Venezuela : entre le besoin d’aide et la peur

 

Jean-Baptiste Mouttet, Médiapart, 8 mars 2019

 « L’aide est nécessaire. On en a besoin. Espérons que cela ne se termine pas dans un bain de sang », lâche, le visage fermé, Oriana Garcia, une habitante d’un quartier devenu populaire du centre de Caracas, La Candelaria.

Oriana ne reconnaît plus son pays. Elle travaille pour une ONG qui soutient les réfugiés au Venezuela : « C’est paradoxal, non ? Quand tant de Vénézuéliens aujourd’hui fuient le pays…, dit-elle dans un sourire. Le Venezuela a longtemps été une terre d’accueil, particulièrement pour les Colombiens fuyant la guerre. Aujourd’hui, presque 3,4 millions de Vénézuéliens vivent en dehors de leurs pays, dont 582 000 en Colombie, selon les dernières estimations des Nations unies.

Le sentiment d’Oriana Garcia, de nombreux Caraqueños rencontrés le partagent. Plus la date fatidique du 23 février approche, plus le stress monte. Juan Guaidó, qui s’est proclamé président il y a un mois, a défié le chef d’État Nicolás Maduro, le 12 février, en assurant que l’aide « humanitaire » entrerait dans le pays « si o si » (quoi qu’il arrive). Le gouvernement voit dans ces cargaisons de vivres et de médicaments envoyés par les États-Unis un cheval de Troie de l’intervention étrangère au Venezuela.

Cette aide, aux objectifs hautement politiques, est pour l’instant stockée en Colombie, au Brésil et sur l’île de Curaçao. Les déclarations des forces armées respectives ne rassurent personne. Mardi, le général et ministre de la défense, Vladimir Padrino López, a déclaré « à ceux qui veulent être présidents ici au Venezuela : « Vous ne pourrez pas passer sur la conscience, l’esprit patriotique (…) de la Force armée par la force pour imposer un gouvernement fantoche (…). » » « Vous devrez passer sur nos cadavres » , a-t-il ajouté.

Le lendemain et depuis Miami, le commandant général des Forces militaires colombiennes, Luis Navarro, aux côtés du chef du commandement de l’armée américaine chargé de l’Amérique latine, l’amiral Craig Faller, a averti que « l’armée colombienne possède toute la logistique installée pour répondre à tout type de situation à risque pour la population civile ». La frontière avec le Brésil a été fermée, celle avec la Colombie risque de l’être, les communications aériennes et maritimes avec les îles d’Aruba, Bonaire et Curaçao ont été coupées.

Les doutes sur les scénarios possibles de la journée du 23, même la journaliste spécialiste de la défense, Sebastiana Barraez, les partage : « Les troupes vont-elles obéir et ouvrir le feu ? J’en doute. Elles sont aussi touchées par la crise et cette aide, elles peuvent la voir comme nécessaire. » Celui qui fut longtemps un pilier du chavisme en dirigeant l’intelligence militaire du pays durant dix ans (2004-2014) a reconnu dans un message diffusé sur Twitter Juan Guaidó comme président.

Alors que le pays semble avancer résolument vers l’affrontement, de moins en moins de voix contestent l’urgence humanitaire que vit le pays. Nicolás Maduro a longtemps nié toute crise humanitaire et pourtant le gouvernement a finalement déclaré ce jeudi avoir demandé à l’ONU une « assistance technique humanitaire » et « remis une liste de médicaments et d’aliments dont le Venezuela a besoin » , selon la vice-présidente Delcy Rodríguez.

Les besoins sont criants. Depuis son bureau de l’hôpital pédiatrique José Manuel de los Ríos, à Caracas, la docteure Sonia Sifontes assure que « quasiment tous les enfants qui entrent ici présentent un cas plus ou moins sévère de dénutrition. 15 % sont dans un état grave. Depuis 2015, cela ne cesse d’augmenter ». L’hôpital est public, et les patients modestes. Dans son dernier rapport qui couvre la période d’octobre à décembre 2018, l’ONG catholique Caritas évalue que sur 882 enfants âgés de 0 à 5 enfants, 56,9 % présentent des cas de dénutrition plus ou moins grave.

