Taras Bilous, historien ukrainien, membre de Mouvement social et éditeur de la revue Commons, publié en français sur le site de A l’encontre
J’écris ces lignes à Kiev, alors que la ville est attaquée par l’artillerie.
Jusqu’à la dernière minute, j’avais espéré que les troupes russes ne lanceraient pas une invasion à grande échelle. Maintenant, je ne peux que remercier ceux qui ont transmis l’information aux services de renseignement des Etats-Unis.
Hier, j’ai passé la moitié de la journée à me demander si je devais rejoindre une unité de défense territoriale. Dans la nuit qui a suivi, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a signé un ordre de mobilisation générale et les troupes russes ont avancé et se sont préparées à encercler Kiev, ce qui m’a décidé.
Mais avant de prendre mon poste, je voudrais communiquer à la gauche occidentale ce que je pense de sa réaction face à l’agression de la Russie contre l’Ukraine.
Tout d’abord, je suis reconnaissant aux membres de la gauche qui organisent maintenant des piquets de grève devant les ambassades russes – même ceux qui ont pris leur temps pour réaliser que la Russie était l’agresseur dans ce conflit.
Je suis reconnaissant aux politiciens qui soutiennent l’idée de faire pression sur la Russie pour qu’elle mette fin à l’invasion et retire ses troupes.
Et je suis reconnaissant envers la délégation de députés, de syndicalistes et de militants britanniques et gallois qui sont venus nous soutenir et nous écouter dans les jours qui ont précédé l’invasion russe.
Je suis également reconnaissant à la Campagne de solidarité avec l’Ukraine au Royaume-Uni pour son aide pendant de nombreuses années.
Cet article concerne l’autre partie de la gauche occidentale. Ceux qui ont imaginé «l’agression de l’OTAN en Ukraine», et qui étaient incapables de voir l’agression russe – comme la section de la Nouvelle-Orléans des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA).
Ou le Comité international de DSA, qui a publié une déclaration honteuse ne disant pas un seul mot critique contre la Russie (je suis très reconnaissant à Stephen R. Shalom, Dan La Botz. Thomas Harrison pour leur critique de cette déclaration).
Ou ceux qui ont critiqué l’Ukraine pour ne pas avoir appliqué les accords de Minsk et ont gardé le silence sur la violation de ces accords par la Russie et les prétendues «républiques populaires» [Donetsk et Lougansk].
Ou ceux qui ont exagéré l’influence de l’extrême-droite en Ukraine, mais n’ont pas remarqué l’extrême-droite dans les «républiques populaires» et ont évité de critiquer la politique conservatrice, nationaliste et autoritaire de Poutine. Vous êtes en partie responsable de ce qui se passe.
Cela fait partie d’un phénomène plus large dans le mouvement «anti-guerre» occidental, généralement appelé «campisme» par les critiques de la gauche. L’auteure et militante britannico-syrienne Leila Al-Shami lui a donné un nom plus fort: l’«anti-impérialisme des idiots». Lisez son merveilleux essai de 2018 si vous ne l’avez pas encore fait. Je ne répéterai ici que la thèse principale: l’activité d’une grande partie de la gauche «anti-guerre» occidentale sur la guerre en Syrie n’avait rien à voir avec l’arrêt de la guerre. Elle s’est seulement opposée à l’ingérence occidentale, tout en ignorant, voire en soutenant, l’engagement de la Russie et de l’Iran, sans parler de leur attitude envers le régime Assad «légitimement élu» en Syrie.
«Un certain nombre d’organisations anti-guerre ont justifié leur silence sur les interventions russes et iraniennes en arguant que «l’ennemi principal est à la maison», écrit Al-Shami. «Cela les dispense d’entreprendre toute analyse sérieuse du pouvoir pour déterminer qui sont réellement les principaux acteurs de la guerre.»
Malheureusement, nous avons vu le même cliché idéologique se répéter à propos de l’Ukraine. Même après que la Russie a reconnu l’indépendance des «républiques populaires» en début de semaine, Branko Marcetic, rédacteur du magazine étatsunien de gauche Jacobin, a rédigé un article presque entièrement consacré à la critique des Etats-Unis. En ce qui concerne les actions de Poutine, il est allé jusqu’à faire remarquer que le dirigeant russe avait «signalé des ambitions moins que bienveillantes». Sérieusement?
Je ne suis pas un fan de l’OTAN. Je sais qu’après la fin de la Guerre froide, le bloc (OTAN) a perdu sa fonction défensive et a mené des politiques agressives. Je sais que l’expansion de l’OTAN vers l’Est a sapé les efforts visant au désarmement nucléaire et à former un système de sécurité commun. L’OTAN a tenté de marginaliser le rôle des Nations unies et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et de les discréditer en les qualifiant d’«organisations inefficaces». Mais nous ne pouvons pas revenir sur le passé. Nous devons nous fixer sur les circonstances actuelles lorsque nous cherchons un moyen de sortir de cette situation.
