Explosion de la dette publique, impasses budgétaires, absence de réforme fiscale. Avant l’arrivée du coronavirus, la situation économique, financière et sociale de la Tunisie était périlleuse. Après les mesures d’urgence, financées en partie par des aides et des dons internationaux, le pays doit chercher un autre cap.
La mondialisation économique vantée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou le Fonds monétaire international (FMI) a montré, avec la crise sanitaire actuelle, qu’elle avait, comme le dieu romain Janus, deux faces. L’une censée faire gagner tout le monde à travers les « gains à l’échange », résultat de l’« ouverture des marchés », ce qui est réellement un leurre. L’autre révélée par un comportement propre à l’agent économique selon l’approche libérale, en faisant une entité à comportement individualiste.
Un pays comme l’Italie, membre de l’Union européenne (UE) a pu le vérifier à ses dépens. Dépassé par la crise sanitaire, il a été secouru par la Chine, alors que ses alliés européens (Allemagne et France en tête) tentaient, chacun de son côté, de trouver la parade à une catastrophe annoncée. Ce qui a fait dire récemment à Edgar Morin à propos de la mondialisation : « Cette crise nous apprend que la mondialisation est une interdépendance sans solidarité ».
Elle induira certainement une remise en question totale de tout notre mode de vie, de la plus simple action quotidienne à la plus grande réflexion philosophique. En effet, pour une fois, le monde entier se trouve sur un même pied d’égalité, sans distinction entre pays riches et moins riches ou pauvres. Pour reprendre l’exemple de l’Italie, cette grande puissance industrielle s’est trouvée totalement submergée par la pandémie, au même titre que l’Iran — ou presque.
Les trois volets des mesures conjoncturelles
Dans le cas de la Tunisie, la crise a mis à nu les erreurs de « politique économique » — si celle-ci a simplement existé — depuis les « événements » de janvier 2011. Ces erreurs ont concerné aussi bien les volets budgétaires et fiscaux que financiers. Ainsi, le pays a toujours refusé d’enclencher une réelle réforme fiscale pourtant réclamée depuis longtemps par plusieurs économistes, qui aurait, face à la crise, facilité le financement des mesures adoptées ces dernières semaines par le gouvernement en vue de soutenir l’activité économique. Ces premières mesures ont concerné, globalement, trois grands volets :
➞ l’emploi, avec une ligne de financement de 100 millions d’euros pour le travail affecté par le chômage technique, ainsi qu’une autre ligne de 50 millions d’euros pour soutenir la consommation des classes les plus vulnérables qui restent, du point de vue statistique, encore à définir. Une lacune à relever, à ce niveau, concerne les travailleurs du secteur informel, qui constituent, selon les derniers chiffres de 2015, près de 32 % de la population active, soit plus d’un million de personnes ;
➞ les petites et moyennes entreprises (PME) qui constituent près de 85 % du tissu industriel, avec des reports d’échéance en termes de fiscalité et de cotisations sociales, pour trois mois, ainsi que le report des dettes bancaires pour six mois, alors que les dettes fiscales sont ajournées à sept ans. La question qui se pose, concernant les deux premières mesures, est de savoir si la limite des trois mois sera suffisante. À ce stade, aucune étude ne peut donner une réponse claire ;
➞ un processus de restructuration des entreprises sinistrées a été lancé avec la création d’un fonds d’investissement d’une valeur de près de 230 millions d’euros, ainsi qu’une ligne de crédit garantie par l’État auprès des banques d’un montant de près de 170 millions d’euros pour assurer les besoins en trésorerie immédiate. Cette dernière mesure de garantie soulève deux points essentiels. Le premier concerne le plafonnement de l’aide. Sera-t-il suffisant vu l’ampleur des chocs à venir ? Le second concerne une lacune structurelle. En effet, pourquoi ne pas avoir opté, en vue d’une action plus efficace, pour une garantie à chaque entreprise d’un certain montant au prorata de son chiffre d’affaires, par exemple, afin de pouvoir honorer leurs dépenses de trésorerie courante (salaires, fournisseurs) ?
Toutes ces dépenses sont financées, soit par des dons — 250 millions d’euros de l’UE —, soit par des aides de différentes sources : 400 millions de dollars (369 millions d’euros) du FMI, ou 50 millions d’euros de l’Italie.
