Jean-François Nadeau, Le Devoir 20 janvier 2018
Pour comprendre cette année importante que fut 1968, peut-être est-il utile de commencer par faire un léger bond de côté. Reportons-nous un instant en 1961 : le soviétique Iouri Gagarine devient le premier homme à faire le tour de la Terre en orbite. La conquête de l’espace est une des illustrations de la guerre froide. Gagarine est ému, dira-t-il, par la rondeur imparfaite du globe, par le bleu scintillant qui l’habille. On répétera que Gagarine soutient aussi que les hommes, depuis cette distance, sont naturellement tous perçus comme des frères. De quoi alimenter, au moins un temps, le rêve d’un destin humain envisagé sous le sceau de l’humanisme, malgré la menace nucléaire qu’attise alors la guerre froide.
L’année 1968, dont on célèbre le cinquantenaire de mille façons, est une année de soulèvements et de chutes sur tous les plans. La disparition de Gagarine, mort dans l’écrasement d’un avion de chasse le 27 avril, constitue peut-être un signe, si besoin était d’en avoir un, de l’extrême fragilité des avancées de l’humanité. Et si ce signe de fragilité ne suffisait pas, les assassinats de Robert Kennedy et Martin Luther King, déjà largement utilisés pour montrer le caractère tragique de cette année 1968, pourraient être invoqués.
Les révoltes étudiantes
Quand on pense à l’année 1968, l’image des soulèvements étudiants pointe tout de suite le nez. Ceux de mai, en France, ont suscité en un demi-siècle une orgie de commentaires. L’événement, loin d’être définitivement classé, s’avère plus planétaire que national, n’en déplaise aux Français. Les révoltes étudiantes vont éclater un peu partout. Les étudiants italiens occupent l’Université de Rome. En Pologne, les étudiants organisent une contestation du régime. Plusieurs émeutes étudiantes éclatent à Tokyo comme à Mexico. À Mexico, l’intervention de l’armée fait des morts et des milliers de blessés. Aux États-Unis, plusieurs manifestations d’étudiants ont lieu, notamment contre la guerre du Vietnam. Sans compter ce qui se passe au même moment dans les rangs étudiants québécois et acadiens.
La révolte française va devenir une sorte de miroir dans lequel on envisage sa propre réalité. Professeur au Collège militaire royal du Canada, l’historien Jean Lamarre est aussi l’auteur d’une histoire du mouvement étudiant québécois des années 1960 en rapport avec le mouvement international (Éditions Septentrion, 2017). Le 11 mai 1968, explique-t-il, l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) envoie un télégramme d’appuis à Paris, dans lequel est souligné que « la lutte des étudiants français concernant la réforme de l’enseignement supérieur ressemble à celle que mène l’UGEQ ». Les étudiants québécois vont utiliser à leurs fins, montre-t-il, les termes des contestations internationales qui vont dans le sens de leurs revendications. Il faut aussi concevoir que les revendications des étudiants québécois et acadiens se conjuguent à des conflits linguistiques, comme on en trouve par ailleurs à la même époque en Flandre.
Ganté de noir
Du Mexique, l’année 1968 offre aussi des images qui montrent que le sport sert plus que jamais de véhicule à la vie politique. Le 16 octobre, Tommie Smith remporte le 200 mètres olympique. Il monte sur le podium avec John Carlos, troisième de la course. Ils lèvent un poing ganté de noir, tête baissée pendant l’hymne américain.
Ce geste souligne devant le monde ce qui se passe aux États-Unis en matière de droits civiques. Les deux sont bannis des Jeux et expulsés du Village olympique dès le lendemain. Ils n’en passent pas moins à la postérité.
Printemps de Prague
Bien des gens des pays du bloc de l’Ouest auront tendance à voir dans le Printemps de Prague un reflet de désirs de changement qu’ils espèrent aussi chez eux. Mais comme l’explique James Krapfl, professeur d’histoire à l’Université McGill, il s’agit alors d’envisager des réformes dans le système tchécoslovaque en un temps où les citoyens de ce pays peuvent encore voyager à l’étranger. « Or eux ne voient pas ce qui se passe par exemple en France comme un programme clair. Même que ça les horrifie. Reste qu’on a tendance à concevoir alors que cet événement représente aussi ce vent de fraîcheur qui touche alors le monde et qui correspond à la montée d’une nouvelle génération. » Ce n’est qu’à la fin de l’été que ce vent de réforme sera endigué par un coup d’État commandé depuis Moscou.
« Certains voient le socialisme réformé qui se développait en Tchécoslovaquie en 1968 comme un modèle qu’ils pourraient vouloir imiter — un moyen de transcender le capitalisme consumériste sans aller jusqu’aux extrêmes violents du stalinisme », dit le professeur Krapfl. Mais tout cela se termine au contraire par un durcissement du système d’opposition entre deux blocs idéologiques.
Guerre du Vietnam
Puis, il y a la guerre du Vietnam. Les Américains s’y engouffrent. L’année 1968 en constitue un tournant, explique au Devoir l’historienne Phi-van Nguyen de l’Université du Manitoba.
« On souligne partout cette année le cinquantième anniversaire de l’offensive du Têt. C’est d’une énorme importance », insiste l’historienne. En 1968, un rapport du secrétaire d’État américain montre que l’infiltration de soldat vers le sud Vietnam peut se poursuivre presque indéfiniment et que les 485 000 militaires américains sur place ne peuvent suffire à vaincre un ennemi qui ne cesse d’assurer sa présence. D’autre part, le nord Vietnam se trouve pressé de choisir entre un allier chinois ou soviétique. L’offensive du Têt tente de bouleverser le cours de la guerre en attaquant les villes du sud. « L’opération sera un échec, mais elle dévoile au monde une nouvelle perspective du conflit. Cette campagne entraîne une désillusion par rapport à la guerre aux États-Unis. Cela tient aussi au massacre de My Lai. L’Amérique découvre que ses boys à la guerre ne se transforment pas en héros, mais en bourreaux. » Et puis, « on voit, par la prise de l’ambassade américaine à Saïgon, qui dure toute une nuit, la faiblesse de qui doit en principe symboliser la toute-puissance américaine ».
Prise de conscience
En somme, l’année 1968 est une année de prise de conscience sur plusieurs théâtres dont celui du Vietnam n’est pas le moindre. Mais attention, dit l’historienne Phi-van Nguyen ! « Depuis l’élection de Donald Trump, on cherche par tous les moyens à comprendre d’où vient cette division intérieure de la société américaine. L’origine de ces divisions trouve ses racines dans la guerre du Vietnam, comme le montre une suite d’articles dans le New York Times, ou encore le récent documentaire de Ken Burns [et Lynn Novik]. […] Mais on présente toujours cette guerre comme s’il s’agissait d’un événement de la politique extérieure américaine, comme s’il s’agissait d’une politique plutôt que d’un pays. Il faut sortir de cette vision en vase clos que l’on reporte sur tous les conflits. » Cette guerre du Vietnam, cette tragique année 1968 devraient surtout montrer que les États-Unis n’existent pas sans des relations globales avec le monde qu’on a tendance à sous-évaluer.
Si chaque année règne seule dans la longue chaîne du temps, certaines apparaissent néanmoins comme des moments charnières où l’on voit la société basculer dans une nouvelle direction. Sans doute 1968 est-elle une de ces années clés, un pivot qu’il vaut la peine de considérer pour mieux comprendre la société.