Une histoire de microbes

Jean-François Nadeau, Le Devoir, 16 amrs 2020

L’Amérique est le fait d’une suite d’épidémies destructrices. En 1492, la colonisation européenne du continent engendre la destruction massive des peuples autochtones. La vie est fauchée dans une mesure qui nous échappe aujourd’hui. Que serait-il advenu de tout ce monde foudroyé s’il avait eu les moyens d’empêcher des virus de se jeter sur lui, par exemple en interdisant l’arrivée des bateaux ou en imposant à chacun de rester chez lui ?

Chez les Hurons, la mort s’abat comme la grêle au milieu d’un été ensoleillé. Entre 1634 et 1640, leur population s’effondre de moitié. Dans le temps de le dire, ils comptent au moins 10 000 morts. Et les voici à la merci de leurs ennemis. L’histoire se renverse sur eux et les écrase. Les Iroquois ainsi que bien d’autres nations du nord sont aussi soumis à ces attaques biologiques. Ils tombent, ravagés par des virus auxquels leurs corps n’ont jamais été préparés.

Des varioles dites discrètes et confluentes, des varioles hémorragiques, pourprées ou verruqueuses, rongent leurs corps. Parce qu’elles brûlent, on les appelle les fièvres du feu. Le corps en sang, à peu près nus, ces Autochtones s’immergent parfois dans l’eau pour tenter de se soulager. Mais comment éteindre les braises des peaux en lambeaux ? Certains se noient. Ceux qui survivent souffrent de graves séquelles. Cécité. Surdité. Cicatrices profondes au visage. Lésions cérébrales. Fistules anales. Si nombreux sont les morts chez les Autochtones, disent les Jésuites des rives du Saint-Laurent, qu’on ne parvient pas à tous les enterrer. Si bien que les chiens en dévorent.

Les structures familiales, ainsi affaiblies, peinent à subvenir aux besoins de leurs membres. La famine est l’une des suites de ces épidémies répétées auxquelles personne n’est en mesure de résister. Au nombre des corps ensevelis près de la chapelle de la mission de Sillery, qu’on peut toujours visiter à peu de distance de Québec, on sait que plusieurs avaient subi les morsures de maladies nouvelles arrivées d’Europe. Les Hurons-Wendats sont à ce point éprouvés que leur population fut presque annihilée. Dans leurs bronches, leurs bouches, leurs pharynx et leurs tubes digestifs, les Européens abritaient des germes qui ne les rongeaient plus, mais qui demeuraient voraces pour des corps qui n’avaient jamais eu l’occasion de les apprivoiser.

Lorsqu’ils ne seront pas réduits à s’accrocher aux minces espoirs promis par quelques grands prêtres d’une nouvelle religion imposée, les Autochtones seront massivement anéantis par la variole, la rougeole, la tuberculose, la dysenterie, des grippes, des fièvres, toutes contractées par la mise en contact avec un bagage biologique qui n’avait jamais été en contact auparavant avec le Nouveau Monde. Les microbes et les épidémies sont les acteurs les plus méconnus de l’histoire de l’Amérique. Et cela continue, d’une certaine façon.

Il faut rester calme, nous disent aujourd’hui les grands prêtres du marché de l’habituelle morosité, ceux désormais à genoux pour supplier l’économie qui s’effondre de se relever. Tout va redevenir comme avant, se fait-on prêcher. Autrement dit, le train-train de l’accumulation des puissants va pouvoir de nouveau rouler normalement tandis que les gens de rien, eux qui tentent en vain de sauver leur petit pécule, termineront d’épuiser leur réserve de thon en boîte et de papier toilette achetés en catastrophe pour faire comme tout le monde.

Aux États-Unis, la Réserve fédérale américaine a injecté, dans la seule journée noire du 12 mars, la somme de 1,5 billion de dollars, soit 1500 milliards de dollars. La Banque du Canada a tenté de faire de même, à sa façon. Dans un marché moribond, la situation est ainsi passée, après quelques minutes d’opérations boursières, d’épouvantable à très mauvaise. Même l’or a fondu sous les pieds de ce marché qui ne cesse de glisser. L’an prochain, tout sera sans doute revenu à la normale. Le rapport annuel d’Oxfam nous dira, encore et toujours, que la richesse s’avère encore plus concentrée entre les mains de quelques milliardaires, dans des proportions d’accaparement qui dépassent désormais de loin celles qui conduisirent les paysans du Moyen Âge à se révolter.

Dans le grand jeu des spéculations financières où nos vies sont comptées pour de la petite monnaie, nous nous conformons docilement aux règles dictées par cette main invisible. Et nous bêlons, en rentrant chez nous tels de bons moutons, toujours escortés par les loups de Wall Street. Il y a trois semaines à peine, l’économie du Canada était gravement menacée, disait-on, à cause de quelques barrages érigés par une poignée d’Autochtones sur des voies ferrées. On le voit mieux désormais : quand tout bascule pour vrai, la mesure de l’effondrement est bien différente. Mais on dirait malgré tout que notre époque continue de se montrer volontairement aveugle face aux vrais rapaces qui nous menacent.