Ricardo Antunes et Marcelo Ridenti[1], extrait d’un texte publié par Contretemps, mai 2008
En 1968, le Brésil a aussi tenu sa place dans cette année emblématique. Outre l’influence des évènements internationaux et l’identification avec les mouvements contestataires d’autres pays, le 68 brésilien a eu ses spécificités. Par exemple, notre mouvement étudiant, éclos dès le mois de mars, avant même le célèbre mai français, a suivi une dynamique de lutte spécifique et un calendrier politique propre. De même, les grèves métallurgiques d’Osasco (région industrielle à São Paulo), qui ont explosé en juillet et celles de Contagem (région industrielle à Belo Horizonte à Minas Gerais) en avril et octobre de la même année, trouvent leurs origines et racines très marquées par la particularité brésilienne, et par l’essor de la lutte contre la dictature militaire. Cela ne veut pas dire que les Brésiliens se désintéressaient des manifestations qui ont eu lieu partout dans le monde cette année-là, d’autant plus qu’une série d’aspects communs, accentués par le « climat politique » propre du pays, existaient sur le scénario mondial. Nous pouvons relever ainsi quelques conditions structurelles répandues dans diverses sociétés, en particulier celles du centre de l’accumulation capitaliste, mais également présentes tes dans les pays du dit « Tiers-monde », comme le Brésil, le Mexique, l’Argentine… Dans différentes mesures, il y avait une similitude de conditions telles que l’industrialisation avancée, la croissante urbanisation et la consolidation des modes de vie et de la culture des métropoles, la massification de l’industrie culturelle, le développement du prolétariat et des classes moyennes salariées, l’importance des jeunes dans la pyramide démographique de la population, l’accès croissant à l’enseignement supérieur, et aussi l’incapacité du pouvoir en place à représenter des sociétés en plein renouvellement.
Le mouvement étudiant
L’année 1968 au Brésil s’est ouverte avec plusieurs manifestations d’étudiants. Elles revendiquaient l’enseignement public et gratuit pour tous, la démocratisation de l’enseignement supérieur et l’amélioration de sa qualité, une participation plus importante des étudiants aux décisions, l’accroissement de fonds pour la recherche, orientée vers les problèmes économiques et sociaux du pays. En outre, les étudiants contestaient la dictature implantée par le coup d’État militaire de 1964 et la suppression des libertés démocratiques.
La majorité des universitaires étudiait alors dans des écoles publiques et l’accès à l’enseignement supérieur était restreint car la demande était beaucoup plus importante que l’offre de places.
Depuis 1966, la police de la dictature militaire réprimait les manifestations étudiantes sporadiques, mais les rébellions d’envergure ont commencé à éclore seulement en 1968. Les étudiants qui obtenaient la moyenne au baccalauréat se trouvaient dans l’impossibilité d’entrer à l’Université car le nombre de vacances disponibles était inférieur à celui des reçus, qualifiés comme « excédents ». Ils réclamaient l’extension et l’amélioration de l’enseignement public. Ces revendications spécifiques s’associaient à la lutte plus générale contre la politique de l’éducation nationale et contre la dictature.
Espérant obtenir l’approbation populaire pour son projet de candidature à la Présidente de la République, le gouverneur de São Paulo, Abreu Sodré, accepta l’invitation à participer du rassemblement du 1er mai Place de la Cathédrale lancée par le Mouvement Intersyndical Anti-compression salariale, composé de communistes, de secteurs modérés, et aussi de « pelegos ». Le gouverneur et les dirigeants syndicaux les plus modérés se réfugient dans la cathédrale, après avoir été expulsés de la tribune par des ouvriers d’Osasco et de la région de l’ABC de São Paulo, soutenus par des étudiants et des militants à gauche du Parti Communiste Brésilien (PCB), de profil plus critique. Après avoir brûlé l’estrade, les rebelles sont repartis en manifestant sous le mot d’ordre : « Seule la lutte armée renverse la dictature ! ». En effet, plusieurs participants, appartenaient déjà ou allaient s’intégrer aux organisations qui allaient plus tard affronter la dictature militaire les armes à la main, en réalisant quelques actions armées en 1968 et qui ont été le prélude à l’escalade de guérillas urbaines au cours des années suivantes au Brésil.
Le mouvement étudiant devait encore descendre dans les rues en juin 1968, le mois où le mouvement a atteint son apogée partout dans le pays, avec la généralisation des manifestations, des grèves, des occupations d’universités. Les divergences au sommet d’un régime, hésitant entre une prétendue « ouverture » et un durcissement plus important de la scène politique nationale, furent exploitées par le mouvement étudiant. Le fameuse Manisfestation des Cent Mille eut lieu le 26 juin quand des étudiants, des intellectuels, des artistes, des religieux et de larges secteurs populaires sont sortis dans les rues de Rio de Janeiro pour protester contre la dictature et la répression policière. Devant la pression de l’opinion publique, le gouvernement n’a pas osé réprimer la manifestation. Une Commission élargie fut mise en place pour entamer un dialogue avec le gouvernement, sans succès. Le mouvement étudiant se trouva devant une impasse : les autorités refusaient toute concession et intensifiaient la répression. Entre-temps, plusieurs attentats terroristes furent commis par une organisation paramilitaire d’extrême droite, le Commando de Chasse aux Communistes (CCC), composé d’étudiants et de policiers de droite, financé par de grands groupes capitalistes avec le soutien notoire de la dictature militaire.
