BINELLI Mark , Europe sans frontière, 19 février 2019
Socialiste revendiqué, le sénateur du Vermont bouscule la primaire démocrate avec son programme anti-inégalités et son rejet radical des règles de la vie politique américaine.
La toute première question du tout premier meeting de la campagne “Bernie 2016”, dans l’Iowa, revient à un jeune barbu portant un tee-shirt à l’effigie du super-héros Green Lantern [personnage d’un comic des années 1940, il tire ses pouvoirs d’un anneau vert] : il veut savoir ce que le candidat ferait, une fois à la présidence, pour la réglementation du poker en ligne.
“Permettez-moi d’être tout à fait franc avec vous : ce n’est pas une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi”, lâche Bernie Sanders, 73 ans, sénateur du Vermont. Une pause, puis : “Il me semble qu’un de mes fils joue pas mal au poker. Si la question est de savoir s’il est normal que des entreprises plument les joueurs de poker, ma réponse est non. En tout cas, messieurs, dames, vous voyez : l’une des choses qu’on apprend quand on est sénateur des Etats-Unis, c’est que tout le monde a un problème.”
Un socialiste en campagne
Bernie Sanders se distingue par sa chevelure très blanche souvent ébouriffée et son élocution un peu brusque, avec un fort accent de Brooklyn. “On a davantage écrit sur mes cheveux que sur mon programme d’infrastructures ou d’enseignement supérieur”, se plaindra-t-il auprès de moi.
En ce jeudi soir du mois de mai, il s’exprime à la Saint Ambrose University, petit établissement catholique de Davenport, dans l’Iowa. Ils sont près de 700 à s’être déplacés pour entendre le sénateur, qui décroche ainsi le record du meeting le plus couru dans l’Iowa de ce début de campagne.
La figure du candidat très à gauche qui monte vite et fort dans les premiers Etats à voter aux primaires [Iowa et New Hampshire] est presque devenue un incontournable des campagnes démocrates : Bill Bradley en 2000, Howard Dean en 2004, Barack Obama en 2008. Mais Sanders est encore plus à gauche que tous ses prédécesseurs. Son adversaire à la primaire, Hillary Clinton, serait la première femme à accéder à la présidence des Etats-Unis ; Sanders, lui, serait le premier socialiste déclaré.
C’est du côté de l’Europe, et particulièrement de la Scandinavie, qu’il tire les exemples de déclinaisons concrètes de ses idées : de généreux programmes sociaux garantissant à tous un niveau de vie minimum, distribués par un Etat solide, engagé et financé par une plus lourde taxation des entreprises et des riches et par la suppression de certaines dépenses, comme ces 2 000 milliards de dollars consacrés à une guerre inutile en Irak.
Bernie Sanders est convaincu que ses idées jouissent d’une large popularité, pas seulement auprès d’une petite minorité de gauchistes, mais dans toute la classe des travailleurs, y compris dans les Etats à majorité républicaine. Pourtant, les mouvements de gauche de ces dernières années ont tous finis marginalisés, refoulés par le courant dominant – rappelons-nous Howard Dean, précisément, ou le mouvement Occupy Wall Street.
Un New Deal à la sauce suédoise
Sanders reste cependant persuadé qu’en se concentrant sur le volet économique, il a une chance (mince, de son propre aveu) de déjouer les pronostics. “Une fois qu’on sort des questions de société, l’avortement, les droits des homosexuels, le port d’armes, pour s’intéresser aux enjeux économiques, le consensus est bien plus vaste que les experts ne le pensent”, résume-t-il. Et de fait, à Davenport, Bernie Sanders réussit à captiver son public pendant près de deux heures.
Increvable, tenace, entrant parfois dans des détails microscopiques, il ne dévie guère de son programme politique, un nouveau New Deal à la sauce suédoise ou finlandaise : programme d’emplois fédéraux, salaire minimum à 15 dollars de l’heure, démembrement des banques de Wall Street “trop grosses pour faire faillite” ; gratuité de l’enseignement dans toutes les universités publiques ; hausse des impôts pour les plus riches et disparition des niches fiscales qu’exploitent les entreprises ; taxation des émissions de CO2 pour réduire le recours aux énergies fossiles tout en encourageant les énergies alternatives ; gratuité et universalité de l’éducation pour le plus jeune âge [Pre-kindergarten, c’est-à-dire avant 5 ans] ; système de santé public pour tous sur le modèle de Medicare [l’assurance santé pour les personnes âgées] ; congés maladie indemnisés et deux semaines de congés payés pour l’ensemble des travailleurs américains.