Sonia Sifontes rend visite à ses patients, un savon acheté à ses propres frais dans la poche. L’hôpital n’a plus les moyens de s’en procurer, comme beaucoup d’autres produits vitaux à tout service de santé. Elle montre à une mère comment faciliter l’allaitement. Luz Marie vient des Valles del Tuy, une région pauvre au sud de Caracas. Son enfant, de 1 mois et demi, Yosué, pèse 3 kilos, alors qu’« il devrait faire 3,9 kilos » , note Sonia Sifontes derrière ses lunettes. Sans emploi, Luz Marie élève ses 8 enfants avec son mari employé dans un commerce. « Quand on déjeune, on ne dîne pas, et inversement », explique-t-elle avec Yosué dans ses bras, caché sous des couvertures. Yosué a une syphilis congénitale. « Cela aurait pu être facilement évité si la grossesse avait été suivie », souffle Sonia.

Avec une inflation incontrôlée estimée à 1 370 000 % en 2018, selon le Fonds monétaire international (FMI), les Vénézuéliens les plus modestes ne peuvent plus assurer les trois repas quotidiens. D’après l’ enquête nationale des conditions de vie (Encovi) de 2017, réalisée par des universités vénézuéliennes, 63 % de la population ont diminué la fréquence des repas et 25 % ne mangent pas trois fois par jour. Tous les Vénézuéliens ont radicalement modifié leurs habitudes. Il est difficile de s’acheter ne serait-ce qu’un pot de yaourt à 4 500 bolivars (1,2 euro au change officiel), soit le quart du salaire minimum (18 000 bolivars, 4,8 euros). Dans de nombreux commerces, le produit vaisselle est vendu comme un produit de luxe. À 14 000 bolivars (3,75 euros), il est présenté derrière un présentoir vitré et fermé à clef. La viande est rayée de nombreux menus familiaux. Le kilo de porc coûte environ 30 000 bolivars (8 euros). Les Vénézuéliens se rabattent sur les denrées encore approximativement accessibles pour leurs budgets : des sardines, des fruits, des pommes de terre.

« Je ne sais pas d’où vient cette aide qui est en Colombie mais je m’en fous »

À l’hôpital, Sonia Sifontes énumère les manques. Le réservoir d’eau pour pallier les coupures n’est parfois pas suffisant et les opérations doivent être interrompues s’il y a des anesthésiants. Le manque de vaccins provoque une recrudescence de pneumonies et, faute de traitements, la tuberculose et le paludisme sont de retour au Venezuela. « On ne prescrit pas toujours le traitement adéquat. On fait avec ce que l’on a », dit-elle. « J’ai en ce moment une patiente qui est ici depuis trois mois. Un mois aurait normalement suffi. Elle a un problème à la colonne vertébrale. Elle est infectée. Elle a suivi un traitement que nous avons dû interrompre et reprendre à zéro faute d’antibiotiques. » Parfois l’hôpital reçoit des médicaments venus de Russie. « Avec mon équipe on ne comprend pas toujours de quoi il s’agit. On vérifie les composants sur Internet. »

Les médicaments sont pour la plupart importés. Or ces importations ont chuté de 70 % entre 2012 et 2017.Le gouvernement pointe facilement du doigt les sanctions nord-américaines et le « blocus » , alors que les pénuries se sont fait ressentir avant les dernières sanctions. Ce discours ne tient pas pour l’économiste marxiste Manuel Sutherland, auteur de l’enquête « L’énorme pénurie de médicaments et la grande arnaque aux importations : « pharmafraude » » : « Les sanctions n’interdisent pas d’acheter des médicaments aux États-Unis ou en Inde ou encore en Chine. C’est seulement qu’il n’y a plus d’argent », observe-t-il.Le président chaviste a annoncé l’arrivée de 300 tonnes de médicaments russes mercredi qui s’ajoutent aux 933 tonnes de médicaments et de matériels en provenance de la Chine et de Cuba arrivées mi-février.

Quand les hôpitaux n’ont pas les médicaments nécessaires, les patients et leurs familles courent la ville, de pharmacie en pharmacie, de clinique en clinique, et lancent des appels sur les réseaux sociaux. Mais encore faut-il pouvoir acheter le traitement. « J’avais juste besoin d’un vaccin basique. Mais sur le marché, il est à 8 000 bolivars (2 euros). Je gagne 36 000 bolivars (9,65 euros) comme professeure des universités. Je ne pouvais pas me le permettre alors je suis venue ici », raconte Yaritza Bracanonte. Ici, c’est cette maison du centre de Caracas où se trouve Action solidaire .Fondée en 1995, afin d’aider les personnes atteintes du sida, l’organisation a lancé un programme d’action humanitaire en 2015. Les aides leur sont envoyées par des organisations vénézuéliennes basées à l’étranger, en Espagne ou aux États-Unis, qui ne cachent par leur opposition à Nicolás Maduro, comme l’ Aseved (Association espagnole vénézuélienne pour la démocratie) ou un Mundo sin Mordaza (Un monde sans bâillon).

