Venezuela : crise énergétique, sous-investissement et corruption

Jean-Baptiste Mouttet, Médiapart, 13 mars 2019

 

Le Venezuela fait face à la plus importante coupure de courant de son histoire, depuis une semaine. Des villages et des quartiers restent encore sans eau courante et sans électricité. Alors que le gouvernement dénonce un « sabotage » , des experts pointent du doigt le sous-investissement dans le réseau depuis 2005, le manque de personnel qualifié resté sur place, et la corruption.

Comment est-ce possible ? Quasiment tout un pays s’est éteint jeudi 7 mars 2019. Le Venezuela possède pourtant les plus grandes réserves au monde de pétrole. À l’heure où nous écrivons, les conséquences de la panne, immenses, se font toujours ressentir. Certains quartiers des grandes villes ou des zones plus rurales du pays doivent encore se passer de lumière et l’eau courante peine à être rétablie. La panne d’électricité a affecté sa distribution, obligeant les habitants de Caracas à s’approvisionner aux sources de la montagne El Ávila, qui surplombe la capitale, et même dans les eaux troubles et polluées du Guaire qui traverse la ville. Les pillages de magasins se poursuivent, particulièrement à Maracaïbo, la grande ville de l’ouest du pays.

« La guerre électrique continue » , a déclaré mardi Jorge Rodríguez, en charge du portefeuille de la communication au sein du gouvernement de Nicolás Maduro, laissant entendre que de nouvelles coupures pouvaient se produire.

Cette vaste et longue panne d’électricité a entravé le bon fonctionnement des hôpitaux, obligés de s’en remettre à des générateurs. D’après un rapport de l’ONG vénézuélienne Médicos Por La Salud (Médecins pour la santé)proche de l’opposition,et qui s’appuie sur un réseau de médecins dans tout le Venezuela, 24 personnes sont décédées à cause des pannes entre le 7 et le 11 mars. Le ministre de la santé Carlos Alvarado nie, lui, tout décès .

Le « mega apagón » ( « la grande panne » ), comme il a été surnommé, a encore exacerbé les tensions politiques. Pour l’opposition, menée par Juan Guaidó, qui dispute la présidence à Nicolás Maduro, il ne fait aucun doute que le gouvernement, « inefficace » , est responsable du « blackout ». Il est une nouvelle preuve, selon lui, que le pays est en ruine. Lundi, l’Assemblée nationale, acquise aux adversaires du président bolivarien, a autorisé Juan Guaidó à déclarer l’état d’urgence nationale.

Lors d’une nouvelle mobilisation organisée par l’opposition, il a répété que « toutes les options étaient sur la table » et lancé devant ses partisans que « très rapidement, nous irons chercher nos bureaux à Miraflores » , le palais présidentiel. Dénonçant des actes de « sabotage » , le gouvernement socialiste s’est lancé de son côté dans la chasse aux responsables. Nicolás Maduro, qui met en cause un « putsch électromagnétique » , a fait savoir mardi que deux personnes soupçonnées d’avoir participé à l’acte de sabotage étaient détenues.

Défendu par diverses organisations de défense des droits de l’homme, le journaliste vénézuélien Luis Carlos Díaz, suivi par 352 000 abonnés sur Twitter, a été libéré après plus de 24 heures de détention. Il est interdit de sortie du territoire et devra se présenter devant les tribunaux tous les 8 jours. Les émissions et les réseaux sociaux favorables à l’exécutif diffusaient amplement le montage d’une émission du jeune journaliste censé démontrer que la coupure du courant avait été préméditée.

Toutefois, la version intégrale de l’émission donne une autre version : en réponse à une question d’un spectateur, le journaliste expliquait quel comportement adopter en cas de coupure de courant, un phénomène fréquent dans le pays . Le procureur général a par ailleurs ouvert une enquête contre Juan Guaidó pour sa supposée participation au « sabotage » . Le syndicaliste de la compagnie publique d’électricité Corpoelec, Zambrano Rodríguez, est quant à lui toujours détenu. Il est retenu par le Service bolivarien d’intelligence nationale (Sebin).

