Pierre Rousset, 3 février 2018
En février 1968, les forces de libération engagent au Sud-Vietnam « l’offensive du Têt » (à savoir du Nouvel An). De très grande ampleur, elle est menée sur tout le territoire sud-vietnamien, y compris Saigon. Sa portée internationale est considérable, elle galvanise le mouvement anti-impérialiste, de libération nationale, et accélère la radicalisation de la jeunesse du Japon aux Etats-Unis en passant par l’Europe. Elle représente un point tournant dans la guerre et dans l’envol des résistances jusqu’au sein même de l’armée US.
Depuis 1965, le Vietnam est devenu l’épicentre de la situation mondiale. Les Etats-Unis ont pris le relais des Français. Ils poursuivent une escalade militaire multiforme qui devient, au fil des années, de plus en plus meurtrière, incluant le bombardement massif des zones libérées au sud, du Nord-Vietnam, du Laos et finalement du Cambodge. Washington a envoyé jusqu’à 500.000 soldats sur le terrain (lors de l’intervention de 2003 Irak, il n’y en a jamais eu plus de 180.000). Les bombardiers géants B52 entrent en action. Le plan Phoenix d’assassinats ciblés fait plus de victimes qu’aujourd’hui les drones. L’économie et les ressources scientifiques de la plus grande puissance mondiale sont mobilisées. Le conflit se mène sur tous les plans – y compris social : une réforme capitaliste de l’agriculture est opposée à la réforme agraire révolutionnaire des forces de libération. Par bien des aspects, l’extrême brutalité de l’escalade est alors sans précédent – et reste à ce jour assez unique. Elle incarne la barbarie impérialiste.
Si Washington engage ainsi de tels moyens, c’est que l’enjeu de cette guerre totale n’est pas local. Il s’agit de porter un coup d’arrêt la dynamique révolutionnaire initiée dans le tiers-monde par la victoire de la révolution chinoise (1949), puis de la « refouler » (« contain and rollback ») – l’objectif est de rétablir l’ordre impérialiste dans le monde, sous hégémonie US.
Les racines de la radicalisation de la jeunesse dans les années 60 sont diverses. En France, le régime gaulliste, issu d’un coup d’Etat, devient insupportable (« 10 ans, ça suffit »), de même que la chape de plomb morale à forts relents catholiques. De nouvelles tensions sociales se font jour alors que des étudiants d’origine populaire commencent à accéder en nombre à l’université. L’année 68 présente des visages différents suivant les pays. Cependant, la mobilisation contre l’escalade impérialiste au Vietnam constitue un élément fédérateur, un trait d’identité partagé, un marqueur essentiel entre de nombreux pays. Bien évidemment, c’est moins vrai, du, moins à une échelle large, sous des régimes de dictature ou en Europe orientale.
Le moment nécessaire
Au Vietnam, la décision d’engager une offensive de l’ampleur du Têt n’allait pas de soi et a provoqué d’intenses débats au sein de la direction du parti communiste. L’option finalement retenue est une offensive tous azimuts, soutenue, pouvant (objectif maximum) ouvrir la voie à des soulèvements insurrectionnels ou (objectif minimum) changer le cours de la guerre grâce notamment à son impact mondial. La ville de Hué (capitale du Centre Vietnam) a résisté 26 jours avant d’être reconquise par les forces US – au prix de sa destruction. Le siège de la base militaire géante de Khe Sanh par des divisions de l’Armée populaire a duré 77 jours (commencé dès le 21 janvier, il constituait une diversion pour cacher la préparation de l’offensive du Têt proprement dite). Les combats ont touché le cœur de Saigon (y compris l’ambassade des Etats-Unis) et se sont, prolongés longtemps dans les faubourgs populaires.
Toutes les modalités d’une guerre populaire ont été combinées durant l’offensive du Têt : opérations de guérillas, soulèvements, intervention de l’armée régulière (basée initialement au Nord)… Bien des problèmes sont apparus et pas forcément résolus : comment organiser dans un tel affrontement des populations déstructurées réfugiées dans les faubourgs de Saigon ? comment les protéger durablement face à une contre-offensive meurtrière qui se soucie comme d’une guigne des pertes civiles ?