Le 15 octobre, le Congrès de l’Union Nationale des Étudiants (UNE), fut dispersé à Ibiúna dans l’état de São Paulo. Tous les participants, environ 700 universitaires, furent emprisonnés, scellant ainsi la défaite du mouvement étudiant brésilien. Plusieurs de ses militants allaient dès lors se consacrer les années suivantes à l’activité militante clandestine contre la dictature, dans des organisations de gauche, parfois liées à la lutte armée.
Le mouvement ouvrier
Après quelques années de résistance, ce n’est qu’aux début de 1968 que la lutte ouvrière est réapparue avec force et combativité. En avril, des secteurs syndicaux à la gauche du PCB ont mené une grève à Contagem, ville industrielle proche de Belo Horizonte avec un résultat positif. La dictature militaire, surprise par la résurgence d’un mouvement ouvrier réduit au silence et réprimé depuis 1964, finit par faire des concessions aux revendications des travailleurs. À Osasco et à Contagem, de nouveaux groupes, liés principalement au mouvement ouvrier catholique de gauche, des militants et sympathisants des organisations politiques plus radicalisées et critiques du PCB, commencèrent à s’organiser. Les secteurs plus modérés du syndicalisme s’organisaient aussi, par le biais du Mouvement intersyndical anti-compression salariale. Mais c’est en juillet 1968, que les ouvriers ont déclenché une grève légendaire à Osasco, ville industrielle de l’agglomération de São Paulo. À cette époque, Osasco était considérée comme un pôle de référence des mouvements les plus radicaux, grâce à l’influence de l’opposition syndicale victorieuse aux élections à la direction du Syndicat des métallurgistes en 1967. La grève fut déclenchée. Le résultat fut cependant différent de celui de Contagem. Préparée à la confrontation, décidée à ne plus faire aucune concession, la dictature militaire réprima durement le mouvement gréviste et les dirigeants syndicaux les plus combatifs durent s’exiler du pays ou commencèrent à agir dans la clandestinité. Ils adhérèrent par la suite aux diverses organisations qui ont participé de la lutte armée contre la dictature militaire.
Par anticipation, la direction syndicale de Osasco prévoyait une grève générale pour octobre 1968, au moment des négociations dans la métallurgie, avec la possibilité
de l’étendre à d’autres régions du pays. Initiée le 16 juillet par l’occupation ouvrière du Cobrasma, la grève s’étendit aux usines Barreto Keller, Braseixos, Grenade, Lona-flex et Brown Boveri. Le lendemain, le Ministère du Travail déclara la grève illégale et décida d’intervenir dans le syndicat. Les forces militaires se mirent à contrôler toutes les sorties de la ville d’Osasco, à encercler la ville, et à envahir les usines paralysées. À partir de ce moment-là, toute possibilité de poursuite et d’élargissement de la grève fut interdite. Au quatrième jour, les ouvriers sont retournés au travail et ont mis fin à la grève. C’était la défaite de la plus importante grève menée jusqu’à alors contre la dictature militaire. La répression brutale des ouvriers et des étudiants par la dictature militaire mettait fin au 68 brésilien, mais la lutte pour la création de commissions d’usines, contre le despotisme d’usine, contre la surexploitation du travail, contre la structure syndicale intégrée à l’État, et la lutte contre la dictature avait laissé de solides racines qui ont porté leurs fruits, d’une manière ou d’une autre, dix ans plus tard.
L’épilogue
Le 13 décembre 1968, la dictature militaire a accentué son cours répressif. Elle a promulgué l’Acte Institutionnel numéro 5 (AI-5), connu comme « le coup dans le coup ». Le terrorisme d’État fut officialisé jusqu’au milieu des années 1970. Le Congrès National et le Parlement furent temporairement suspendus et le gouvernement a exercé le plein pouvoir, pour confisquer les droits politiques des citoyens, légiférer par décret, juger des crimes politiques devant des tribunaux militaires, annuler des mandats électifs, licencier ou mettre à la retraite des juges ou d’autres fonctionnaires publics. En même temps, se généralisaient l’arrestation des opposants, l’usage de la torture et de l’assassinat, au nom de la « sécurité nationale », considérée nécessaire au « développement » de l’économie. C’est là ce qu’on appellerait plus tard le « miracle brésilien »! Après la promulgation de l’AI-5, nombre d’étudiants, d’ouvriers, d’intellectuels, d’hommes politiques et d’autres personnalités d’opposition de différentes tendances furent emprisonnés, déchus de leurs droits civiques, torturés, tués ou forcés à l’exil. Une censure stricte fut imposée aux moyens de communication et aux manifestations artistiques. Le régime militaire mettait fin à la lutte politique et culturelle de la période en écrasant toute forme d’opposition. Des « Années de plomb » allaient succéder à l’« année rebelle » de 1968.
[1] Respectivement professeur de sociologie à l’université de Campinas, auteur de Adieux au travail ? (éditions Page 2), et auteur de L’Intellectuel, l’État et la nation (éd. L’Harmattan).