Dans ce pays aux deux présidents, où l’histoire s’écrit en deux versions, les explications du mega apagón , et donc les solutions, divergent radicalement. Décryptage en quatre temps.

L’élément déclencheur de la panne

Pour le gouvernement, aucun doute, la panne a été provoquée par ses adversaires, les États-Unis en tête, qui seraient prêts à faire souffrir la population pour pousser Nicolás Maduro vers la sortie. Lundi, le président socialiste a exposé sa version des faits. Le premier piratage aurait atteint le système informatique de Corpoelec, la compagnie publique d’électricité, depuis la centrale hydroélectrique Simón Bolívar alimentée par la retenue d’eau de Guri dans le sud du pays (État de Bolivar).

Ce barrage fournit la majeure partie du pays en électricité. Une cyberattaque venue « de l’extérieur » s’est aussi dirigée contre « le cerveau de conduction qui est situé à Caracas » , toujours selon la version de Maduro. La seconde offensive a été provoquée par l’envoi d’ondes électromagnétiques « qui par des dispositifs mobiles » empêchent la remise en marche du système . Enfin, l’explosion de plus petites stations électriques aurait empêché que l’électricité ne parvienne à Caracas.

Les médias chavistes ont largement partagé la chronique de l’entrepreneur Kalev Leetaru, publiée dans le magazine Forbes . Ce dernier assure que « l’idée qu’un gouvernement comme celui des États-Unis puisse agir à distance (…) est plutôt réaliste » . Ces médias passent sous silence un autre extrait du même article. L’auteur nuance son propos en soulignant que « la panne de la semaine dernière était plus probablement le résultat naturel du mauvais entretien des équipements de production et de distribution » .

Pour le syndicaliste Alí Briceño , secrétaire exécutif de la Fédération des travailleurs de l’industrie électrique, le mega apagón a été provoqué par un incendie sur les lignes de transmission : « La broussaille s’est tellement répandue qu’il y a eu un incendie de végétation qui fait que trois lignes se sont interrompues, deux à cause du réchauffement et l’autre par surcharge. » Interrogé, l’ancien vice-ministre de l’énergie et des mines sous Hugo Chávez, Víctor Poleo (1999-2001), confirme cette hypothèse.

Le mega apagón est sans précédent dans l’histoire vénézuélienne, même si le pays connaît quotidiennement des coupures plus ou moins longues d’électricité. En octobre 2018, 16 États – sur un total de 25 entités administratives à l’échelle du pays – avaient déjà été privés d’électricité. Pour l’historien et spécialiste des catastrophes Rogelio Altez, « il n’y a pas d’antécédents dans l’histoire moderne du Venezuela » . Quelles que soient les raisons invoquées, l’événement démontre une nouvelle fois l’extrême fragilité du réseau électrique du pays.

Quand l’électricité ne dépend que d’un centre de production

L’électricité vénézuélienne repose sur un colosse aux pieds d’argile : la retenue d’eau de Guri (nord-est du pays), qui fournit au Venezuela entre 70 et 80 % de cette énergie au pays. C’est depuis ce tronc imposant que tout un réseau de transmission se disperse pour alimenter le pays en énergie. Guri a longtemps été une fierté du pays. La centrale hydroélectrique Simón Bolívar, dont les travaux se sont achevés en 1978, est toujours une des plus puissantes au monde.

Pourquoi ce pays qui possède les plus grandes réserves de pétrole de la planète a-t-il choisi de miser sur l’eau pour produire de l’énergie ? L’anthropologue vénézuélienne Paula Vásquez Lezama, qui étudie les catastrophes, rappelle que « les barrages hydroélectriques géants étaient le modèle de l’époque, comme Assouan en Égypte » . L’ancien ministre Victor Poleo défend ce choix : « Le fleuve Caroni [qui alimente le barrage de Guri – ndlr] est une énergie propre abondante et renouvelable. Sans ses centrales hydroélectriques, le Venezuela aurait liquidé une quantité colossale de pétrole au lieu de le facturer en exportation. »

Or, aujourd’hui, Guri est d’autant plus sollicité que la demande d’électricité est plus forte que l’offre depuis 2008. L’électricité est rationnée. Le gouvernement ne publie pas de chiffres, et les spécialistes en sont réduits à faire des estimations. Selon le site internet Tal Cual , le pays pourrait produire 24 000 mégawatts (MW). Aujourd’hui, l’offre ne dépasserait pourtant pas les 12 000 MW alors que la demande de la population est de 14 000 MW.