Cela ne s’arrête pas là, mais voilà pour le cœur de son programme. Pour ce qui est de la forme, l’orateur Sanders se révèle infiniment plus rugueux qu’Elizabeth Warren, autre sénatrice partisane comme lui de mesures économiques de gauche, à laquelle on le compare souvent.
Il est cependant très doué pour expliquer les inégalités de revenus. Comment le pays le plus riche de l’Histoire a-t-il fait pour laisser 0,1 % de sa population accaparer autant de richesses que les 90 % les moins favorisés ? Comment se retrouve-t-on avec une seule riche famille (les Koch, via leur réseau politique de donateurs) capable de dépenser davantage qu’aucun des deux grands partis, démocrate ou républicain, pour la campagne électorale à venir, et sans que ça étonne finalement grand monde ? Et, au fond, pourquoi la croissance devrait-elle être la seule fin en soi du capitalisme, quel qu’en soit le prix ?
Une foule hypnotisée
Voilà des sujets qui ne sont pas tellement du genre à nourrir des vidéos virales sur Internet. Pourtant, Bernie Sanders a le don d’ensorceler son auditoire. Alors que d’autres candidats se mettent en quatre pour chanter leur croyance en une Amérique hors du commun, lui n’hésite pas à tenir des propos qui détonnent : “En ce moment aux Etats-Unis, nous agissons sur ce point avec une stupidité difficilement imaginable. Il faut dire que nous agissons souvent avec une stupidité difficilement imaginable.”
Ce soir-là, à Davenport, petite mise en scène oratoire : “J’ai un mot à dire à mes collègues républicains”, commence-t-il, avant de faire une pause. Comme c’est Bernie Sanders, il y a une soudaine montée de tension dans la salle (pendant quelques instants palpitants, nous nous attendons presque à ce qu’il se mette à déverser des obscénités). Quand, finalement, il complète sa pensée et tonne “Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous”, l’injure virtuelle reste là, comme suspendue dans les airs, et dans ses propos faussement polis, on entend plus volontiers : “Allez vous faire foutre !” La foule est en délire.
“Ma femme est toujours là pour me rappeler que je déprime tout le monde”, dit Bernie Sanders. Il plaisante, mais pas complètement. Son côté grincheux lui confère aussi une authenticité certaine : plusieurs articles ont déjà souligné son étonnante popularité sur les réseaux sociaux, et l’insaisissable électeur de 18 à 35 ans semble apprécier ses réactions de grand-père irrité par le monde tel qu’il va.
Il y a quelque chose de discordant, de presque surréaliste même, dans son élocution mordicante et son mépris affiché des conventions propres à la campagne électorale au XXIe siècle – et tout cela vient à merveille souligner la bêtise et l’artificialité des prestations des autres acteurs politiques, et la terrible médiocrité du vade-mecum dans lequel ils semblent tous puiser.
Une course à l’échalote présidentielle
Pourtant, quand Bernie Sanders a officiellement annoncé son entrée en lice dans la primaire démocrate face à Hillary Clinton, sa candidature, jugée marginale, n’a pas déchaîné les foules. Comme le détaille une étude de la Columbia Journalism Review, son annonce a bénéficié de dix-huit secondes au journal du soir d’ABC (dont cinq consacrées au tweet d’Hillary lui souhaitant la bienvenue dans la course), d’une seule phrase dans le journal de CBS et d’un article de 700 mots sur la page A21 du New York Times.
Mais dès que Sanders a tenu ses premiers meetings dans l’Iowa, avec l’affluence que l’on sait, la couverture médiatique s’est emballée. Non que les médias soient subitement convaincus qu’il a une chance de contrarier les projets d’Hillary Clinton : c’est surtout que la presse est totalement accro à cette course à l’échalote présidentielle que dénonce précisément Bernie Sanders.
Le candidat, de son côté, répète à l’envi qu’il ne s’est pas présenté dans le seul but de faire avancer ses idées, ni même pour tirer Hillary Clinton vers la gauche. “Une campagne pédagogique, ça ne m’intéressait pas, vous comprenez, et lui non plus”, confirme son épouse, Jane, que je rencontre lors d’une réunion en plein air à West Branch, dans la banlieue d’Iowa City. “Je freinais des quatre fers – j’étais celle qui donnait les bonnes raisons de ne pas y aller. Je les ai toutes soulevées, y compris celle de nos chances de gagner. Alors, oui, nous voulons changer les termes du débat. Mais pour changer le débat, il faut mobiliser les gens. Et dès lors qu’ils auront connaissance des réalités, ils changeront leur façon de voter.”
