1968 en Turquie

Robert Paris, dimanche 8 octobre 2017

L’importance des événements de 1968 en Turquie vient du fait qu’ils constituent le tournant de la période politique initiée par le coup d’État de 1960 et qui s’achèvera par l’intervention militaire du 12 mars 1971. Mais pour la jeune génération d’aujourd’hui, son intérêt est limité, d’autant que les deux décennies suivantes, ont été le théâtre d’événements beaucoup plus tragiques, celle des années 70 avec l’assassinat de milliers de personnes dans le cadre de la lutte contre la montée du fascisme, celle des années 80 avec la répression de masse qui a suivi le coup d’État de 1980.

En Turquie, les mouvements de jeunesse de 1968 ont plus été le fruit d’un processus cumulatif, que d’une explosion sociale. Le coup d’État militaire de 1960, mené par de jeunes officiers proches du CHP (parti kémaliste traditionnel, alors dans l’opposition contre la droite conservatrice), avait été précédé de manifestations dans les universités. Ce mouvement ayant donné en partie sa légitimité au coup d’État, les étudiants ont pu bénéficier durant cette période d’un statut politique privilégié. Le coup d’État a débouché sur la rédaction, par les militaires, d’une constitution qui a toujours été considérée par la gauche comme étant la plus libérale que la Turquie n’ait jamais eu. Cela a en tout cas aboutit à un éclatement de la droite et à une revitalisation des mouvements sociaux et de la gauche. Preuve en est, la création par des syndicalistes du Parti ouvrier de Turquie (TIP) en 1961. Ce parti a joué par la suite un rôle très important dans la gauche turque, avec l’arrivée dans ses rangs et à sa direction d’intellectuels marxistes comme Mehmet Ali Aybar, qui en est devenu le président. Aybar avait une approche qui lui était propre, très différente de la tradition des PC : il était en quelques sortes un “eurocommuniste avant l’heure”.

Au début des années 60, le mouvement socialiste a pu ainsi s’exprimer devant de larges masses, dépassant pour la première fois le cercle étroit du petit PC turc. Il a obtenu 3 % des voix aux élections législatives de 1965 et, grâce à un système de proportionnelle intégrale (qui a été appliqué pour la seule et unique fois à l’époque), il a pu introduire 15 députés socialistes au Parlement, qui, par leur vitalité, ont marqué l’histoire du parlementarisme turc. Cette période a marqué l’apogée du mouvement et du prestige de la gauche. Presque tous les groupes socialistes soutenaient d’ailleurs à l’époque le TIP, à l’exception d’un cercle d’intellectuels qui estimaient que la seule solution “dans un pays comme la Turquie où le prolétariat était encore embryonnaire” (sic) était de favoriser un putsch militaire de gauche.

Les intellectuels socialistes avaient pu instaurer une réelle hégémonie et même le CHP, parti qui avait fondé la République, avait commencé à se définir comme un parti de “centre gauche”. Ceci étant, le “socialisme” dont il était question était en fait un mélange de populisme tiers-mondiste et de radicalisme républicain. Sans parler de léninisme ou de marxisme, il n’était même pas question d’influence stalinienne (le stalinisme s’est surtout imposé dans les années 70), car même les anciens cadres du PC avaient une piètre formation. En fait, on attendait du TIP, un parti tout au plus social-démocrate populiste, qu’il joue un rôle politique de parti socialiste.