Combien de fois la gauche occidentale a-t-elle évoqué les promesses informelles des Etats-Unis à l’ancien président russe, Mikhaïl Gorbatchev, au sujet de l’OTAN («pas un pouce vers l’est»), et combien de fois a-t-elle mentionné le Mémorandum de Budapest de 1994 qui garantit la souveraineté de l’Ukraine? Combien de fois la gauche occidentale a-t-elle soutenu les «préoccupations légitimes en matière de sécurité» de la Russie, un Etat qui possède le deuxième plus grand arsenal nucléaire du monde? Et, par contre, combien de fois a-t-elle rappelé les préoccupations sécuritaires de l’Ukraine, un Etat qui a dû échanger ses armes nucléaires, sous la pression des Etats-Unis et de la Russie, contre un morceau de papier (le Mémorandum de Budapest) que Poutine a piétiné définitivement en 2014? Les critiques de gauche de l’OTAN ont-ils jamais pensé que l’Ukraine est la principale victime des changements provoqués par l’expansion de l’OTAN?
A maintes reprises, la gauche occidentale a répondu à la critique de la Russie en mentionnant l’agression des Etats-Unis contre l’Afghanistan, l’Irak et d’autres Etats. Bien sûr, ces Etats doivent être inclus dans la discussion – mais comment, exactement?
L’argument de la gauche devrait être qu’en 2003, les autres gouvernements n’ont pas exercé suffisamment de pression sur les Etats-Unis à propos de l’Irak. Non pas qu’il soit nécessaire d’exercer moins de pression sur la Russie au sujet de l’Ukraine maintenant.
Une erreur évidente
Imaginez un instant qu’en 2003, lorsque les Etats-Unis se préparaient à envahir l’Irak, la Russie se soit comportée comme les Etats-Unis l’ont fait ces dernières semaines: avec des menaces d’escalade.
Imaginez maintenant ce que la gauche russe aurait pu faire dans cette situation, selon le dogme «notre principal ennemi est chez nous». Aurait-elle critiqué le gouvernement russe pour cette «escalade», en disant qu’il «ne devrait pas réduire les contradictions inter-impérialistes»? Il est évident pour tout le monde qu’un tel comportement, dans ce cas, aurait été une erreur. Pourquoi n’était-ce pas évident dans le cas de l’agression contre l’Ukraine?
Si les Etats-Unis et la Russie parvenaient à un accord et commençaient une nouvelle guerre froide contre la Chine, serait-ce vraiment ce que nous voulons?
Dans un autre article de Jacobin datant du début de ce mois, Marcetic est allé jusqu’à dire que Tucker Carlson de Fox News avait «complètement raison» à propos de la «crise ukrainienne». Ce que Carlson avait fait, c’était remettre en question «la valeur stratégique de l’Ukraine pour les Etats-Unis». Même Tariq Ali, dans la New Left Review, a cité de manière approbatrice le calcul de l’amiral allemand Kay-Achim Schönbach, qui a déclaré qu’exprimer du «respect» à Poutine au sujet de l’Ukraine était «un coût faible, voire nul» étant donné que la Russie pourrait être un allié utile contre la Chine. Etes-vous sérieux? Si les Etats-Unis et la Russie pouvaient s’entendre et commencer une nouvelle guerre froide contre la Chine en tant qu’alliés, serait-ce vraiment ce que nous voulons?
Réformer l’ONU
Je ne suis pas un fan de l’internationalisme libéral. Les socialistes devraient le critiquer. Mais cela ne signifie pas que nous devons soutenir la division des «sphères d’intérêt» entre les Etats impérialistes. Au lieu de chercher un nouvel équilibre entre les deux impérialismes, la gauche doit lutter pour une démocratisation de l’ordre de sécurité international. Nous avons besoin d’une politique mondiale et d’un système mondial de sécurité internationale. Nous avons ce dernier: c’est l’ONU. Oui, elle a beaucoup de défauts, et elle est souvent l’objet de justes critiques. Mais on peut critiquer soit pour récuser quelque chose, soit pour l’améliorer. Dans le cas de l’ONU, nous avons besoin de cette dernière. Nous avons besoin d’une vision de gauche pour la réforme et la démocratisation de l’ONU.
