À l’origine de la solidarité internationale

  John Riddell

Présentation au panel « L’aurore de notre libération » dans le cadre de la conférence « La Grande Transition » tenue à Montréal du 17 au 20 mai, 2018.

 La Ligue anti-impérialiste a été lancée à Bruxelles en 1926 comme moyen d’unifier les peuples coloniaux avec les travailleurs dans les pays métropoles. Dans cette présentation je vais esquisser les origines de cette initiative et ses résultats.

La première vague de soulèvements anti-impérialistes en Asie dès le début du vingtième siècle n’a pas suscité d’expressions importantes de solidarité en Europe. Mais cette indifférence a prit fin après la Révolution russe de 1917 et le parti pris du gouvernement soviétique pour la libération coloniale. Ce soulèvement était en soi une révolte anticoloniale par les peuples asiatiques opprimés par le tsarisme.

La proclamation soviétique du droit des peuples à l’autodétermination en 1917 a suscité un appui global de masse pour cette conception. Elle a aussi exprimé un principe de l’Internationale communiste – la Comintern – qui est née en 1919. L’année suivante la Comintern a convoqué le premier ralliement transnational des peuples colonisés, le Congrès des peuples d’Orient à Bakou, qui a réuni presque deux mille délégués des pays d’Asie, surtout en Asie central et au Moyen-Orient. Ce congrès a adopté des résolutions pour orienter la lutte anticoloniale. En 1922, une conférence analogue a réuni des délégués de l’Extrême-Orient.[1]

En 1925, l’essor du mouvement révolutionnaire en Chine s’est exprimé à travers des grèves de masses et la mobilisation massive des étudiants. La première action unifiée de ces deux forces a été attaqué à Shanghai par l’armée britannique, qui a tué 52 chinois. Le Secours Rouge International, une filiale semi-autonome de la Comintern, a organisé une riposte vigoureuse. Cet effort avait un dirigeant génial – Willi Münzenberg, un communiste allemand qui exigeait un effort d’éducation efficace chez les masses non politisées et non communistes. Mais est-ce que les masses en Allemagne, qui avaient tellement souffert suite au Traitée de Versailles, pouvaient s’intéresser aux problèmes des pauvres méprisés de la Chine?

En effet, le Secours Rouge a appuyé la fondation de la Ligue contre le colonialisme, avec son siège à Berlin, pour rassembler de l’aide pour le peuple chinois. La Ligue a rassemblé des dons, en expliquant que le prix de six cigarettes peut assurer les besoins d’un ouvrier chinois pour un jour. Une conférence à Berlin a rassemblé plus de mille personnes pour exiger « Bas les pattes devant la Chine! »

« Nous voulons une alliance sainte des peuples de toutes les couleurs, une alliance de tous les apprimés, s’est écrié Münzenberg, pour libérer tous ceux qui souffrent. »[2]

Des socialistes chinois ont pris la parole aux réunions ouvrières en Allemagne; un ralliement de cent milles à Beijing a accueilli un orateur socialiste européen avec un enthousiasme passionné. Grâce au réseau de Secours rouge, des travailleurs européens et du Tiers-Monde se sont unifiés pour la première fois pour s’opposer au colonialisme.

Simultanément, le Secours Rouge a fait campagne pour aider les rebelles arabes en Syrie et au Maroc qui ont livré la guerre aux pouvoirs colonisateurs, la France et l’Espagne. Une campagne large a dénoncé les massacres par la France en Syrie, où dix mille arabes ont été tués dans le bombardement de Damas. Un comité indépendant et large a été lancé pour organiser la solidarité avec la Syrie.[3]

La solidarité s’est exprimée pas seulement au niveau des idées mais de façon pratique. Les partis communistes en France et en Espagne ont appelé pour l’indépendance de ces colonies. Ils ont encouragé les soldats coloniaux à fraterniser avec les rebelles, ce qui s’est produit. Un déserteur  de la légion étrangère française, par exemple, est devenu officier et stratège de l’armée rebelle marocaine. Dans la marine française il y avait des révoltes, avec mille cinq cents marins traduits devant les conseils de guerre, tandis que cent soixante-cinq militants communistes ont été emprisonnés. À cette époque la Deuxième Internationale, celle des socialistes réformistes refusait toujours une solidarité anticoloniale. Alors, les initiatives de Secours Rouge dans ce domaine étaient devenues une puissance véritable dans la politique des pouvoirs coloniaux.[4]