Bien qu’initialement pris par surprise, Washington a en effet rapidement mobilisé ses énormes moyens militaires, ainsi que les réseaux et les forces du régime saïgonnais, pour contrer l’offensive du Têt. Le coût payé par le mouvement révolutionnaire au Vietnam a été très lourd. En particulier, l’infrastructure politique et militante du Front national de libération (FNL) a été sévèrement frappée, car elle est apparue au grand jour – l’ampleur des pertes subies en cadres au Sud a eu des conséquences à long terme.
En 1968, la direction vietnamienne était confrontée à un véritable dilemme. Il fallait changer le cours de la guerre, sinon l’escalade militaire US aurait pu se poursuivre sans limites : jusqu’au bombardement massif des digues dans le delta du Fleuve rouge au Nord, par exemple, ce qui aurait provoqué l’inondation d’une vaste région densément peuplée ? ? Agir sans tarder et d’une façon décisive était d’autant plus impératif que le conflit sino-soviétique battait son plein et que la Chine était plongée dans le tumulte de la mal nommée Révolution culturelle. L’aide matérielle et militaire au Vietnam fournie par Moscou et Pékin arrivait encore, mais pour combien de temps ?
Plus qu’un « moment favorable », février 1968 était un « moment nécessaire ». Mener une offensive spectaculaire, mais ponctuelle (les unités révolutionnaires se retirant rapidement après des attaques simultanées sur l’ensemble du territoire) aurait été beaucoup moins couteux, mais n’aurait peut-être pas changé le cours de la guerre. Engager durablement tant de forces était un pari très risqué – et le coût en fut considérable -, mais le cours de la guerre a effectivement été changé.
L’électrochoc
L’offensive du Têt provoque un électrochoc aux Etats-Unis et dans, le monde. Elle met à nu bien des mensonges de Washington. Elle montre que cette guerre n’est ni « démocratique » ni gagnée, mais terrible, barbare, enlisée. Elle divise la bourgeoisie US, car son coût économique devient rédhibitoire aux yeux de cercles financiers. Les campus s’enflamment. La protestation des soldats US prend une forme collective. Le mot d’ordre de « retrait immédiat » des troupes devient populaire. Plus que jamais, les Noirs se reconnaissent dans la lutte d’émancipation vietnamienne : « Je ne veux pas aller au Vietnam, Parce que le Vietnam c’est là où je suis, Diable, non ! Je n’irai pas ! Diable, non ! Je n’irai pas ! »
Au Japon, le combat contre les bases étatsuniennes et la construction de l’aéroport de Narita se radicalise, avec la mobilisation des paysans, du mouvement pacifiste, de l’extrême gauche. En Europe, la conférence et la manifestation internationales de Berlin se tiennent en février, alors que l’offensive bas son plein, avec pour bannière emblématique : « Le devoir du révolutionnaire est de faire la révolution ». Le combat vietnamien est en effet perçu, à raison, comme la combinaison intime d’une révolution sociale et d’une lutte d’indépendance nationale, l’une dynamisant l’autre.
Le Vietnam symbolise alors aux yeux de l’extrême gauche l’actualité de la révolution mondiale. Le contexte de l’époque est profondément différent de ce qu’il est devenu 50 ans plus tard. En Europe, des dictatures existent en Grèce, Espagne et Portugal ; les contacts transpyrénéens doivent être clandestins. Bien des militants connus (c’est moins le cas des militantes) sont interdits de séjour dans de nombreux pays – pour voyager et tisser des liens entre mouvements, il faut passer « discrètement » les frontières. L’aide aux soldats qui désertent des bases US établies en Allemagne exige tout autant de discrétion. La vie quotidienne des membres d’organisations d’extrême gauche est bien différente de celles des membres du PS ; les heurts sont constants avec les groupes fascisants, les commissariats sont régulièrement « visités », la blessure ou l’emprisonnement toujours une éventualité.