En décembre 2018, l’organisation a reçu 1 589 appels, « mais dans 40 % des cas nous n’avons pas le traitement demandé », informe Carlos Quintero, le responsable du service communautaire. « Les traitements contre le cancer sont très demandés, mais on n’a rien. Pour le diabète, nous n’avons pas tout… » , poursuit l’homme aux joues creuses, lui-même porteur du VIH. « Certaines organisations ne veulent pas prendre le risque de nous aider. Elles craignent que les livraisons ne soient retenues par le gouvernement. C’est arrivé une fois en 2017 mais en 2018 nous n’avons pas eu de problèmes. » Carlos Quintero ne cache pas son soutien à l’envoi de l’aide organisée par l’opposition. « Le but est double : faire pression sur le gouvernement et répondre aux besoins. Le pays se détériore toujours plus rapidement. Quitte à choquer ceux qui peuvent manger de la viande en Europe, le Venezuela a besoin d’aide et a besoin d’ingérence étrangère. »

L’opposition a préparé le terrain à l’arrivée de l’aide. Il y a une semaine, elle appelait les Vénézuéliens à se porter « volontaires » pour faciliter son acheminement. Juan Guaidóa fixé l’objectif à un million de participants à ce réseau. Jeudi, des bus et quelques 4×4 sont partis sous l’oeil des caméras de Caracas. La plupart partiront par leurs propres moyens. Le convoi a été plusieurs fois arrêté par les forces de l’ordre mais semble poursuivre sa route. En guise de répétition, des « volontaires » et l’organisation Rescate Venezuela, de l’opposante Lilian Tintori, montaient des hôpitaux de fortunes où des habitants de quartiers populaires pouvaient être consultés et des médicaments distribués dans dix lieux du pays le 17 février.

Mais l’acheminement, peut-être intéressé, de l’opposition pour l’« humanitaire » est plus ancien. En 2016, est lancé le programme Alimenta la Solidaridad (« Alimente la solidarité »). Des repas sont cuisinés pour les enfants des quartiers populaires. Les mères bénéficiaires participent à la préparation. Quatre-vingt-huit « cantines » ont été installées dans le pays. Le fondateur de Alimenta la Solidaridad n’est autre que Roberto Patiño, membre du parti d’opposition Primero Justicia (« D’abord la justice ») et coordinateur du réseau de volontaires.

Ce jeudi, une cinquantaine d’enfants patientent bruyamment dans une longue pièce d’un quartier populaire de la capitale. À Los Mecedores, Alimenta la Solidaridad concurrence l’aide du gouvernement. « Une fois par mois, je reçois le Clap [des aliments vendus par le gouvernement à très bas prix – ndlr] et 12 000 bolivars d’aide de l’État (3,20 euros). Cela ne me suffit pas. Je suis seule avec mes cinq enfants, sans emploi. On ne mange jamais de viande. Je mange quand je peux. Un médecin m’a dit que mon fils était dénutri et m’a conseillé de venir ici », dit Gabrian Sanchez en désignant son fils de deux ans, désormais potelé. « Je ne sais pas d’où elle vient cette aide qui est en Colombie mais je m’en fous. Tout ce qui est bon pour mes enfants, moi je prends, poursuit-elle.

À l’opposition l’« humanitaire » , au gouvernement le Clap, à l’un les cargaisons envoyées par les États-Unis, à l’autre la réception de médicaments de Russie ou de Chine… Et quand le 22 février est prévu sur le pont Las Tienditas de Cúcuta, en Colombie, un concert lancé par le milliardaire et patron de Virgin Galactic, Richard Branson, le gouvernement vénézuélien organise le sien à 280 mètres de là, sur le même pont. Dans cette bataille politique sur fond d’aides, Nicolás Maduro répond coup sur coup à Juan Guaidó, quitte à lui concéder l’agenda, le vocabulaire et prendre le risque de voir la situation s’enflammer. Le 19 février, l’ONU a appelé à « dépolitiser » la distribution et a demandé aux adversaires que « se réduise la tension et s’établissent des négociations politiques sérieuses ».

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