Le mouvement socialiste, déconnecté du monde extérieur, avançait en tâtonnant, au gré du hasard. Les poèmes de Nazim Hikmet et les chants populaires étaient à la base de la formation des militants. Malgré ces limites intellectuelles, quelques débats pointus, notamment sur la nature et la formation sociale de l’Empire ottoman et des relations entre le kémalisme et le socialisme, étaient menés dans des cercles limités. Mais le mouvement s’intéressait surtout à la découverte de solutions radicales à court terme. En fait, la traduction de la littérature socialiste et des classiques du marxisme, limitée jusqu’alors (en raison de la répression) à quelques brochures, n’a réellement vu le jour qu’à la fin des années 60, avec l’impulsion des événements de 68. Du coup, une furia de livres sur les révolutions cubaine, vietnamienne ou chinoises a été jetée en pâture à un public avide, mais dépourvue de toute formation de base. D’ailleurs, même le Manifeste et les autres classiques n’ont été publiés qu’à cette période. L’apprentissage du socialisme s’est donc réalisé dans l’allégresse de 68, bien des années après la fondation du TIP, dans une ambiance de renaissance révolutionnaire et de radicalisme à court terme. Dans cette furia, où les choix conscients côtoyaient le hasard, le Traité d’économie marxiste de Mandel et le Trotski de Deutscher ont été publiés pêle-mêle en même temps que des livres de Staline ou de Dimitrov.

Le mouvement étudiant fondait à l’époque sa légitimité sur sa défense des idées d’Atatürk, ou plus exactement des idées prêtées à Atatürk (considéré par beaucoup comme un “leader anti-impérialiste précurseur du socialisme”). Du coup, les étudiants bénéficiaient d’une certaine tolérance devant les tribunaux. Cette radicalisation du mouvement étudiant, qui n’avait pas encore rompu avec l’idéologie officielle du régime (portant d’une main des poster du Che et de l’autre ceux d’Atatürk) était parallèle à la montée en puissance du TIP.

Les étudiant de gauche, qui se reconnaissaient jusqu’en 1968 dans le TIP, ont commencé à se radicaliser et à se différencier, sous les influences contradictoires du maoïsme, du guévarisme ou du foquisme. Il faut noter que la direction du TIP avait sérieusement contribué à l’accomplissement d’une période d’accumulation primitive de forces de l’organisation socialiste. Mais elle avait été incapable de saisir la problématique de la nouvelle période caractérisée par les montées du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier, ainsi que des mouvements des paysans (qui se manifestaient exceptionnellement çà et là). Elle s’est repliée sur elle-même. L’invasion de la Tchécoslovaquie a d’ailleurs aboutit à une scission de la vielle direction du TIP : Le leader historique de ce parti, Aybar, a condamné l’intervention soviétique et s’est isolé du reste des cadres. Le déclin du parti s’est exprimé par un recul électoral en 1969. L’année suivante, le TIP n’était plus qu’une petite fraction dominée par un groupe stalinien pro-moscovite. A partir de la fin de l’année 1969, le mouvement socialiste était en fait représenté par la jeunesse radicalisée. 68 avait marqué un point de plus.

Le 68 des étudiants

Lorsque presque toutes les universités ont été occupées en juin 68, avec des revendications essentiellement scolaires, cela n’a pas provoqué de heurt dans l’immédiat avec le gouvernement. Le premier slogan utilisé (qui cependant vite disparu) était : “Ni droite ni gauche, boycott des cours !”. Très rapidement, une vie alternative s’est organisée. Débats, forums, manifestations, chants, etc., ont fondé ce que l’on peut surtout appeler un “état d’esprit commun”.

Le principal point commun entre la tradition de radicalisme républicain et du socialisme, était la défense de la souveraineté nationale contre les puissances étrangères. La visite au Bosphore de la 6e Flotte américaine a donné lieu en juillet 1968 à des manifestations de protestation de grande envergure. Mais cela a marqué la rupture avec la tolérance du gouvernement, soucieux de ménager son grand allié d’outre Atlantique. La descente de la police dans les cités universitaires a fait grimper la tension. Les marins américains ont eu alors les pires difficultés à descendre à terre : la police a été vite débordée et c’est l’armée qui a dû intervenir pour rétablir l’ordre. C’est aussi à cette époque que l’extrême droite, aussi bien les “barbus” intégristes que les premiers loups-gris (milices fascistes) ont été poussés par le pouvoir à attaquer la gauche. L’assassinat d’un étudiant par la police allait marquer le début d’une longue vendetta.