Jane Sanders rappelle qu’en 2006, quand son mari s’est présenté au Sénat, son adversaire, Richard Tarrant, l’homme le plus riche du Vermont, avait investi de sa poche dans sa campagne 7 millions de dollars – ce qui ne l’avait pas empêché de perdre, distancé de 33 points. “Si le sérieux d’une candidature reposait sur l’argent, Bernie n’aurait jamais été élu”, résume son épouse.
Une candidature utopique
La question la plus ennuyeuse reste pourtant celle de la course à l’échalote. Quelles chances Bernie Sanders a-t-il de vaincre une adversaire formidablement intelligente et motivée, qui peut se targuer d’avoir un nom connu de 100 % des électeurs, une plus grande expérience de la Maison-Blanche qu’aucun autre candidat n’en a jamais eue, et un financement quasi obscène (son équipe de campagne a annoncé qu’elle lèverait 2 milliards de dollars) – et c’est sans parler de la perspective galvanisante, pour les électeurs, de rentrer à nouveau dans l’Histoire en élisant la première femme à la présidence des Etats-Unis ? Pas bien grandes, je dirais !
Bernie Sanders, quant à lui, estime que ses chances ne sont vraiment minimes que si la réalité électorale reste telle qu’elle est, c’est-à-dire marquée par une très faible participation, une importance plus grande donnée à la personnalité des candidats qu’aux enjeux de fond et la corruption généralisée que représentent les financements “extérieurs” de la campagne [ceux qui ne passent pas par les comités politiques des candidats mais par des organismes réputés indépendants].
De ce point de vue, la question devient nettement plus intéressante : Sanders a-t-il des chances d’infléchir ce qu’on accepte aujourd’hui comme les principes fondamentaux des campagnes présidentielles modernes ? Si vous êtes prêt à croire, comme le sénateur du Vermont, qu’il est possible de bouleverser intégralement le système en mobilisant un soutien populaire suffisamment large, alors tout devient possible ou presque. Il y a sept ans, Barack Obama a bien fait voler en éclats tous les records en matière de levée de fonds auprès des petits donateurs et de participation de l’électorat africain-américain.
C’est pourquoi Bernie Sanders entend, autant que possible, déconnecter son propre ego de cet exercice d’égocentrisme public s’il en est et exploiter l’estrade offerte aux candidats à la Maison-Blanche pour fédérer les électeurs autour de la perspective d’un changement véritable et radical.
Le candidat socialiste a grandi dans le quartier ouvrier et cosmopolite (Italiens, Juifs, Irlandais) de Flatbush, à Brooklyn. C’est là que son père Eli, venu de Pologne, et sa mère Dorothy, née aux Etats-Unis de parents Juifs polonais, s’étaient installés avec leurs deux fils. Si l’homme public n’est guère disert sur son enfance, elle n’a certainement pas été facile : son père avait perdu une grande partie de sa famille dans l’Holocauste, et sa propre mère est morte quand il avait seulement 19 ans.
En 1964, Bernie Sanders, qui dit avoir toujours aimé la campagne, et sa première épouse, rencontrée à l’université, achètent un terrain dans une petite ville du Vermont du nom de Middlesex ; en 1968, il s’installe de façon permanente dans cet Etat. A l’époque, les jeunes adeptes du grand mouvement américain du “retour à la terre” sont si nombreux à jeter leur dévolu sur le Vermont rural que le gouverneur Deane Davis se fend en 1971 d’un communiqué de presse pour rassurer ses administrés inquiets face à “ce que l’on appelle l’afflux de hippies”.
Bernie Sanders, lui, a les cheveux longs, et des idées politiques très certainement proches de la contre-culture, mais ses amis assurent aujourd’hui qu’il n’avait rien d’un hippie. Il vit de petits boulots comme menuisier et réalise un documentaire sur le syndicaliste socialiste (et candidat à cinq élections présidentielles) Eugene V. Debs.
“Si Reagan peut devenir président, tu dois pouvoir devenir maire”
Après son divorce à la fin des années 1960, il présentera sous une étiquette socialiste sa candidature au Sénat mais aussi au poste de gouverneur, en vain. Son ami Richard Sugarman, qui est aussi son colocataire, le convainc de briguer en 1981 la mairie de Burlington. “Ronald Reagan venait d’être élu, et je lui ai dit : ‘Franchement Bernard, si dans ce pays Reagan peut devenir président tu dois pouvoir devenir maire de Burlington !’” se souvient Sugarman, aujourd’hui professeur titulaire à l’université du Vermont.
Bernie Sanders est alors un parfait inconnu et se présente sous étiquette indépendante contre un démocrate, maire de Burlington depuis six mandats – il n’a aucune chance de l’emporter. Et pourtant, il l’emporte, avec tout juste 10 voix d’avance. “Cela reste comme l’un des grands retournements de l’histoire politique du Vermont, pourtant vieille de deux siècles”, me confie Sanders dans un rare épisode de (quasi) fanfaronnade.