Mais comment unifier ces campagnes ponctuelles dans un effort unifié et continu? Voilà le but du Congrès contre l’oppression coloniale et l’impérialisme qui s’est réuni, après des hésitations prolongées de la part et du régime belge et de l’Exécutif de la Comintern, le 10 février 1927. Les cent soixante-quatorze délégués représentaient cent trente-quatre organisations dans trente-quatre pays. Le Président honoraire du Congrès, le physicien célèbre Albert Einstein, s’est adressé aux délégués, en disant « À travers votre congrès les efforts des opprimés pour gagner l’indépendance ont pris une forme solide. » Parmi les assistants, Jawaharlal Nehru, un dirigeant du Congrès national indien dans la colonie immense britannique de l’Asie du sud, a souhaité « du fond de mon cœur la réussite intégrale dans vos débats ».[5]

Parmi les délégués se trouvaient un éventail de dirigeants connus de la Deuxième Internationale et des partis bourgeois influents dans les colonies, tels que le Congrès indien, le Guomindang en Chine, le Sarekat Islam dans les Indes néerlandais – aujourd’hui l’Indonésie – et l’APRA de Raul Haya de la Torre au Pérou.[6]

Pendant six journées de débats on a écouté seize rapports sur les diverses régions géographiques et stratégiques de la lutte anti-impérialiste. La dernière séance a proposé la fondation de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression nationale avec des filiales autonomes dans divers pays à travers le monde.

Un historien allemand, Kaspar Braskèn, a résumé le message de ce congrès comme suit : « Partout sur la planète où il y a des prolétaires dans la misère, il y aura la solidarité au nom d’une communauté de travailleurs transnationale à l’échelle mondiale. »[7]

La création de la Ligue a suscité parmi ses fondateurs, de façon tout-à-fait inattendue, un esprit d’euphorie. Un historien américain a essayé d’expliquer cet esprit comme un « sentiment de soulagement, de joie collective, d’être enfin récompensé pour la patience et la souffrance de générations d’humanité ».[8]

Et la Ligue a fait beaucoup, surtout dans le domaine d’unité pour la libération panafricaine.

Quelle surprise alors, que ces espoirs des fondateurs ne se sont pas réalisés. Après trois ans, La Ligue avait perdu son dynamisme et ne regroupaient que les courants communistes et leurs sympathisants. Elle a été dissoute en 1935. Au lieu de raconter cet écroulement douloureux, je vais esquisser les causes de cet échec. Je vois trois facteurs primordiaux.

  1. La Ligue n’était pas un Front uni du genre préconisé par la Comintern depuis 1921. Elle se présentait comme autonome et indépendant. Le communiste indien M.N. Roy le voulait « une intermédiaire neutre entre les mouvements anticoloniaux et la Comintern. »[9] Mais en réalité, la Ligue était administrée par l’appareil de la Comintern agissant dans les coulisses. La Comintern n’était pas disposé à partager la direction. Les dirigeants de la Deuxième Internationale ont décelé cette contradiction et l’ont employée pour obliger tous leurs membres de démissionner de la ligue.
  2. Le Front Uni préconisé par la Comintern à l’époque de Lénine comprenait une alliance avec des forces nationales révolutionnaires. Pour un exemple plus récent, regardons les insurgés à Cuba dirigés par Fidel Castro. Mais les mouvements liés à la Ligue que j’ai mentionnés tout à l’heure – le Guomindang, le Congrès indien, et le Sarekat Islam, étaient tous des partis réformistes bourgeois. Leurs représentants se sont vite retirés de la Ligue, et le Guomindang a lancé une contre-révolution meurtrière contre les ouvriers chinois. C’était admissible de former un bloc ponctuel avec de telles forces bourgeoises, mais leur inclusion dans un organisme de combat tel que La Ligue était fort discutable.
  3. Un an après la fondation de la Ligue, la politique de la Comintern a subi une transformation pour entrer dans la soi-disant Troisième Période. Malgré toute évidence, le Sixième Congrès de l’International a déclaré en 1928 que le monde était entré dans une époque de soulèvements et de renversements  révolutionnaires où les alliances de type front uni étaient néfastes et contrerévolutionnaires. On a même stigmatisé les Sociaux-démocrates comme étant le nouveau visage du fascisme.