Conséquence d’une politique suicidaire
En tenant compte des mesures prises par le gouvernement ainsi que de leurs lacunes, on aboutit au constat des défaillances actuelles de l’économie de la Tunisie, qui sont la conséquence de la conduite de « politiques économiques » suicidaires menées depuis janvier 2011, date de la « révolution », et ne reposant sur aucun objectif économique précis. Comme beaucoup d’autres pays, la Tunisie n’a pas la capacité financière de faire face au soutien des PME par une politique réellement volontaire de mise à disposition de crédits garantis par l’État, pour permettre à ces firmes d’honorer leurs engagements financiers, et faire en sorte qu’un maillon de la chaine économique ne saute pas. De même, elle n’a pas la capacité financière de relancer l’économie, par des investissements massifs en infrastructure, par exemple.
Cette double incapacité s’explique par trois éléments majeurs.
L’explosion de la dette publique (environ 28 milliards d’euros), qui représente près de 90 % du produit intérieur brut (PIB) si on tient compte des entreprises publiques, et dont les deux tiers sont en devises, ainsi que de la dette extérieure (environ 42 milliards d’euros), qui se chiffre à près de 94 % du PIB, selon les dernières publications de la Banque centrale de Tunisie (BCT, mars-avril 2020). En ce qui concerne cette dernière, le service de la dette (principal plus les intérêts) sera de l’ordre de 3 milliards d’euros pour l’année 2019, contre une moyenne de 2,2 milliards pour la période 2017-2018. En outre, en termes de recettes courantes, la charge de remboursement 2019 représente 14,6 %, contre 11,2 % en 2018, avec une moyenne de 9,7 % pour la période 2015-2019. Il en résulte que, pour la Tunisie, l’année 2020 est appelée « année de la dette », qui sera encore accentuée avec la crise sanitaire.
De plus, pour boucler le budget 2020, le gouvernement doit trouver près de 4 milliards d’euros, sans tenir compte des remboursements de dettes à venir pour la même année, qui sont du même ordre. Montant auquel il faut rajouter l’ardoise de la Banque franco-tunisienne (BFT), que tout le monde occulte, et qui se chiffre à près d’un milliard de dollars (921 millions d’euros), résultat malheureux d’un arbitrage international mal mené, et pour lequel le FMI a déjà demandé à la Tunisie de provisionner une partie du montant.
Enfin, les différents gouvernements ont toujours eu peur de toucher, par crainte des lobbies, à la refonte réelle de la fiscalité, qui aurait pu se faire selon deux axes. D’une part, pratiquer une baisse du taux d’imposition, qui est pratiquement le plus élevé d’Afrique (35 % du bénéfice), et appliquer, d’autre part, l’ouverture totale de l’assiette fiscale avec la suppression des niches et des forfaitaires au nombre de 400 000, qui ne paient que près de 25 euros d’impôt par an en moyenne, alors qu’ils font des chiffres d’affaires mensuels pour la plupart supérieurs à 300 euros et plus. La conjugaison des deux effets aurait procuré, certainement, davantage de ressources fiscales à l’État, c’est-à-dire plus de capacités de financement.
De nouvelles pistes
Il est absolument vital de penser à une remise en question de l’économie tunisienne, puisque, par exemple, on ne pourra plus s’appuyer sur le tourisme comme moteur de croissance, vu les dégâts qu’il subit et ce qu’il coûte pour rester uniquement à flot. Il en va de même pour la consommation des ménages fragiles, qui est d’une part orientée en grande partie vers le secteur informel, et qui se trouvera d’autre part diminuée de manière significative, vu les emplois perdus dans les PME.
Avec l’utilisation importante du travail à distance, résultat de la crise, c’est le moment ou jamais de généraliser le passage graduel vers le numérique, activité à fort potentiel d’emploi, et pour laquelle les compétences existent en nombre appréciable en Tunisie.
Les futures négociations annoncées avec le FMI doivent inclure pour le pays une plus grande marge d’action budgétaire, c’est-à-dire tolérer un déficit budgétaire plus important, comme le font actuellement les pays de l’UE, qui délaissent la règle d’or de l’équilibre budgétaire pour être en capacité d’utiliser deux leviers majeurs de politique économique, l’un fiscal, en direction des entreprises, et l’autre budgétaire, en direction des ménages ou de la santé publique.
Il faut enfin songer vraiment à un processus de renégociation des dettes, extérieure et publique, car, comme on l’a vu, leur charge sur le budget de l’État devient fortement critique.