Bernie Sanders a toujours déjoué la caricature facile dont les personnalités de gauche sont souvent la cible, et ce grâce à son pragmatisme. A la mairie de Burlington, il a renforcé les opérations de déneigement, aménagé les parcs municipaux et le front de mer, fait remblayer les nids-de-poule sur les routes et négocié une baisse de la facture d’électricité pour les particuliers – certes, il s’est aussi rendu au Nicaragua pour rencontrer le président sandiniste Daniel Ortega et réaliser le jumelage entre Burlington et Puerto Cabezas.
Une alternative crédible
Et Bernie Sanders n’a rien perdu de cette facilité à dépasser les frontières partisanes : le sénateur de l’Oklahoma James Inhofe, ultraconservateur et climato-sceptique, voit ainsi en lui son “meilleur ami” au Sénat. En tant que parlementaire, il y a en vérité un sujet sur lequel il a constamment été très à droite d’Hillary Clinton : les armes à feu. Le Vermont est un Etat pro-armes, et Sanders doit en partie le début de sa carrière parlementaire à la National Rifle Association [le lobby pro-armes], qui a ciblé son opposant, un républicain favorable au contrôle des armes, à coups de spots télévisés lors de la campagne pour la Chambre des représentants de 1990.
“Je sais que l’idée d’une candidature à la présidentielle lui trottait dans la tête depuis pas mal de temps, révèle Richard Sugarman. Je me disais que cela serait lourd à porter, et je crois que c’est bien le cas. Il faut faire preuve d’un grand contrôle quand on brigue la présidence. Mais, avec le temps, il est devenu de plus en plus convaincu qu’il fallait le faire. Aurait-il préféré que ce soit quelqu’un d’autre ? J’en suis à peu près sûr. Il aurait par exemple préféré qu’Elizabeth Warren s’en charge, il y a quelque temps en tout cas. Et finalement, il s’est lancé.”
Quoi qu’on pense des idées de Bernie Sanders, la grande inconnue reste de savoir comment il pourrait les mettre en œuvre sans pouvoir s’appuyer sur un raz-de-marée démocrate dans les deux chambres du Congrès. Face à cette question, le candidat Sanders fait l’éloge de la campagne brillante menée par Barack Obama en 2008, avant de dénoncer la plus grosse erreur du président, qui a été, après son élection, d’avoir démobilisé les millions de fervents supporters qu’il avait fédérés (“Et j’ai eu l’occasion de le lui dire ! Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait très plaisir, mais je suis comme ça.”)
“La politique à Washington, ce n’est pas juste un président qui prend un verre avec les leaders du Congrès pour tenter d’obtenir un compromis. Vous voulez l’enseignement supérieur gratuit dans les universités publiques ? Vous faites venir un million de vos amis pour une marche vers Washington !”
Un emballement surtout médiatique
Bernie Sanders est persuadé que le pays est moins divisé que ne le clament les grands médias. La stratégie du Parti démocrate, tout au long des années Obama, a consisté à cibler ce que les médias appellent la “coalition des groupes émergents” (les jeunes, les minorités, les femmes diplômées) en insistant sur ses antagonismes avec les républicains sur des questions comme l’immigration, les droits de la communauté LGBT, l’ingérence de l’Etat et l’avortement. Autant d’enjeux qu’aborde rarement Bernie Sanders, sauf lorsque des participants à ses meetings les soulèvent.
“Les experts de Washington répètent que le pays est profondément divisé… A bien des égards, c’est vrai. Mais si vous demandez aux gens ‘Voulez-vous que le salaire minimum soit augmenté ?’, la réponse est oui, à une majorité écrasante. ‘L’égalité de salaire pour les femmes, des projets d’infrastructures qui créent de l’emploi ?’ Majorité écrasante de oui. ‘Trouvez-vous satisfaisant que la campagne électorale, telle qu’elle est structurée aujourd’hui, permette à des milliardaires d’acheter les élections ?’ Certainement pas. Voilà le but de ma campagne : réunir les Américains autour de ces questions-là.”
Mais Bernie Sanders ne surestimerait-il pas l’aspiration de l’Amérique à la révolution politique ? Quand bien même ses partisans marcheraient par millions vers Washington, les défenseurs du Tea Party ne seraient-ils pas aussi nombreux à venir le combattre ? “Excellente question”, admet le candidat (une de ses nombreuses phrases fétiches). “Ce sera très, très difficile. Peut-être est-ce impossible. Mais personne ne m’a jamais entendu dire que ce serait facile.”