale (un pays donné) est placée sous les feux d’ajustements violents qui exigeraient, précisément, une riposte sociale et politique centralisée. A quoi s’adjoint la création (illusoire pour l’essentiel) d’un espace pour des opérations de désinvestissements régionaux camouflées par des promesses d «acteurs économiques privés» censés prendre le relais, eux qui sont exonérés de charges et aidés. Ils peuvent dès lors embaucher, quand cela se fait, des jeunes désespérés et contraints de passer sous le joug du despotisme patronal. La décentralisation n’a pas du tout répondu à la revendication de justice territoriale avancée en 2010-2011.

Sous la houlette de la Banque mondiale – de concert avec le FMI – la «décentralisation» reporte sur lesdites régions les «compensations» du désinvestissement de l’Etat central, alors que ces régions ne disposent pas des ressources minimales pour prendre des mesures de «justice sociale territoriale», pour autant qu’elles veuillent le faire. Le transfert de prises de décisions régionales – qui pourrait potentialiser une «démocratie sociale» locale – aboutit sur un vide pour deux raisons qui coulent de source, si la formule peut être utilisée ainsi:  cette potentielle «démocratisation locale» devrait se rattacher à un processus à l’échelle nationale qui ne peut se résumer aux «négociations parlementaires» et «inter-partis» sous la surveillance des «donateurs» financiers internationaux, garde-chiourme du service de la dette;  sans ressources cette politique de décentralisation, même placée sous le signe éventuel de la bonne volonté de cadres administratifs régionaux (pour autant qu’ils subsistent après la compression budgétaire), ne peut se concrétiser.

L’ensemble de ces contre-formes sont baptisées «soutien à la démocratisation» de la Tunisie. L’Union européenne pour annexer l’économie tunisienne et en faire un champ d’investissements (IDE) rentables (même si quantitativement assez réduit) et disposer d’un marché totalement libéralisé pour les biens produits en Europe (où dont la production en Tunisie est sous contrôle de firmes venant de pays de l’UE) est en train d’imposer: L’Accord de libre-échange complet et approfondi Tunisie-UE (ALECA).

La grève de ce 17 janvier s’inscrit dans cet ensemble qui nourrit «ce processus révolutionnaire sur le long terme» qui n’est jamais à l’abri d’une contre-révolution ferme. La dimension politique devra être abordée par la suite.

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Huit ans après, les vraies questions ressurgissent avec force

Abla Jounaïdi

En Tunisie, huit ans quasiment jour pour jour après la révolution dite «du jasmin» qui a fait fuir le dictateur Ben Ali et lancé les printemps arabes, la question sociale reste brûlante. La centrale syndicale UGTT appelle à la grève générale dans la fonction publique ce jeudi 17 janvier. Elle réclame une augmentation des salaires pour faire face à la hausse du coût de la vie.

L’UGTT qui a joué un rôle pivot dans la révolution et la transition démocratique ressort pour cela les slogans de la Révolution pour plus de dignité et de travail.

Difficile de ne pas y voir un constat d’échec pour les gouvernements qui se sont succédé ces huit dernières années. Pour beaucoup de Tunisiens, la situation économique et sociale ne s’est pas améliorée depuis 2011.

Elle a même empiré. Aujourd’hui, le pays fait face à une inflation record qui frôle les 8%. Le dinar, a perdu la moitié de sa valeur ces quatre dernières années. Tout augmente et dans les magasins, de nombreux produits ont disparu. Le chômage, lui culmine à 15%: il est deux fois plus dans les régions déshéritées de l’intérieur où s’est enclenchée la révolution.

Pourtant le gouvernement actuel a lancé un plan de développement qui se voulait ambitieux

« Tunisie 2020 » doit booster la croissance. Les chiffres sont d’ailleurs bons. Les bailleurs internationaux qui se pressent au chevet de la jeune démocratie lui adressent un satisfecit quasi général.

La croissance atteindra 2,9% cette année selon la Banque mondiale. Le Fonds monétaire international finance en partie le programme national qui permet par exemple au secteur clé comme le tourisme de croître de 30% cette année après les années sombres post-attentat. Mais ce que dénonce l’UGTT aujourd’hui, c’est le volet des «réformes» qui conditionne l’aide. Pour la centrale syndicale, les difficultés économiques sont largement imputables au rôle du FMI.

Est-ce que c’est véritablement le cas?

Ce qui est vrai, c’est que la politique monétaire de l’Etat tunisien suit les recommandations du FMI. L’objectif est de faire baisser le dinar pour favoriser les exportations et attirer les investissements étrangers. Cela renforce évidemment l’inflation que le nouveau gouverneur de la Banque centrale, Marwane Abassi, tente bon an mal an de la juguler.

Le FMI souhaite aussi que l’Etat tunisien réduise d’urgence sa masse salariale qui représente 40% du budget afin de réduire un déficit abyssal et par là même une dette qui a explosé depuis 2011.

Cela veut dire que le gouvernement d’union nationale doit mettre un frein à la tendance qui a consisté ces dernières années à augmenter de façon erratique, anarchique cette masse salariale.

On parle des fonctionnaires, mais quelle réponse pour les Tunisiens qui n’ont pas de perspective de travail ?

Huit ans après, les jeunes Tunisiens sont les grands oubliés de la Révolution. Ce n’est pas faute de se rappeler au bon souvenir des gouvernements car, hiver après hiver, ils manifestent. Ils affrontent parfois les forces de l’ordre, malgré l’état d’urgence.

Le 24 décembre dernier, c’est un jeune journaliste – pas le plus malheureux – Abderrazak Zorgui qui s’est immolé par le feu à Kasserine un des foyers de la révolution. Tout un symbole qui montre à quel point le malaise est profond et concerne une large partie de la jeunesse.

Les jeunes diplômés ne trouvent toujours pas leur place dans l’économie

Le paradoxe, c’est que ces jeunes diplômés sont plus durement touchés par le chômage que les non-diplômés. Alors quand ils ne se tuent pas, ils partent chaque année plus nombreux à l’étranger. Les autres tentent de survivre en travaillant dans un secteur informel que les gouvernements ont laissé grossir sans chercher à le réguler.

Le pays a besoin de réformes de fond, notamment une réforme du marché du travail et de la fiscalité, afin d’avoir les ressources pour investir massivement dans les régions délaissées. Autant de réformes jugées trop complexes et politiquement coûteuses par tous les gouvernements depuis 2011. Elles auraient impliqué (ces réformes) de remuer une structure faite de décennies de privilèges économiques concentrées dans quelques mains. La recherche du consensus politique a découragé de prendre à bras-le-corps ce chantier.

Le problème, c’est que cela a des conséquences politiques. La population qui voit monter en flèche les prix, et se développer comme jamais la corruption désespère de la politique.

Ce désespoir risque de se faire entendre de plus en plus fort à l’approche des élections présidentielle et législative de novembre prochain.

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