L’identification avec la lutte du peuple vietnamien aide l’extrême gauche à se construire et – dans des milieux beaucoup plus larges – annonce la radicalité du Mai 68.
En France
En France, grâce aux liens noués durant la guerre d’Algérie dans les réseaux de solidarité avec le FLN, le Comité Vietnam national (CVN) regroupe d’emblée de nombreuses composantes : personnalités « autonomes » du PCF et compagnons de route, intellectuels ou scientifiques engagés, médecins et personnel médical, chrétiens sociaux, Américains venus à Paris en protestation contre la guerre, extrême gauche, « sans cartes » et « anonymes »… – les principaux courants maoïstes font néanmoins bande à part et l’UJCML lance les Comités Vietnam de Base (CVB). Le PCF anime une large coalition incluant nombre de syndicats. Le CVN prône l’unité, mais le Parti communiste refuse de côtoyer des « gauchistes » ; c’est l’époque où le PCF et le service d’ordre cégétiste s’attaquent physiquement aux membres de l’extrême gauche lors des manifestations ou aux abords des lieux de travail. Pour leur part, les Vietnamiens travaillent avec tout le monde.
De même que la crise du régime gaulliste et l’acuité de tensions sociales latentes, l’héritage de l’expérience encore fraîche du combat contre la très sale guerre algérienne française est l’une des particularités des années 68 en France avec, en arrière-plan plus lointain, celle des résistances à la reconquête coloniale du Vietnam engagée en 1946-1954 pour recréer l’Empire. Il constitue le socle sur lequel une solidarité à caractère anti-impérialiste se redéveloppe dans les années soixante. Le Comité universitaire intersyndicale a joué un rôle charnière dans cette transmission.
Contrecoup à l’offensive du Têt, Washington est forcé d’accepter le principe de pourparlers de paix. Menées à Paris, ils sont quadripartites : gouvernement nord-vietnamien et gouvernement révolutionnaire provisoire au Sud d’un côté, Etats-Unis et régime saïgonnais de l’autre. Le PCV refuse la présence des « grandes puissances ». Il a tiré les leçons des négociations de Genève, en 1954. La Chine et l’URSS avaient alors exercé des pressions considérables pour qu’il accepte un compromis (la division supposée temporaire du pays au 17e parallèle) qui était bien en deçà de ce que les forces de libération étaient en droit d’espérer compte tenu de la réalité des rapports de forces sur le terrain. Le prix exorbitant de ce compromis fut la Seconde Guerre d’Indochine, sous l’hégémonie de Washington qui s’était bien gardé de signer les Accords de Genève.
Cette question a une résonnance importante dans le mouvement de solidarité, en Europe notamment. Le Parti communiste français a traditionnellement « la paix » pour mot d’ordre central ; mais quelle paix ? Fort de l’expérience de Genève, la gauche radicale, le mouvement étudiant, des personnalités « autonomes » du PCF se mobilisent pour « la victoire » des forces de libération. Plus de compromis pourris imposés au Vietnam ! Le PCF fait finalement amende honorable et la coalition qu’il pilote alors prend pour nom Comité national d’action pour la victoire du peuple vietnamien.
Accepter, contraints et forcés, des pourparlers ne veut pas dire désirer s’engager dans de véritables négociations. En fait, Washington essaie encore de gagner la guerre, ou sinon de détruire autant ce pays qui lui résiste pour qu’il ne puisse plus se relever. L’escalade militaire se poursuit donc, mais le contexte international et la situation interne aux Etats-Unis rend impossible le recours à des mesures ultimes comme le bombardement massif des digues dans le delta du Fleuve rouge (certaines sont cependant frappées et fragilisées), voire, pourquoi pas, l’usage de l’arme atomique.
Le temps risque cependant de jouer en faveur de Washington. La normalisation des rapports entre la Chine et les Etats-Unis est engagée. La République populaire remplace Taïwan au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971 et Nixon se rend à Pékin l’année suivante.
