8 SEPTEMBRE 2019 PAR JORDAN POUILLE, MÉDIAPART, 8 SEPTEMBRE 2019
Vendredi 6 septembre au soir, des barricades ont été érigées. L’une d’elle a été incendiée. Les policiers ont été chahutés, des entrées de métros désossées. Cette fièvre libertaire dans une rue cohabite avec une fièvre acheteuse dans la suivante. Fureur et ambivalence d’une jeunesse hongkongaise.
Nous descendons Nathan Road aux côtés de Leslie, 21 ans, et de ses quatre camarades de campus. La station Prince Edward est fermée, ses grilles sont recouvertes de fleurs blanches, en signe de deuil, à la suite d’une descente policière brutale le 31 août dernier dans une rame de métro et des rumeurs tenaces de disparitions. Les stations suivantes de Mong Kok puis Yau Ma Tei seront vandalisées dans la nuit, dans l’indifférence des caristes du marché aux fruits, affairés à déplacer des milliers de caisses de poires et de pommes en provenance de Chine.
Barricade dans le quartier Mong Kok, vendredi 6 septembre 2019. © JP
Leslie est étudiante en cinéma à l’Académie du film de l’université baptiste de Hong Kong. Elle aime les comédies de kung-fu et se destine au métier de réalisatrice. Ou de scénariste. « Je ne suis pas du genre à casser, mes parents ne l’accepteraient pas, dit-elle, mais je suis solidaire. » Elle réfléchit. « Il faut bien l’être, car cette bataille va durer très longtemps, peut-être des années. Il y a encore trop de problèmes à résoudre. »
Les manifestants martèlent cinq revendications : le retrait du projet de loi d’extradition vers la Chine, la création d’une commission d’enquête indépendante sur des accusations de violences policières, la libération sans poursuites du millier de manifestants arrêtés, la mise en place du suffrage universel et la démission de Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif. La première revendication a été satisfaite. Carrie Lam appelle désormais au dialogue, promettant une espèce de « Grand débat ». Le gouvernement central, tout en condamnant les violences, qu’il compare à du terrorisme, s’est dit préoccupé par les difficultés économiques de la jeunesse hongkongaise.
Mais depuis que cette ancienne colonie britannique a été rétrocédée à la Chine en 1997, le voisin chinois est souvent perçu comme encombrant, voire menaçant par une partie de la population. « Ce n’est pas juste la crainte pour notre modèle démocratique, notre justice. On reproche aux Chinois de débarquer ici grâce à des passe-droits, des pots-de-vin, de profiter par exemple de nos hôpitaux, alors qu’on manque déjà cruellement de médecins », dit Leslie.
Hong Kong compte 1,9 médecin pour mille habitants, contre 3,4 pour la France, selon l’OCDE. « Et si tu achètes un appartement, il faut les économies de tes parents et te priver de restos, de vêtements, de voyages pendant 90 ans », ajoute la manifestante. « Alors que les histoires de Chinois obtenant des logements sociaux dès leur arrivée sont partout », assure-t-elle.
Comme beaucoup de Hongkongais, Leslie est peut-être victime d’une forme de dissonance cognitive : elle en veut aux Chinois, puis révèle finalement que sa mère est chinoise, paysanne du Hubei devenue aide-soignante en maison de retraite. « Mais mon père est hongkongais ! Il assure la maintenance électronique dans des palaces de Wan Chai. »
Le prix de l’immobilier à Hong Kong a bondi de 242 % en dix ans pour atteindre 20 800 euros le mètre carré, en moyenne. Malgré une fièvre bâtisseuse qui maintient une offre de logements supérieure à la demande, les prix continuent de grimper : le gouvernement, qui taxe très peu, génère une grande partie de ses revenus en cédant à prix d’or ses parcelles aux promoteurs.
Parmi eux figure MTR, le gestionnaire des réseaux ferrés hongkongais : celui-ci avait proposé en 2017 de construire des cités dortoirs de l’autre côté de la frontière pour la jeunesse hongkongaise, quitte à allonger le temps de trajet pendulaire.
Une autre solution serait d’accélérer la construction de logements sociaux. Aujourd’hui, déjà plus de 44 % de la population hongkongaise occupe un logement à loyer modéré, tandis que 268 000 personnes figurent sur une liste d’attente. Leur loyer vacille entre 2 500 et 4 000 dollars hongkongais (entre 286 et 458 euros), tandis que le salaire médian du travailleur hongkongais, en 2018, atteignait les 16 400 dollars (1 880 €). Pour être éligible au logement social, il ne faut pas gagner plus que 11 450 dollars (1 312 €) pour une personne seule, être citoyen de Hong Kong ou titulaire d’un titre de séjour permanent, après sept années consécutives de résidence.
Du fait de leur visa spécifique, les 300 000 domestiques étrangers, presque exclusivement des femmes philippines ou indonésiennes, sont exclus de ce mécanisme, ce qui les prive aussi de toute possibilité de regroupement familial.
