Frédéric Thomas, CETRI, 6 janvier 2020
Entretien avec Vélina Élysée Charlier, l’une des figures de Nou pap dòmi. [1]
Comment êtes-vous devenue l’une des petrochallengers [2] ; ce mouvement de jeunes qui fait pression pour qu’il y ait un procès sur le dossier Petrocaribe ?
Je viens d’une famille de militants. J’ai connu le militantisme dès le berceau. Mon père a été emprisonné sous la dictature, puis a dû quitter le pays. C’est pour ça que je suis née au Canada. Je suis retournée en Haïti à l’âge de deux ans. Avant le petrochallenge, j’étais engagée dans l’éducation. Ma mère, éducatrice, coordonnait une école communautaire près de Gonaïves, menait un projet d’alphabétisation… J’étais là-dedans. Le combat avec mes parents pour l’éducation est surtout un combat contre les injustices et inégalités sociales. Dès juillet 2018, je me suis tout de suite embarquée dans le mouvement, parce que la lutte contre la corruption est aussi une lutte pour la justice sociale. J’étais déjà très active sur réseaux sociaux. J’ai donc commencé à militer et à participer activement aux manifestations et aux sit-in…
Est-ce que c’est un mode d’action traditionnel ?
Pas vraiment. Mais l’ampleur que cela a prise, le sérieux avec lequel cela s’est fait, l’engagement dans ce mouvement non-violent… ça c’est assez nouveau. Ce qui est nouveau surtout, c’est de voir qu’autant de jeunes s’embarquent dans des revendications sociales. Même si ce n’est pas mon cas, on fait partie d’une génération complètement dépolitisée – tout comme la génération suivante. Pour survivre à la dictature, nos parents ont dû se taire, ne pas se mêler de politique. Plus que dépolitisés : on nous a fait fuir la politique, en nous expliquant que les hommes politiques étaient des bandits, des corrompus, etc. Il a fallu sortir de ce discours-là, de tout cet apprentissage qu’on nous a inculqué, pour oser parler et se positionner sur la scène politique ; passer de citoyens passifs à citoyens actifs. Il faut dire aussi que la démocratie en Haïti a tellement failli, que l’une des conséquences directes est l’indifférence totale envers la vie politique.
Le mouvement a tout de suite pris ?
Oui, le tweet de Gilbert Mirambeau date du 14 août 2018. Dix jours plus tard, le 24 août, un groupe de jeunes étudiants politisés de l’université que je ne connais pas a organisé le premier sit-in. Et des milliers de personnes sont venues. Il y a tout de suite eu un engouement. Et cet engouement n’a jamais faibli.
Y a-t-il un profil type du petrochallenger : classe moyenne, urbaine, éduquée ?
En général, ce sont des jeunes, étudiants, entrepreneurs ou employés, dont beaucoup d’ailleurs ont été menacés de perdre leurs emplois. C’est la première fois que ce profil-là sortait manifester. Je n’aime pas parler de « classe moyenne », car, en Haïti, elle est pour moi inexistante. Les conditions économiques ici ne sont pas réunies pour voir émerger une classe moyenne dans le pays. La dite « classe moyenne » n’a pas les moyens de joindre les deux bouts. Il n’y a pas de création de richesse, ni de possibilité de transfert de classe ; juste des gens qui survivent plus ou moins bien. C’est là l’un des grands drames d’Haïti : les politiciens et les grands acteurs économiques font en sorte de nous maintenir dans cette précarité ; une précarité qui est un moyen de dominer et de contrôler la société.
Quelles sont les étapes du mouvement petrochallenger ?
La première grande phase a été la mobilisation sur les réseaux sociaux et l’éveil des consciences. Jusque-là, la corruption était tellement acceptée que, dans nos mœurs, on parlait même de « corruption blanche ». L’affaire « Petrocaribe » a permis de rendre la corruption visible et tangible. On a alors invité les gens à faire des audits dans leurs collectivités. « Vous devriez avoir un stade. Allez sur place, est-ce que vous voyez un stade ? Il est où ? ». En posant de telles questions, c’était très facile de rendre visible la corruption, et cela a permis un éveil des consciences.
Il y a eu ensuite, le 17 octobre 2018, plus grande manifestation contre la corruption jamais organisée en Haïti : le 17 octobre 2018. Tout le pays était dans la rue. C’est la première fois que les citoyens sont parvenus à pousser une institution publique, comme la Cour des comptes, à faire son travail de reddition de compte, la première fois aussi qu’elle enquêtait, auditait et publiait coup sur coup deux rapports, après avoir passé dix ans à ne rien faire. C’est une grande victoire pour la lutte des citoyens, même s’il manque encore le troisième rapport [3]. Cela a aussi permis de mettre à nu tout ce système qui se nourrit de la corruption, et de voir à quel point le pouvoir judiciaire est corrompu. Tel quel, il ne sert plus à rien, il doit être réformé radicalement.
Actuellement, on observe une tentative de récupération de la cause pour la banaliser et la réduire à une crise politique. Mais les gens qui sont sortis dans la rue disent vouloir changer le système. La population – c’est-à-dire monsieur tout-le-monde – sait très bien que la véritable bataille que nous sommes en train de mener, c’est une bataille contre la corruption, l’impunité, et pour la justice sociale ; c’est une crise sociétale. Ça aussi, c’est nouveau, c’est un nouveau moment fort.
Avoir rassemblé des jeunes qui ont ensuite
créé différents groupes et réfléchissent à des stratégies, c’est également du
jamais vu. En général, l’engouement ne dure que 2-3 semaines. Une société
civile, même si elle est encore très faible, qui se parle, qui se construit,
qui est capable de lancer des activités communes… Ça, c’est très nouveau parce
que lorsqu’on parlait autrefois de société civile en Haïti, on faisait
référence à une personne qui prenait des décisions en son nom.
