7 octobre 2021
Les mouvements sociaux tentent de persister sous de nouvelles formes en Colombie, malgré la répression terrible subie au printemps. Enquête à Puerto Resistencia où les protestataires s’organisent dans des assemblées populaires.
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« Fuera, fuera, fuera » (dehors, dehors, dehors) : ce sont les mots hurlés par les habitants de Puerto Resistencia et les derniers jeunes en première ligne avant de voir leur espace envahi par la police et les autres corps de l’appareil répressif colombien. C’était le 26 juin dernier. A quatre heures du matin, un contingent de 1000 hommes (500 policiers, 250 militaires mais aussi des membres de l’ESMAD, du Groupe d’opérations spéciales –GOES- et des policiers habillés en civils), accompagné de chars et d’hélicoptères, a débarqué par surprise au point de résistance phare de la révolte colombienne. Ingrid, engagée sur les lieux depuis le début, est encore marquée par l’extrême violence de cette intervention : « Ils ont attaqué avec des fusils et des mitrailleuses. On le sait car le son est différent. Ils ont aussi utilisé beaucoup de gaz lacrymogènes, ce qui a affecté les nouveaux nés qui étaient présents ».
À la mi-juin, la plupart des barrages dans la ville de Cali avaient été levés mais ceux de PR tenaient encore. Les jours précédant cette ultime intervention, de nombreux jeunes en première ligne avaient déserté les lieux dans la peur de se faire arrêter puis trains en justice par l’État colombien. Le dernier point de résistance de la ville tombait. Du côté des protestataires, cela fut vécu comme un nettoyage.
Puerto Resistencia, le lieu phare de la révolte populaire colombienne
PR se situe dans la Comuna 20 au sud-ouest de la ville. Ce n’est pas seulement un quartier populaire où la révolte s’est révélée plus forte qu’ailleurs. PR est né du paro nacional (grève nationale) du 21 novembre 2019 en supplantant l’ancien nom de Puerto Rellena. Ce dernier était un lieu populaire réputé pour sa charcuterie et ses intestins de porc. PR est devenu l’épicentre incontesté de la lutte populaire à Cali, un lieu d’auto-organisation politique pouvant compter sur le soutien indéfectible des habitants du quartier. Pendant le paro nacional, la zone a enregistré le plus grand nombre de décès et de violations des droits humains.
Sur la place, le paysage est révolutionnaire. Les devantures de commerces ont été recouvertes de peintures et de slogans militants. Une station de police a été rebaptisée en bibliothèque culturelle. Les assemblées populaires en extérieur y sont fréquentes. La zone dispose d’une mission médicale et d’une cuisine communautaire mettant à disposition boissons et nourriture pour les manifestants.
A PR, on ne sort pas pour se distraire ou se changer les idées. Les manifestant·es présent·es sur la rotonde mythique sont dehors pour protester contre des forces dont ils pensent qu’elles détruisent leur vie. Si la zone est devenue un symbole de la révolte colombienne pendant le paro nacional, c’est grâce à l’engagement continu de jeunes en première ligne, présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les lieux. Ils seraient dans les alentours de deux cents. Ils ont décidé d’abandonner leur domicile familial et de vivre sur place pour demander au minimum plus de justice sociale, au mieux un changement de paradigme.
Pour beaucoup, ils sont sans emploi ou l’ont perdu en s’engageant dans les premières lignes. Craignant d’être identifiés, ils se cachent avec des tenus de sportifs, des grosses lunettes et des cagoules. Dormant dans des baraques rudimentaires situées aux abords de la rotonde mythique, ils ont des piqûres de moustiques pleins les jambes et les bras. Dans un climat de violence généralisée exacerbé par des médias oligarchiques, ils mettent en avant leur pacifisme. L’un deux argue : « Ici, il n’y a pas d’armes, il y a des cœurs, de l’humilité, de la fatigue ».
Pour la plupart, ils viennent des quartiers populaires de la ville. Avant d’être en première ligne, ils étaient les premiers exclus des systèmes de santé et d’éducation du pays. Ils le sont toujours. Près du célèbre « monument à la Résistance », un jeune pointe une « médecine au paracétamol ». Il fait référence à l’immense difficulté d’obtenir un rendez-vous avec un spécialiste, la nécessité de devoir patienter plusieurs mois à cette fin et à une médecine reposant sur les antalgiques basiques.
Leur discours est clair et a un ennemi bien désigné : l’oligarchie, la corruption. Les délinquants en cravate, comme ils disent aussi. Certains n’hésitent pas à pointer un « État narco » qui ferait mieux d’envoyer la police protéger les paysans du Cauca et du Putumayo face aux narcotrafiquants que de tirer sur des jeunes défavorisés luttant pour leurs droits. Les collectifs féministes sont également présents à PR comme sur les autres points de résistance. On peut apercevoir des slogans du type : « En Cali, las mujeres páramos » (A Cali, les femmes font grève).
Dans leur dessein révolutionnaire, les jeunes en première ligne ne sont pas isolés. Ils ont des conseillers pédagogiques. Ingrid, qui est professeur d’école, en fait partie :
« Je n’étais pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les lieux. Mais j’aidais ceux qui l’étaient pour qu’ils s’organisent au mieux, par exemple pour créer une table de dialogue ou des comités de santé. Nous étions une dizaine à assumer ce rôle pédagogique, principalement des professeurs, des professionnels de santé et des avocats ».
Hormis les jeunes en première ligne et leurs conseilleurs pédagogiques, le site compte aussi avec les visites de nombreux manifestants occasionnels. Paula est infirmière et connait les difficiles conditions de travail des professionnels de santé dans son pays. Elle vient fréquemment à PR pour participer aux assemblées populaires ou pour emprunter des livres à la bibliothèque. Elle m’a confié :
« Avant j’allais plus à la Loma de la Cruz pour manifester. Ensuite, j’ai entendu que la dynamique avait changé et que PR était plus populaire et plus actif en termes de production culturelle. Et puis, j’habite à côté. »