Bolivie : la plongée vers le chaos

Christophe Ventura, IRIS, 14 novembre 2019


Poussé à démissionner après des élections qui se sont déroulées dans un contexte de vives tensions et de controverse sur la sincérité du scrutin, Evo Morales a obtenu l’asile politique au Mexique. Dans quel environnement intervient cette crise politique bolivienne ? Le point de vue de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS.

Dans quel contexte s’inscrit ce changement brutal à la tête de l’État bolivien ?
Le contexte dans lequel s’inscrivent les élections boliviennes du 20 octobre dernier était particulièrement tendu. Une forte polarisation politique travaille la Bolivie depuis plusieurs années entre le camp pro Evo Morales et ses oppositions, principalement de droite et d’ultra-droite. Cette polarisation était saillante durant les semaines qui ont précédé le scrutin, émaillées par plusieurs affrontements et violences. Mais en réalité, cette polarisation existe depuis la première élection d’Evo Morales en 2006. Ce dernier a dû faire face à plusieurs vagues d’affrontement avec la droite. Déjà en 2008, il avait été confronté à un soulèvement – séparatiste et réclamant sa démission – de cette opposition dans la région dite de la Media Luna (« demi-lune ») qui concentre les territoires les plus riches du pays, s’agissant aussi bien des revenus de la population que des ressources naturelles disponibles (département de Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz). Ce conflit revêtait déjà un caractère à la fois de classe et « identitaire ». Il opposait les populations indigènes, rurales ainsi que les classes populaires urbaines liées au Mouvement vers le socialisme (MAS) du président, aux élites urbaines et blanches de la Media Luna pour la captation et la distribution des ressources et des pouvoirs économiques, sociaux et politiques.
Depuis, les confrontations ont toujours existé. La présidence d’Evo Morales n’a jamais été un parcours de santé malgré son bilan économique et social unanimement reconnu, notamment en matière de lutte contre la pauvreté et les inégalités. Le niveau d’affrontement a produit un endurcissement général de la vie politique bolivienne et de ses acteurs, ponctuée de moments de tensions, de conciliations, de recherches de nouvelles alliances, ces dernières contentant ensuite ou mécontentant tel ou tel secteurs lié ou opposé jusque-là à Evo Morales.
Nombre de dirigeants et de mouvements qui composent aujourd’hui la droite bolivienne — comme la sénatrice Jeanine Añez autoproclamée nouvelle présidente par intérim — sont issus de cette période de 2008. Plus récemment, le référendum perdu par Evo Morales en 2016 — dont la campagne fut lancée par son parti, considérant que Morales était l’unique gage de victoire de son camp unifié en 2019 —, qui visait à demander à la population son accord en vue de sa candidature à un quatrième mandat, a laissé des traces. Il a raidi le camp présidentiel qui considère que le scrutin — perdu de peu — avait été, lui aussi, entaché de nombreuses irrégularités (le Tribunal électoral avait mis deux jours avant de donner ses résultats). Le référendum s’était vu précédé d’une campagne médiatique et de scandales douteux contre Evo Morales qui avaient, selon ses partisans, influencé le vote. Mais ce référendum a également consolidé l’opposition en l’élargissant à des secteurs qui soutenaient jusque-là le président mais qui considéraient qu’il ne devait pas se représenter, assimilant finalement cette démarche à un coup de force et à une dérive autoritaire du pouvoir. Evo Morales, à la faveur d’une décision controversée du Tribunal constitutionnel en 2017 dans le cadre d’un recours déposé par des parlementaires du MAS, est effectivement passé outre le résultat en se représentant en 2019. Toutefois, même dans ce contexte, il a conservé un leadership électoral significatif en Bolivie qui s’est traduit dans les résultats du 20 octobre 2019. Ces derniers, bien que controversés, l’ont placé en tête du premier tour (au minimum plus de 45 % des voix), face à un bloc conséquent dirigé par la droite bolivienne. À ce bloc se sont agrégés des secteurs et des personnes qui avaient pu soutenir Morales auparavant mais désormais critiques à son égard (gestion du pouvoir, dénonciation du modèle de développement « extractiviste » et des politiques de recentrage économique et de conciliation avec le secteur privé). D’autres, parfois les mêmes, qui, sous ses gouvernements, ont rejoint les rangs de « classes moyennes » urbaines désormais en rupture, s’opposent désormais à lui.
L’hyperpolarisation bolivienne était donc prégnante dans cette campagne électorale. L’élection elle-même a cristallisé tout cela à la faveur de la controverse électorale. L’affrontement s’est généralisé en quelques heures — Evo Morales a été lâché par l’armée et la police — et a mené à un basculement vers le chaos politique. Ceci a créé une situation nouvelle : celle d’une rupture de l’ordre constitutionnel avec la démission « suggérée » par l’armée d’un président élu et en fonction jusqu’au 22 janvier 2020. Ce que ce dernier, comme beaucoup de pays dans la région et ailleurs, qualifie de coup d’État.
