20 ans après Seattle : reprendre le contrôle sur nos vies

MAXIME COMBESSUSAN GEORGE, Bastamagm 4 DÉCEMBRE 2019

Il y a 20 ans tout juste, le mouvement altermondialiste bloquait le sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle. Depuis, « les enfants de Seattle » sont restés orphelins de toute transformation politique ambitieuse pour renverser le cours néolibéral et destructeur des choses. Le même sort sera-t-il réservé à la « génération climat » ?

Les 29 et 30 novembre 1999 à Seattle (États-Unis), environ 40 000 manifestants précipitent l’échec du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ils sont protecteurs des forêts ou des tortues, métallurgistes ou routiers, paysans ou défenseurs des droits humains, et, ensemble, par des actions de désobéissance civile massives et coordonnées qui empêchent un sommet international de se tenir, ils écrivent l’un des actes fondateurs du mouvement altermondialiste.

La bataille de Seattle, retranscrite sur les écrans des médias du monde entier, ouvre une longue période de contestation dure entre les promoteurs de l’expansion de la mondialisation néolibérale et une société civile qui veut désarmer le pouvoir des marchés financiers et du commerce international au nom de la lutte contre les inégalités, la protection de l’environnement et la démocratisation des institutions internationales. Aux lendemains du soulèvement au Chiapas contre la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) et la victoire contre l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI), un souffle nouveau et une nouvelle espérance voient le jour.

Les gauches qui n’ont cessé d’encourager la mondialisation néolibérale ont été laminées

En 1999, les gauches libérales et sociales-démocrates sont au pouvoir dans un nombre considérable de pays : Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Allemagne, etc, au point d’être majoritaires en Europe. Toute une époque. Vingt ans plus tard, ces gauches-là ont été laminées et se trouvent, le plus souvent, dans une impasse stratégique et idéologique. Quand elles ne sont pas déjà arrivées au pouvoir, ce sont désormais les droites nationalistes et réactionnaires qui dictent l’agenda politique.

Entre temps, plutôt que de s’appuyer sur les exigences du mouvement altermondialiste pour mener des politiques sociales et écologistes ambitieuses, ces gauches libérales et sociales-démocrates n’ont cessé d’accompagner et encourager l’approfondissement de la mondialisation néolibérale. Elles ont choisi des politiques de dérégulation et de compétitivité, au nom des intérêts des « champions nationaux », ces entreprises multinationales qui sont, avec les actionnaires, les seuls véritables vainqueurs de l’ouverture généralisée des marchés et de la financiarisation de l’économie.

Aspirations à « reprendre le contrôle »

Cet alignement sur le consensus néolibéral a conduit à démonétiser la crédibilité des gauches et à nourrir un profond sentiment de rejet d’une classe politique jugée déconnectée de la réalité sociale du plus grand nombre. Du mouvement des places, Occupy et Indignados en tête, aux Gilets jaunes, on ne compte plus les mouvements citoyens opposant les 99 % aux 1%, le peuple aux « élites », le « nous » homogénéisant et simplificateur à « la caste », tout en exigeant « qu’ils s’en aillent tous » pour « refonder la démocratie » et « reprendre le pouvoir ».

Ces aspirations visant à « reprendre le contrôle » sur les sphères économiques et politiques sont d’ailleurs l’un des fils conducteurs des diverses formes que les mobilisations et révoltes populaires ont prises depuis la bataille de Seattle. Rien de surprenant si l’on considère que l’emprise de la finance et des multinationales sur l’économie, nos vies et notre avenir est devenue gigantesque, alors qu’au même moment, en plus d’un net affaiblissement des services publics et des politiques sociales, les libertés publiques et les espaces démocratiques ont été rétrécis – « shrinking civic spaces » disent les chercheurs qui travaillent sur ces questions.

Super-puissance des multinationales

En 20 ans, la situation économique et géopolitique internationale a bien changé : à la mondialisation folle et débridée des années 2000 s’est substituée une période de « slowbalisation » – selon le terme de The Economist – où le commerce international augmente désormais moins vite que le PIB. C’est aussi le moment où la Chine s’affirme comme super-puissance planétaire et tisse sa toile jusqu’en Europe en suivant les « Route de la Soie ». Enfin, quelques années à peine après la grave crise économique et financière de 2008, les « guerres commerciales » ouvertes par Donald Trump ont définitivement refermé l’âge d’or du commerce mondial.