Pour Victor Poleo, qui dénonce une « crise électrique » depuis 2005, il n’est pas possible de davantage solliciter la réserve d’eau de Guri. Une telle décision aurait des résultats pervers. Si plus d’eau est pompé, les niveaux vont diminuer, et il faudra alors plus d’eau pour générer la même quantité d’électricité.

Mais les centrales thermoélectriques, qui pourraient être un recours, ne sont pas forcément la solution. Là encore, il apparaît guère possible de produire davantage. Lorsque les centrales hydroélectriques à Guri sont tombées en panne, le 8 mars, les 21 centrales thermoélectriques du pays n’ont pas suffi à éviter la coupure nationale.

Manque de maintenance et projets tombés dans l’oubli

« Il n’y a pas eu de maintenance des transformateurs, ni de rien d’autre, ce qui fait que nous sommes à la dérive et sans aucune garantie » , indique le syndicaliste Alí Briceño. Il assure que 70 % des transformateurs du pays ont dépassé la durée de vie requise. La crise économique, la chute de la production de pétrole, les conséquences des sanctions économiques, ont réduit le budget de l’État. D’après l’ancien ministre Victor Poleo, le problème est toutefois bien plus ancien : « Il n’y a pas de maintenance depuis 2005. Quelque 100 milliards de dollars ont été investis dans le système électrique depuis 14 ans. Mais cela a été gaspillé, parti dans la corruption. »

Ce chiffre difficilement vérifiable de 100 milliards de dollars (88 milliards d’euros) est aussi cité par l’ingénieur et spécialiste de l’électricité José Aguilar. Il a depuis été repris par Juan Guaidó. L’ONG Transparencia Venezuela, l’antenne locale de Transparency International, assure de son côté que 61 % de l’argent investi dans le Système électrique national (SEN), soit plus de 23 milliards de dollars, ont été détournés dans les « cloaques de la corruption » entre 1999 et 2016.

Parallèlement, des projets d’envergure, qui avaient été lancés pour répondre à la demande croissante, sont tombés en désuétude. Le cas le plus emblématique est celui de la centrale hydroélectrique Tocoma : promise pour 2012-2014, elle n’est toujours pas achevée. Transparencia Venezuela évalue le surcoût de la construction à cause de « l’inflation, des dévaluations successives, des imprévus et retards des contrats ».

Le manque de main-d’oeuvre

Le manque de maintenance ne s’explique pas seulement par l’évaporation de l’argent à travers la corruption. Le manque de personnel a retardé les réparations. Comme l’a résumé le syndicaliste Alí Briceño au lendemain de la panne, « les personnes qui ont les connaissances techniques ne sont plus avec nous. Le personnel technique de la corporation est parti » . La crise a provoqué le départ de nombreux Vénézuéliens. Ils sont plus de 3,4 millions à vivre à l’étranger, désormais. Les entreprises chargées de la production et de la distribution d’électricité ne sont pas épargnées.

D’anciens employés et syndicalistes dénoncent aussi des entreprises aux mains d’une idéologie et non plus au service de l’État. L’ingénieur Miguel Lara Guarenas dénonce, sur le site d’information El Estimulo, une situation où des travailleurs perdent leur emploi alors qu’entrent des personnes qui ne sont pas « capables » . Les dirigeants « ont gonflé les nominations avec l’entrée de proches ou de politiques qui n’avaient pas les capacités » . Selon le secrétaire général du syndicat des travailleurs de l’électricité de Caracas, 29 dirigeants syndicaux ont été renvoyés de Corpoelec entre 2016 et 2018.

Tant que le pays s’enfonce dans la crise, il est difficile d’imaginer une quelconque reconstruction du système électrique vénézuélien. Victor Poleo estime qu’il faudrait débourser pas moins de 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros) pour remettre ce système sur pied.

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