Sera-t-il possible de maintenir ce
rythme de mobilisation ? Vous n’avez pas peur d’un essoufflement ?
Vous avez une réflexion là-dessus ?
Après la manifestation du 18 novembre [2018], on s’est rendu compte qu’il commençait déjà à y avoir une sorte d’essoufflement. C’est pourquoi on a fondé Nou pap dòmi [Nous ne dormons pas] pour structurer cette bataille à travers les moments forts et les moments « bas ». On a mis la pression sur la Cour des comptes, et on a eu le deuxième rapport au mois de mai ; cela a donné un nouveau souffle. Suite au rapport, le 9 juin, on a organisé une nouvelle manifestation qui était comparable à celles de l’année précédente.
On vient aussi de demander une rencontre formelle à la Cour des comptes (elle avait été précédée de deux lettres ouvertes) ; ça aussi c’est une première. Si on obtient une réponse, quelle qu’elle soit, ce sera déjà une victoire pour les citoyens. C’est ce genre de stratégie que nous menons pour éviter l’essoufflement. Mais on doit aussi tenir compte de la crise économique et de la précarité, qui compliquent la mobilisation.
Quelles sont vos relations avec les autres acteurs de la contestation ?
On est à la fois écoutés et évités par les autres groupes [rires]. Beaucoup d’entre eux nous invitent, discutent avec nous. Mais nous avons nos exigences. Nous ne voulons pas d’élections tant que persiste le système électoral actuel, car la racaille reviendrait au pouvoir. Jusqu’à présent, les élections ont été organisées avec le pouvoir et l’argent de l’international. Le message que nous portons, c’est celui-ci : la reddition de compte, quel que soit la personne et le parti au pouvoir.
On demande la démission de Jovenel Moïse sur une question de principe : on ne peut pas avoir de corrompus au pouvoir. On sait bien que ce n’est pas celui qui a gaspillé le plus d’argent, et qu’il y a des cas tout aussi ou plus grave que Petrocaribe. Mais Jovenel Moïse bloque délibérément tout le procès. Tant qu’il sera là, on ne verra jamais la justice. Et nous, nous voulons la justice et l’égalité, nous volons sortir de l’apartheid ; parce qu’Haïti est un pays en apartheid – un apartheid social et économique, qui avait été accepté jusque-là.
Vous êtes en contact avec les quartiers populaires ?
Tout récemment, pour la commémoration du massacre de La Saline [4], on a envoyé une délégation pour présenter nos sympathies aux familles, renouveler notre engagement à nous battre contre les injustices sociales et les inégalités, et, surtout, leur apporter le message que chaque vie compte ; que la vie d’une personne de La Saline n’est pas moins importante que celle d’une personne nantie. C’est le comité de victimes qui a pris contact, a tout coordonné et est venu nous chercher pour qu’on franchisse les barrages sans problème. On a bien été accueilli. Et on est toujours bien reçu, parce que, jusqu’à présent, nous sommes très cohérents, et c’est cette cohérence qui caractérise Nou pap dòmi.
Y a-t-il une participation forte des femmes dans Nou pap dòmi ?
La proportion de femmes est très élevée ; c’est un mouvement de femmes ! C’est une autre de nos particularités. Nous avons beaucoup de femmes qui osent porter leurs voix, qui s’affirment. Souvent ici, en Haïti, les partis utilisent les femmes, juste pour montrer qu’il en y a ; ils font un comité de 15 membres, par exemple, et il y a quatorze hommes et une femme. Au niveau du petrochallenge, c’est une autre génération – la mienne et celle qui est plus jeune –, qui a été exposée aux réseaux sociaux, qui a étudié à l’étranger, qui s’affirme beaucoup plus. Donc, cet espace est idéal pour nous. On est sorti du cliché haïtien qui veut que les femmes ne peuvent militer que dans les organisations féministes, et que la politique est un monde masculin.
Notes
[1] Entretien réalisé le jeudi 28 novembre à Port-au-Prince.
[2] Mouvement citoyen anti-corruption né sur les réseaux sociaux, suite à la publication de la photo de l’écrivain et cinéaste Gilbert Mirambeau Jr, les yeux bandés, brandissant une pancarte en carton sur laquelle est écrit : « Kot Kòb Petwo Karibe ? » (« Où est l’argent de Petrocaribe ? »), avec le hashtag « petrochallenge ». Les jeunes et les femmes sont particulièrement actifs en son sein. Le mouvement regroupe une myriade de collectifs dont le plus connu et le plus puissant est Nou pap dòmi. Lire : Frédéric Thomas, Haïti : « C’en est assez ! Il faut une rupture avec cette classe dominante qui est dans le mépris total », 11 octobre 2019, https://www.bastamag.net/Haiti-soulevement-petrochallenge-Caraibes-oligarchie-repression-Nou-pap-domi.
[3] Les 31 janvier et 31 mai 2019, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) a rendu public deux rapports d’audit, qui couvrent 77% du budget mis en œuvre dans le dossier Petrocaribe, mettant en évidence le gaspillage, les détournements de fonds et la corruption à tous les niveaux.
[4] Mi-novembre 2018, dans le quartier populaire de La Saline à Port-au-Prince, septante et une personnes (deux autres sont portées disparues) sont assassinées. Ce crime reste impuni à ce jour. Voir à ce sujet l’entretien avec Rita Dieujuste et le rapport du RNDDH, https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2018/12/Massacre-La-Saline-Rapport-CARDH-1.pdf.