Bien sûr, cela ne signifie pas que la gauche doit soutenir toutes les décisions de l’ONU. Mais un renforcement global du rôle de l’ONU dans la résolution des conflits armés permettrait à la gauche de minimiser l’importance des alliances militaro-politiques et de réduire le nombre de victimes. (Dans un article précédent, j’ai écrit comment les casques bleus auraient pu aider à résoudre le conflit de Donbass. Malheureusement, cela n’est plus d’actualité aujourd’hui). Après tout, nous avons également besoin de l’ONU pour résoudre la crise climatique et d’autres problèmes mondiaux. La réticence de nombreuses forces de gauche internationales à y faire appel est une terrible erreur.
Après l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, David Broder, rédacteur en chef de Jacobin Europe, a écrit que la gauche «ne devrait pas s’excuser de s’opposer à une réponse militaire américaine». Ce n’était pas l’intention de Biden de toute façon, comme il l’a dit à plusieurs reprises. Mais une grande partie de la gauche occidentale devrait honnêtement admettre qu’elle a complètement «merdé» dans la formulation de sa réponse à la «crise ukrainienne».
Mon point de vue
Je terminerai en parlant brièvement de moi-même et de mon point de vue.
Au cours des huit dernières années, la guerre du Donbass a été la principale question qui a divisé la gauche ukrainienne. Chacun d’entre nous a formé sa position sous l’influence de son expérience personnelle et d’autres facteurs. Ainsi, un autre militat de gauche ukrainien aurait écrit cet article différemment.
Je suis né dans le Donbass, mais dans une famille ukrainophone et nationaliste. Mon père s’est engagé dans l’extrême droite dans les années 1990, en observant le déclin économique de l’Ukraine et l’enrichissement de l’ancienne direction du Parti communiste, qu’il combattait depuis le milieu des années 1980. Il a bien sûr des opinions très anti-russes, mais aussi anti-américaines. Je me souviens encore de ses paroles le 11 septembre 2001. Alors qu’il regardait les tours jumelles s’effondrer à la télévision, il a déclaré que les responsables étaient des «héros» (il ne le pense plus – maintenant il croit que les Américains les ont fait exploser exprès).
Lorsque la guerre a commencé dans le Donbass en 2014, mon père a rejoint le bataillon d’extrême droite Aidar en tant que volontaire, ma mère a fui Lougansk, et mon grand-père et ma grand-mère sont restés dans leur village qui est tombé sous le contrôle de la «République populaire de Lougansk». Mon grand-père a condamné la révolution ukrainienne de l’Euromaïdan. Il soutient Poutine qui, dit-il, a «rétabli l’ordre en Russie». Néanmoins, nous essayons tous de continuer à nous parler (mais pas de politique) et à nous entraider. J’essaie d’avoir de la sympathie pour eux. Après tout, mon grand-père et ma grand-mère ont passé toute leur vie à travailler dans une ferme collective. Mon père était un ouvrier du bâtiment. La vie n’a pas été tendre avec eux.
Les événements de 2014 – la révolution suivie de la guerre – m’ont poussé dans la direction opposée de la plupart des gens en Ukraine. La guerre a tué le nationalisme en moi et m’a poussé vers la gauche. Je veux me battre pour un meilleur avenir pour l’humanité, et non pour la nation. Mes parents, avec leur traumatisme post-soviétique, ne comprennent pas mes opinions socialistes. Mon père est dédaigneux à l’égard de mon «pacifisme», et nous avons eu une conversation désagréable après que je me sois présenté à une manifestation antifasciste avec une pancarte demandant la dissolution du régiment Azov d’extrême droite.
Lorsque Volodymyr Zelensky est devenu président de l’Ukraine au printemps 2019, j’ai espéré que cela pourrait empêcher la catastrophe qui se déroule actuellement. Après tout, il est difficile de diaboliser un président russophone qui a gagné avec un programme de paix pour le Donbass et dont les blagues étaient populaires parmi les Ukrainiens comme les Russes. Malheureusement, je me suis trompé. Si la victoire de Volodymyr Zelensky a changé l’attitude de nombreux Russes envers l’Ukraine, cela n’a pas empêché la guerre.
Ces dernières années, j’ai écrit sur le processus de paix et sur les victimes civiles des deux côtés de la guerre du Donbass. J’ai essayé de promouvoir le dialogue. Mais tout cela est parti en fumée, maintenant. Il n’y aura pas de compromis. Poutine peut planifier ce qu’il veut, mais même si la Russie s’empare de Kiev et instaure son gouvernement d’occupation, nous y résisterons. La lutte durera jusqu’à ce que la Russie quitte l’Ukraine et paie pour toutes les victimes et toutes les destructions.
Mes derniers mots s’adressent donc au peuple russe: dépêchez-vous de renverser le régime de Poutine. C’est dans votre intérêt comme dans le nôtre. (Publié par Open Democracy, le 25 février 2022 ; traduction par la rédaction de A l’Encontre)