Quelle recomposition politique pour la scène bolivienne ?
C’est impossible à dire. Ce qui est typique dans les situations de rupture, comme la vacance du pouvoir en Bolivie, c’est que tout peut arriver.
Le plus raisonnable serait qu’il y ait assez rapidement un dialogue entre les différents acteurs — soit directement, soit par des médiations régionales et internationales, je pense ici au rôle déterminant assumé par la diplomatie mexicaine — pour que de nouvelles élections soient organisées auxquelles tous les acteurs politiques du pays, sans exception, puissent se présenter. Un point sera à suivre de près. Jeanine Añez, soutenue par les militaires, jure que son mandat est limité et qu’il consistera notamment à organiser, « dans les plus brefs délais » (la Constitution indique 90 jours maximum en cas de vacance présidentielle et elle évoque désormais le 22 janvier 2020) des élections auxquelles pourront se présenter tous les « acteurs qui répondent aux exigences constitutionnelles ». De quoi parle-t-elle ? Le MAS et Evo Morales pourront-ils se présenter ?
Le plus déraisonnable serait que la situation s’enlise sans dialogue ou médiation et que l’on entre dans une dynamique de violence qui pourrait aller jusqu’à une forme de guerre civile de basse ou de haute intensité. Le pays fait face à des clivages sociaux, de classes et identitaires, entre une opposition plutôt blanche, aisée et urbaine et un camp pro-Morales, plutôt indien, plus pauvre et rural.
Evo Morales est désormais au Mexique, où il a reçu l’asile politique. Comment les grands acteurs régionaux du sous-continent latino-américain vont-ils s’articuler autour de cet événement bolivien ?
La demande d’asile politique de Morales au gouvernement mexicain, qui lui a été accordé pour des raisons humanitaires, considérant que son intégrité physique était en danger, ne clôt pas la crise bolivienne, mais en ouvre un nouveau chapitre. Dans ce nouveau chapitre, le rôle des diplomaties régionales va être déterminant, les pays de la région vont devoir s’impliquer dans ce conflit pour éviter qu’il ne dégénère.
Le Mexique joue une partie diplomatique très importante. Il est le pays ayant le plus de poids pour jouer une médiation à tous les niveaux :
– au sein de l’Organisation des États américains, (OEA), par ailleurs soumise à l’influence notable de Washington,
– bilatéralement avec l’ensemble des acteurs de la crise bolivienne, de Morales — qui s’est dit prêt à retourner dans son pays afin de dialoguer et de contribuer à sa pacification — à l’opposition en passant par les militaires.
Il va falloir que se dégage un consensus entre les États latino-américains. Certains d’entre eux, le Mexique, Cuba, le Venezuela, l’Argentine (en la personne du nouveau président élu Alberto Fernandez qui prendra ses fonctions les 10 décembre), considèrent le départ de Evo Morales comme un coup d’État. D’autres, dont on connaît pourtant les abyssales divergences avec lui (le Brésil de Jair Bolsonaro et la Colombie d’Ivan Duque), voient néanmoins dans la situation un dysfonctionnement dû à l’intervention des militaires dans la sphère politique. S’ils expriment leur préoccupation, ce n’est pas tant pour Evo Morales que parce qu’ils s’inquiètent du cours que pourrait prendre la crise actuelle dans le contexte d’instabilité latino-américaine. Toutefois, à l’instar de Juan Guaido au Venezuela, autre « président autoproclamé », ou du Guatemala, le Brésil reconnaît Madame Añez. Il faudrait donc un minimum d’accord entre ces pays pour trouver un scénario de sortie, qui peut être celui d’élections dans un terme raisonnable, avec la possibilité pour tout le monde d’y concourir.
La perspective de ce consensus est soumise à une autre difficulté de taille : s’il prend forme, il devra se confronter à la position de Washington, qui est tout autre. Donald Trump s’est empressé d’applaudir — c’est son terme — l’interférence des forces armées dans la crise électorale bolivienne. Il considère que le départ de Morales est une victoire pour la démocratie — aucun coup d’État selon lui — et que la situation bolivienne doit servir d’inspiration aux peuples au Venezuela, au Nicaragua et ailleurs. La position de Donald Trump n’est pas celle d’un apaisement ou d’une recherche de négociations entre les acteurs de la crise bolivienne. Au contraire, il assume un parti pris radical et offensif pour éliminer les gouvernements qu’il a ciblés comme étant les adversaires des États-Unis dans la région, auxquels il faut ajouter Cuba. Cela a certainement joué un rôle dans la posture brésilienne.
La première réunion organisée le 13 novembre 2019 au sein de l’OEA sur la question bolivienne a été marquée par l’opposition entre le Mexique et les États-Unis et la virulente prise de position anti-Morales du secrétaire général de l’organisation, Luis Almagro.

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