Les forces de libération au Vietnam lancent finalement un appel à toutes les composantes de la solidarité internationale pour qu’elles se mobilisent et forcent Washington à signer les Accords de Paris – un compromis, mais cette fois un compromis gagnant acquis en 1973. Les troupes étatsuniennes se retirent progressivement du Vietnam (mais les bombardements se concentrent sur le Cambodge…). En 1975, le régime saïgonnais s’effondre.
L’internationalisme
Ces années de feu ont constitué une véritable école d’internationalisme pour notre génération militante. L’utilité – et donc la nécessité – de la solidarité a été éprouvée. Elle a pris mille formes, mille visages, mille expressions et sa diversité a renforcé son efficacité.
Les prises de position politiques en soutien aux luttes dans le monde ont évidemment leur importance et, parfois, compte tenu de la situation, elles ne peuvent pas être transcrites en campagnes actives. Néanmoins, l’internationalisme n’est pas une notion abstraite. Il n’est pas seulement une théorie, un programme, une éthique, une empathie, un état d’esprit, le sens d’une communauté de combat, même s’il y a de tout cela. Il ne prend vie qu’en acte. Quand il reste désincarné alors que l’action est possible, il devient impotent, réduit à des proclamations vides d’engagement. L’engagement était pour des centaines de milliers, voire des millions, une évidence durant les « années 68 ».
Le cas français montre cependant à quel point cette solidarité en acte peut être fragile. Après la grève générale de Mai 68 les CVN et CVB ont disparu, alors que l’extrême gauche se concentrée sur son implantation ouvrière. Nous étions pourtant encore loin de cette victoire vietnamienne que nous appelions de nos vœux. Le « moment politique » français permet de comprendre pourquoi il en a été ainsi. Pour une aile du maoïsme, il n’était en fait plus question de soutenir les Vietnamiens jugés trop proches des Soviétiques : cela la conduira à se ranger du côté des Khmers rouges. Pour la majorité de notre génération militante, cela n’a pas été le fait d’une décision cynique, mais d’un brusque basculement des « priorités » et des enthousiasmes.
L’interruption brutale des mobilisations de solidarité n’en était pas moins irresponsable au sens fort du terme, une irresponsabilité douloureusement ressentie par une partie des composantes du CVN.
La meilleure aide que nous pouvions apporter au Vietnamien aurait bien entendu été de faire la révolution chez nous, mais il y avait encore loin de la coupe aux lèvres – et même beaucoup plus que nous ne l’envisagions à l’époque. La crise de Mai a fragilisé le camp impérialiste, sans pour autant réduire l’importance d’un mouvement spécifique de solidarité comme en témoigne l’âpreté des années indochinoises 1968-1975. Nous le savions, mais la reconstitution d’un mouvement de solidarité ne fut pas spontanée.
La représentation vietnamienne en France a fait tout ce qu’elle pouvait pour y aider. Au grand dam du PCF, alors passif, le GRP (Sud-Vietnam), les Laos et Khmers ont même participé à un meeting de la Ligue communiste (ex-JCR) appelant à relancer la solidarité Indochine. L’arc de forces qui avaient animé le CVN s’est, dans une large mesure, reconstitué pour fonder en 1971 le Front solidarité Indochine (FSI) qui a multiplié les initiatives jusqu’en 1973 – mais n’a pas pu, après 1975, répondre à la politique d’étranglement poursuivie des années durant par l’impérialisme, aux conséquences des conflits interbureaucratiques Chine-URSS et à la crise sino-indochinoise.
La conception même du mouvement anti-impérialiste a été l’objet de divisions en France au sein de l’extrême gauche. S’agissait-il avant tout de populariser chez nous l’exemplarité du combat révolutionnaire mené au Vietnam (« Oser lutter ») ? Etait-ce vraiment au peuple vietnamien de nous aider à nous construire ? La boussole qui guide la solidarité, si ce mot a un sens, ce sont les besoins de celles et ceux qui luttent « là-bas ». En y répondant du mieux que nous pouvons, on se construit certes, mais comme organisation internationaliste.
Pierre Rousset