Smithfield Street, dans le quartier de Kennedy Town, à l’extrémité nord-ouest de la ville, a longtemps été un lieu de mise en quarantaine puis d’abattage du bétail. Le secteur abrite de vastes lotissements de type HLM. Comme celui de Kwun Lung Lau, inauguré en 1967 et complété, en 2007, par deux tours de 45 étages avec vue imprenable sur la baie. Ses 2 341 appartements mesurent entre 19 et 54 mètres carrés. Les entrées sont filtrées par des vigiles en uniforme blanc. Sur le parvis, trois jeunes gens en tee-shirt noir distribuent des tracts de la mobilisation à des personnes âgées indifférentes.
Lin, 28 ans, vit dans un de ces studios avec ses deux sœurs. Elle enseigne la peinture dans son atelier. Une sœur est employée dans une compagnie d’assurance, l’autre se lance dans le prêt-à-porter. Ses parents sont chinois, arrivés l’année de la rétrocession, quand elle avait six ans. Ils touchent une modeste retraite de gardiens d’immeuble et vivent loin d’ici, eux aussi dans un logement social.
Lin nous montre les nouvelles machines à fitness disposées sur le toit de son immeuble et nous présente à une voisine, ancienne paysanne du Fujian, arrivée il y a 20 ans. « Avec mon mari, on touche une pension de l’État de 3 600 dollars [412 euros] pour un loyer de 1 500 dollars [171 euros]. Alors j’en veux aux manifestants. Beaucoup ont dû oublier d’où ils viennent. » Elle refuse d’aller plus loin : « Si je parle trop, qui sait si je n’aurai pas de problèmes ? »
Dans ce labyrinthe de couloirs obscurs, parfumés d’encens, nous croisons Bhai, d’origine indienne et né à Hong Kong : « Je suis un des rares étrangers que vous verrez dans le lotissement. Les autres sont des “helpers” [domestiques – ndlr] indonésiennes. Elles gagnent encore moins que les Philippines, ne peuvent pas se payer un lit, alors les personnes âgées dont elles s’occupent ont l’obligation de les héberger. » Sa mère ne travaille pas, son père est ouvrier dans la construction. « Mais il est alité depuis un accident sur le chantier du grand pont. » Il s’agit du pont de tous les records, qui relie sa ville à Macao et au continent depuis l’an dernier. Étudiant en tourisme, Sikh s’imagine déjà poursuivre une carrière en Angleterre ou aux États-Unis.
Nous descendons vers San Wan Estate, une résidence sociale inaugurée en 1957, avec 638 appartements. Un ascenseur est arrivé en 2006, tout comme des caméras de surveillance. Sur un trottoir, Cherry Wong, habitante du quartier et membre du Comité électoral (composé de 1 200 grands électeurs), présente son bilan aux riverains. Cette conseillère en gestion de patrimoine a vécu dans un HLM pendant 30 ans, avec ses parents et quatre frères et sœurs, dans à peine 50 mètres carrés. Son père était chauffeur de camion, sa mère femme au foyer.
Son avis sur les Chinois est tout tranché : « Je pense que l’influence chinoise n’est pas seulement politique mais vient de son peuple, qui s’installe massivement. Voyez comme les boutiques ont changé. Ce sont des marques, du luxe, que du tape-à-l’œil. C’est simple, le Chinois ne pense qu’à l’argent. »
Cherry Wong nous détaille comment, dans les affaires, les pratiques aussi auraient changé. « Dans la construction, ce ne sont plus les Japonais ou les Singapouriens mais les Chinois qui raflent les gros contrats. Et ceux-là rognent sur la qualité des matériaux. Je ne serais pas étonnée que les nouvelles stations de métro se dégradent rapidement. Je ne suis pas optimiste pour l’avenir de Hong Kong. » En octobre 2018, plusieurs sociétés étrangères, dont l’entreprise étatique China State Construction Engineering, furent sanctionnées pour des chantiers non conformes sur le réseau ferré.
À l’intérieur du lotissement, un ouvrier suspend des guirlandes rouges aux tuyaux, tandis que des vieilles dames forment une file indienne pour récupérer leur gâteau de lune et une trousse à bibelots. La distribution est assurée par Chan Hok Fung, dont le nom et le visage de gendre idéal s’affichent en grand sur des calicots. Cet homme est conseiller de district au sein du DAB (Alliance démocratique pour l’amélioration et le progrès de Hong Kong), le plus grand parti politique de Hong Kong, ouvertement patriotique ou pro-Pékin.
« Je veille sur le bien-être de 16 000 habitants », claironne-t-il, avant de s’attarder sur une nouvelle avancée : la possibilité d’être relogées pour les familles du lotissement disposant de moins de sept mètres carrés par personne. « Vous voyez bien que les logements confortables vont aux Hongkongais. L’avenir ici est serein ! »