L’historien français Pierre Broué commente que cette politique était « une garantie certifiée de défaites cruelles », faisant référence au triomphe de Hitler en Allemagne. Münzenberg s’est opposé à ce tournant gauchiste mais ne pouvait pas le bloquer. Alors, nous dit Broué, la politique de la Ligue anti-impérialiste « semblait déjà condamnée » mais « tout l’acquis fut saccagé par la brutalité de la rupture et l’abus des ultimatums », Tous les groupes non-communistes d’importance ont quitté la Ligue ou ont été exclus.[10]

Après la dissolution de la Ligue en 1935, l’Internationale s’est orientée vers une alliance avec des forces bourgeoises progressistes aux pays impérialistes – le soi-disant Front Populaire –  ce qui a entravé les efforts de la Comintern pour la libération coloniale. La Comintern elle-même a été dissoute en 1943.

Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Durant et après la Deuxième Guerre Mondiale, nombre de pays en Asie se sont libérés du contrôle colonial. Ceci s’est produit de deux façons : dans beaucoup de pays, tels que l’Inde ou l’Indonésie, la direction et la dynamique étaient bourgeoises; le nouvel État capitaliste. En Chine, au Vietnam, et en Corée, par contre, il y avait des révolutions anticapitalistes dont la direction était un parti Communiste issu de la Comintern.

Les gains de cette lutte se sont manifestés dans une conférence à Bandung en Indonésie qui a accueilli des délégations de 29 pays décolonisés d’Asie et d’Afrique, regroupant la majorité de la population humaine. Les résolutions adoptées à Bandung favorisaient la neutralité dans la Guerre Froide et la liquidation rapide de toutes les colonies encore existantes. Dans son discours de clôture, le président d’Indonésie, Soekarno, a rendu hommage au congrès de fondation de La Ligue contre l’impérialisme vingt-neuf ans plus tôt. Faisant référence au Congrès de Bruxelles, il a dit que c’était l’inspiration et les sacrifices de cette alliance qui a rendu possible le fait que « nous sommes maintenant libres, souverains, et indépendants ». Nous ne sommes plus obligés, a-t-il dit, de nous réunir en congrès dans un autre continent, c’est-à-dire à Bruxelles, au cœur même du colonialisme.[11]

La Conférence de Bandung a donné naissance à un regroupement diplomatique des pays du Tiers-Monde – Le Mouvement non-aligné – qui a joué un rôle modeste mais positif dans différents contextes et qui existe jusqu’à nos jours. Pour rencontrer une continuation plus authentique de l’esprit de la Ligue Anti-Impérialiste, à mon avis, il faut faire référence aux initiatives de Cuba révolutionnaire, telles que ses combats à côté des forces anti-apartheid en Afrique et son alliance plus récente avec le Venezuela, la Bolivie, et les pays d’ALBA, c’est-à-dire, l’Alliance bolivarienne pour le peuple de notre Amérique.

Presque cent ans après la fondation de la Ligue anti-impérialiste, son esprit libérateur continue à s’exprimer dans de nouveaux contextes et de nouvelles formes.

 

 

Notes

[1]. John Riddell, ed., To See the Dawn, Baku, 1920: First Congress of the Peoples of the East, New York: Pathfinder, 1993; The First Congress of the Toilers of the Far East, London: Hammersmith, 1970 (1922).

[2]. Babette Gross, Willi Münzenberg: A Political Biography, Lansing, Mi: Michigan State University Press, 1974, pp. 182-3.  Kaspar Braskén, The International Workers Relief, Communism, and Transnational Solidarity: Willi Münzenberg in Weimar Germany, Basingstoke: Palgrave Macmillan 2015, pp. 151-61.

[3]. Pierre Broué, Histoire de l’Internationale Communiste, Paris : Fayard, 1997, pp. 390-91.
Frederick Petersson, We Are Neither Visionaries nor Utopian Dreamers: Willi Münzenberg, the League Against Imperialism, and the Comintern 1925-33, thèse de doctorat, Åbo Akademi University, pp. 71.

[4]. Gross, p. 202; Petersson, pp. 91-98.

[5]. Petersson, pp. 103-114.

[6]. Gross, p. 157, Broué, p. 447-8.

[7]. Braskén, p. 161.

[8]. Petersson, p. 112.

[9].  Peterssen, p. 11.

[10]. Broué, p. 492-3, 509-10.

[11]. Petersson, p. 864.

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