Entre temps, et c’est un autre fait économique majeur de ces vingt dernières années, les entreprises multinationales ont assis leur super-puissance : à travers la maîtrise des chaînes de valeur globales (production et échanges intra-entreprise ou inter-entreprise de la conception à la livraison), elles contrôleraient même directement ou indirectement près de 80 % du commerce mondial. Sur la base du moins disant social, écologique, fiscal et réglementaire, elles décident où s’installer et où payer des impôts.

L’économie mondiale est devenue un champ de bataille structuré autour des réseaux de multinationales

Au siècle dernier, l’économie mondiale était structurée par les économies nationales et coordonnée à l’aide d’institutions internationales multilatérales, telles le GATT puis l’OMC, désormais dans l’impasse. A présent, l’économie mondiale est devenue un champ de bataille structuré autour des réseaux de multinationales imposant leurs vues à des pouvoirs publics qui se sont volontairement dessaisis, comme annoncé il y a 20 ans par la génération Seattle, de leurs pouvoirs et capacités de régulation fiscale, sociale et écologique.

Quand les législateurs et régulateurs retrouvent quelques velléités interventionnistes afin de mieux réguler et contrôler, notamment en matière écologique, les entreprises multinationales disposent désormais de puissants mécanismes juridiques pour attaquer les États ou les dissuader de mettre en œuvre des politiques trop ambitieuses. Ces dispositifs de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS, ICS, etc) sont hérités de la période de décolonisation et ils ont été généralisés par les accords de commerce et d’investissement (3400 actuellement) : Uniper (secteur énergétique) vient ainsi d’annoncer vouloir attaquer les Pays-Bas pour leur décision de fermer les centrales à charbon alors que l’entreprise canadienne Vermilion a menacé la France de poursuites et obtenu une version édulcorée de la loi Hulot sur les hydrocarbures.

Désarmer le pouvoir et l’impunité des multinationales

Qui pilote la transition énergétique, des États ou des multinationales de l’énergie qui investissent au moins dix fois plus dans les énergies fossiles que dans les énergies renouvelables ? Qui régulent le gaspillage, des pouvoirs publics ou d’Amazon & co qui, notamment à travers le Black Friday, organisent une surconsommation frénétique aux impacts sociaux et environnementaux démentiels ? Qui légifèrent alors que sont désormais documentés tant d’exemples où les lobbys industriels ont co-écrit les lois avec ceux qui ont pour mandat de les réguler ?

Le réchauffement climatique et les inégalités ne cessent de s’aggraver, montrant aux yeux du plus grand monde les limites de la stratégie des petits pas et des accommodements raisonnables avec les pollueurs destructeurs d’emplois. Ne serait-il donc pas temps de desserrer l’étau qui s’est refermé sur la fabrique de la loi et la régulation de l’économie ? C’est en tout cas ce qu’exigent les enfants de la bataille de Seattle qui continuent, inlassablement, à mettre à l’index ces multinationales devenues trop puissantes : notre avenir est-il soluble dans celui que nous concoctent Total, Amazon & co sans notre consentement explicite ? S’il ne l’est pas, comment désarmer leurs pouvoir et impunité ?

Ne pas être orphelin d’une gauche écologiste et sociale digne de ce nom

La question du démantèlement publiquement organisé de certaines multinationales, à commencer par les GAFAM, est désormais ouvertement posée aux États-Unis. Elle commence également à poindre en Europe. Chaque jour passant, elle va se poser avec plus de force à propos des multinationales de l’énergie qui, à elles seules, nous conduisent dans le mur. Vingt ans après Seattle, l’opinion publique a basculé sur bon nombre de sujets : la nécessité de désarmer le pouvoir de nuisance de la finance et l’urgence d’agir en matière écologique bien sûr, mais également le rejet de cette promesse selon laquelle la signature d’accords de commerce et d’investissement, et le gain de nouveaux marchés par les entreprises multinationales, conduiraient à des jours meilleurs.

Ce basculement de l’opinion devrait conduire les gauches, aussi diverses soient-elles, à prendre ces sujets à bras-le-corps, sans simplifications hâtives, et à ne pas les laisser en pâture aux droites extrêmes nationalistes et dangereuses. Quitte même à ce qu’elles fassent confluence, en s’appuyant sur ces propositions, et sur d’autres, pour proposer une alternative au virage néo-conservateur planétaire prêt à tout détruire sur sa route. Puisse la « génération climat » ne pas être orpheline, comme l’ont souvent été les enfants de Seattle, d’une gauche écologiste et sociale digne de ce nom en mesure de renverser le cours néolibéral et destructeur des choses.