Le 68 des ouvriers

Avec la création du DISK (syndicat de gauche) le 13 février 1967, le mouvement ouvrier allait pouvoir se débarrasser de la tutelle de la bureaucratie de la centrale syndicale pro-gouvernementale. Il s’agissait en fait de la rupture de l’aile gauche de cette bureaucratie syndicale : en effet, même dans les années 70, qui marqueront son apogée, le DISK restera toujours marqué par ces mêmes structures bureaucratiques. Le mouvement ouvrier connaissait alors à son tour une mutation importante et acquérait une auto-confiance, avec notamment une série de grèves sauvages. La première occupation d’usine à Istanbul, celle de Derby, un mois après le début de mai 1968, était le début d’un processus historique. L’occupation de l’usine de fer-forgé, l’une des citadelles de l’époque, la tentative de répression de la police et la défense héroïque des ouvriers et de leurs familles marqua l’histoire du mouvement ouvrier.

En fait, malgré certaines intersections, la dynamique du mouvement étudiant et celle du mouvement ouvrier suivaient des cours différents. Au fil des visites des étudiants sur les lieux de grèves, leur slogan favori de l’époque, “jeunesse et armée au coude à coude”, laissait progressivement sa place au slogan “armée et ouvriers au coude à coude” ! En juin 1970, un peu comme lors du 68 rampant en Italie, le mouvement ouvrier de Turquie réalisait pour la première fois de son histoire une manifestation de masse contre un projet de loi syndicale répressive : 100 000 ouvriers descendaient dans la rue, s’affrontaient avec la police, érigeaient des barricades. _Istanbul était “libéré”. Mais la loi martiale fût proclamée.

Le 68 des Kurdes

Un autre 68 a été celui des militants socialistes kurdes, qui s’étaient également organisés, bonifiant cependant d’une certaine autonomie au sein de ce parti, au même titre que les syndicalistes. Juste dans la foulée de 68, les socialistes kurdes ont créé leurs premières organisations indépendantes des Turcs, les Foyers révolutionnaires de culture d’Orient (DDKO). Ils ont alors scissionné des Fédérations de clubs d’idées, qui allaient donner naissance au fameux Dev-Genç (Jeunesse révolutionnaire, ancêtre de Dev-Yol). Les cadres kurdes de cette époque ont posé les jalons de leurs partis politiques indépendants des années 70 dans les geôles de la prison de Diyarbakir, après l’intervention militaire de 1971. C’est ainsi que la renaissance kurde est née dans les années 70, sur base de cette prise de conscience nationale historique de différenciation politiquement indépendante des organisations turques amorcée en 1968. Ajoutons que le PKK n’existait pas encore à l’époque, même sous forme de projet embryonnaire…

La fin de 68

1968 marquait à la fois l’apogée et le chant de cygne de la montée de la gauche des années 60. Les luttes de fraction sectaires, les chants paysans (surtout alévis) sur lesquels on avait monté des paroles “de gauche” et les motifs nationaux, ainsi que les valeurs militaristes viriles plutôt que révolutionnaires ont rapidement étouffé l’ambiance festive mixte des premières semaines de mai 68. En moins de deux ans, la montée du mouvement de masse laissa rapidement sa place aux groupuscules intolérants qui s’identifiaient avec la révolution et s’excommuniant mutuellement. Au moment de l’ultimatum des généraux, le 12 mars 1971, les eaux révolutionnaires s’étaient retirées depuis belle lurette.

Les mouvements de masse auxquels les étudiants avaient participé activement n’ont pas pour autant contribué à leur maturation politique. Au moment même où le pays était confronté aux manifestations ouvrières les plus massives de son histoire, les étudiants s’affairaient à fonder des organisations de guérilla urbaine. L’intervention militaire allait mettre fin de façon sanglante à tout ce processus.

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