Venezuela : essor et déclin des organisations populaires

La crise économique et politique vénézuélienne, l’autoritarisme du gouvernement et l’assuétude aux revenus du pétrole mettent à mal le foisonnement pluriel et démocratique d’organisations sociales et de dynamiques populaires issu des premières années Chávez. Dans ce contexte explosif, certains mouvements, notamment coopératifs et environnementaux, jaloux de leur indépendance, adaptent leurs stratégies à la nouvelle donne.

Edgardo Lander , Santiago Arconada Rodríguez, Barril.info

Historiquement, la société vénézuélienne, engoncée dans le système d’un Etat et de partis politiques voués au contrôle et au partage de la rente pétrolière, s’est caractérisée par la faiblesse de son tissu social. Longtemps en effet, les partis ont monopolisé l’expression des aspirations des différents secteurs de la société. Ils exerçaient leur influence sur la plupart des organisations sociales, non seulement syndicales et paysannes, mais aussi étudiantes, féministes, culturelles ou de quartier. L’existence d’organisations indépendantes du réseau État/partis était réduite à sa plus simple expression.

Mobilisation populaire inédite

Dès le début des années 80, la société vénézuélienne a subi une profonde et longue crise économique et politique, due à l’épuisement du système de la rente pétrolière et du clientélisme d’État. Les deux grands partis, l’AD (Acción Democrática, social-démocrate) et le COPEI (Comité de Organización Política Electoral Independiente, social-chrétien), déconnectés de leurs bases, se sont transformés en machines électorales de plus en plus corrompues. Un glissement idéologique s’est opéré avec l’offensive d’un libéralisme anti-État et antipolitique qui excluait de plus en plus les secteurs populaires. Ce tournant s’est concrétisé au début du deuxième gouvernement de Carlos Andrés Pérez (1989), quand ont été appliquées les politiques d’ajustement structurel exigées par le FMI pour faire face à la crise budgétaire et à la dette extérieure. Conséquence directe, le 27 février 1989, explose le « caracazo», plusieurs journées d’émeutes et de pillages d’une ampleur jamais vue jusque-là. Le gouvernement répond par une répression brutale et provoque la mort de plusieurs centaines de personnes. Ces événements ont parachevé le processus de délégitimation populaire du système politique. La révolte a pris des formes multiples, sans qu’aucune ne se révèle capable de susciter une alternative crédible.

C’est Hugo Chávez qui, grâce à son charisme et ses talents de pédagogue, a réussi à donner une forme et un sens à ce profond mécontentement. En remportant à une large majorité les élections présidentielles de 1998 et en convoquant une assemblée constituante, il a inauguré une nouvelle ère de l’histoire du pays, dont un des fils conducteurs sera l’idée de la démocratie participative et active. Cependant, en même temps, la dépendance au pétrole s’est accentuée, dès lors que celui-ci est devenu l’outil de la mise en œuvre de cette politique, avec comme corollaire le renforcement du contrôle du pouvoir exécutif sur la rente.

Dans les premières années du « gouvernement bolivarien », la mobilisation populaire a atteint des niveaux impressionnants. Des changements significatifs se sont produits, dans la culture politique et le tissu organisationnel des classes populaires, comme dans leurs conditions matérielles de vie. La conscience de la dignité, de l’inclusion et de la capacité d’influer tant sur sa propre vie que sur le destin du pays s’est déployée. Des dynamiques participatives ont été particulièrement fertiles en matière de démocratisation, comme les « commissions techniques et conseils communautaires de gestion de l’eau », les « comités de santé » et « des terres urbaines », ou encore les radios communautaires. Ont ensuite été créés les « banques communales », les « commissions techniques des télécommunications » et « de l’énergie », les conseils communaux et les communes. Lors des premières années du processus bolivarien, ces dynamiques organisationnelles étaient très diverses et se basaient sur de multiples modes d’expérimentation, souvent encouragés par l’État sans pour autant être soumis à son contrôle. Cette capacité massive de mobilisation et d’articulation a réussi à enrayer le coup d’État contre Chávez en avril 2002 et à étouffer le lock-out des pétroliers qui a pratiquement paralysé le pays pendant plus de deux mois entre 2002 et 2003.

Au fil du temps, le gouvernement a cherché à institutionnaliser et à donner plus de cohérence à ces dynamiques. Il a mis en place des institutions et des politiques publiques pour soutenir, financer et réglementer les organisations populaires de base, en mettant l’accent sur les conseils communaux et les communes. Ceux-ci devinrent les structures organisationnelles du pouvoir populaire pour former ce qui a été appelé « l’État communal ». Les conseils communaux ont été chargés de coordonner les différentes activités qui se réalisaient dans les communautés. C’est à travers ce mécanisme que les citoyens administraient le gouvernement local. Ils avaient la responsabilité de diagnostiquer les problèmes et d’élaborer les projets qu’ils considéraient comme prioritaires afin d’obtenir un financement public. Ces projets devaient être, autant que possible, gérés par la communauté elle-même. Les communes ont élargi leur couverture territoriale en intégrant un nombre variable de conseils communaux. Elles ont été pensées comme « entités locales où les citoyens et les citoyennes dans l’exercice du pouvoir populaire exercent de plein droit leur souveraineté (…) via des formes d’autogouvernement (…) »

Déclin des dynamiques de démocratisation

Les politiques publiques de soutien aux conseils communaux et aux communes ont eu des conséquences contradictoires. D’une part, elles ont permis d’atteindre des niveaux de participation populaire inédits dans l’histoire du pays. Les communautés ont reçu des moyens importants pour solutionner leurs problèmes (routes, logement, certaines activités productives…), ce qui a aussi contribué à renforcer le tissu social communautaire. Mais, d’autre part, au fur et à mesure que ces organisations populaires devenaient dépendantes des ressources de l’État et de l’économie pétrolière de rente, de fortes tensions sont apparues entre les aspirations à l’autonomie des organisations de base et le contrôle vertical exercé par l’État. En outre, la corruption liée aux luttes pour le partage de la rente a gagné par ce biais la base de la société.

Ces tensions se sont accentuées après la déclaration de Chávez sur le caractère socialiste de la révolution bolivarienne. Le contrôle vertical de l’État s’est renforcé, alors que se réduisait la multiplicité des formes, de plus en plus standardisées, des organisations. Au cours des années qui ont suivi, un vaste cadre juridique a été créé visant le renforcement systématique des organes du pouvoir populaire, mais aussi leur réglementation et leur contrôle. Les conseils communaux, initialement pensés comme des structures populaires de contrôle du gouvernement, se sont ainsi convertis en instruments du gouvernement pour contrôler le peuple. En 2009 est créé le ministère du Pouvoir populaire pour les communes, qui deviendra en 2013 le ministère du Pouvoir populaire pour les communes et les mouvements sociaux. Un appareil juridique pesant

est mis en place qui établit des normes de plus en plus contraignantes au fonctionnement des instances du dit pouvoir populaire, en y intégrant les structures du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). La prééminence de la vision normalisatrice de l’État prend le dessus sur la diversité féconde de l’expérimentation sociale qui avait caractérisé les premières années du processus bolivarien. Un exemple représentatif de l’imposition de cette logique normalisatrice d’État a été la création des conseils communaux indigènes. Ceux-ci allaient à l’encontre des formes d’organisation propres aux peuples indigènes, ont contribué à les affaiblir et à créer de profondes divisions.

Bien que des millions de personnes se soient engagées très activement dans ces dynamiques organisationnelles, le tissu social solidaire s’est fragilisé de plus en plus en raison de sa dépendance aux financements de l’État. Le gouvernement bolivarien, qui a clamé pendant des années son soutien à la pluralité des organisations populaires de base, n’a pas réagi de manière solidaire et collective à la profonde crise économique qui a débuté en 2013. La réponse a plutôt été individualiste et compétitive. Les changements significatifs qui sont intervenus dans la culture politique populaire des années précédentes, le sens de la dignité, l’estime de soi et le sentiment de participer pleinement à la construction d’un monde meilleur, se sont progressivement détricotés. Nombre d’organisations sociales de base nées pendant ces années se sont étiolées, tant par manque des moyens publics desquels elles étaient devenues dépendantes, qu’à cause de la rupture croissante de confiance envers le gouvernement et en l’avenir du pays. L’ultime conséquence de cette détérioration est la transformation des colectivos de Caracas, au départ des groupes de défense du processus bolivarien, en forces de frappe du gouvernement. Certains d’entre eux sont devenus des bandes criminelles armées qui contrôlent des territoires et sont impliquées dans les trafics de drogues et de biens alimentaires.

Mouvements entre résistance et déchéance

Malgré les obstacles, de nombreuses expériences de base continuent de développer des processus communautaires autonomes intéressants. Des organisations populaires réfléchissent à la manière de continuer à travailler dans ce nouveau contexte. Reste à savoir comment elles résisteront à la crise profonde que traverse le gouvernement Maduro. Après près de vingt années de processus bolivarien, l’organisation sociale populaire autonome la plus importante du pays est toujours le CECOSESOLA, l’organisme d’intégration coopérative, dont le centre opérationnel se trouve dans la ville de Barquisimeto. Il s’agit d’un large réseau de coopératives d’épargne, de production agricole, de services sanitaires et funéraires, et surtout de distribution de biens alimentaires, qui met en lien producteurs et consommateurs. Des dizaines de milliers de personnes en sont partenaires ou bénéficiaires. Au cours de ses cinquante années d’existence, le réseau a mené des réflexions, des expérimentations et des débats continus, et a développé des formes d’organisation et de gestion réellement horizontales et démocratiques, avec une division des tâches très réduite. Les affiliés participent à tous les niveaux de responsabilités et toutes les décisions sont prises en assemblée.

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