Le monde du travail après la Covid

Guillaume Hébert, IRIS, 10 juin 2020

 

L’économiste canadien Jim Stanford publiait la semaine dernière un rapport dans lequel il propose dix façons de transformer le travail suite aux ravages de la pandémie de COVID-19. Malgré l’incertitude entourant l’après-crise, Stanford montre que plusieurs avancées pourraient être réalisées. Et pourquoi pas ? L’exercice en tout cas est stimulant. Nous présentons dans ce billet les dix transformations nécessaires du travail énumérées par Stanford.

Premièrement, les politiques de santé et sécurité au travail devront être transformées. Des milliers de travailleuses et de travailleurs ont contracté le virus et des centaines en sont morts. L’une des raisons qui expliquent ce désastre est le manque de préparation et de conformité des milieux et des procédures de travail aux risques de pandémie. Des éclosions dramatiques sont ainsi survenues dans le milieu de la santé, mais aussi dans une panoplie d’usines ou de milieux de travail temporaires. Ainsi, il ne suffira pas de rehausser la qualité des résidences pour personnes âgées ou d’améliorer les services à domicile : il faudra revoir les politiques de santé et sécurité au travail qui s’appliquent à tous les milieux.

Deuxièmement, les espaces de travail devront être reconfigurés. La pandémie de COVID-19 change notre rapport à l’espace et pourrait avoir un impact majeur dans les restaurants ou dans les avions. Pour Stanford, ça pourrait accroître les coûts, mais peut-être aussi la qualité des services. Par ailleurs, fait méconnu, les inégalités socioéconomiques se manifestent aussi dans l’espace de travail : Stanford montre à l’aide de données que les personnes avec de moins bonnes conditions salariales ont aussi plus tendance à travailler dans des emplois où la proximité avec les autres (collègues ou clients) est plus grande. Il y a des exceptions majeures (ex. : en médecine), mais cette tendance existe et la reconfiguration des espaces peut être une occasion d’améliorer les conditions de travail de plusieurs.

Troisièmement, il faudra accroître le nombre de congés de maladie payés. Tout le monde a vu le dilemme dans lequel se sont retrouvés de nombreux travailleuses et travailleurs au début de la pandémie. Les autorités publiques ont indiqué que ceux présentant des symptômes de la maladie devaient éviter de se rendre au travail. Mais peut-on vraiment ne pas travailler lorsque les congés ne sont pas payés et qu’on n’a pratiquement aucune marge de manœuvre financière ? En effet, avec une quarantaine devant durer quatorze jours, la loi québécoise qui oblige les employeurs à offrir seulement deux journées de congés payés par année ne s’est pas montrée très utile face au coronavirus.

Quatrièmement, la fameuse question du télétravail. Le nombre de personnes qui font du télétravail aurait triplé au Canada entre février et avril, passant à cinq millions de personnes. Bien entendu, la possibilité même de travailler à distance reflète d’immenses inégalités dans la société. Les personnes qui peuvent s’en prévaloir incluent dans une large proportion des cadres et des professionnels qui ont déjà de meilleures conditions de travail. Or, non seulement la possibilité de réaliser du télétravail reflète souvent un privilège lié à la fonction, la plupart des employé·e·s n’ont même pas l’espace nécessaire à la maison pour aménager un poste de travail. Quand ils peuvent le faire, ils doivent assumer des dépenses à cet égard et sont confrontés à une série de défis en lien avec la santé et la sécurité, la possibilité de déconnexion face au travail, la conciliation avec les obligations de soin envers les autres ou encore la surveillance par les employeurs.

Cinquièmement, le freinage de l’économie a affecté de façon disproportionnée les travailleuses et les travailleurs précaires. Les deux figures suivantes illustrent ce phénomène de façon frappante. Le tableau 1 (qu’on trouve à la p. 29 du rapport de Stanford) montre que les femmes ont été plus affectées que les hommes, que les jeunes de 15 à 24 ans forment la catégorie d’âge la plus durement touchée, et que les travailleurs à temps partiel ainsi que les travailleurs temporaires ont davantage perdu leurs emplois. On s’aperçoit aussi que les salarié·e·s payé·e·s à l’heure ainsi que ceux et celles qui sont à faible revenu – c’est-à-dire qui gagnent moins des deux tiers du salaire médian – ont davantage écopé que le reste de la population active.

Tableau 1 : Évolution du nombre d’emplois, Canada, février à avril 2020

 

Graphique 1 : Emplois perdus ou emplois dont les heures ont été réduites au moins de moitié en fonction de la rémunération horaire

 

Source : MACDONALD, David, « Canada’s job losses reach Great Depression levels. Here’s how we move forward », Behind the Numbers, billet de blogue, 5 juin 2020, https://bit.ly/3cJDpB2.

 

Pour sa part, le graphique 1 montre tout simplement que plus le salaire horaire d’une personne est faible, et plus de chance elle a d’avoir perdu son emploi ou la majorité de ses heures de travail depuis février. Ainsi, à un bout du spectre, environ la moitié des personnes gagnant moins de 16$/h ont perdu leur emploi ou ont connu une baisse de plus de 50% de leurs heures travaillées. Et à l’autre bout, pour les emplois dont le salaire est supérieur à 48$/heure (10e décile), on observe une légère création d’emploi      (+2%). Le travail précaire pourrait reculer si l’on renforçait la sécurité du travail, que l’on protégeait mieux les travailleurs en cas de perte d’emploi et qu’on améliorait les normes minimales du travail, incluant le salaire minimum.

Sixièmement, les services publics sont nécessaires plus que jamais. La santé publique, entre autres, doit pouvoir compter sur des services publics mieux financés et mieux nantis en personnel, contrairement à la tendance des quarante dernières années. En plus, des investissements dans l’ensemble des services publics agiront comme une force contracyclique puisqu’ils permettront de créer des emplois pendant que le secteur privé est largement paralysé par la conjoncture.

Par ailleurs, il faudra réduire la gestion en flux tendus (just in time) qui rend les chaînes d’approvisionnement excessivement vulnérables face aux chocs extérieurs. Il faudra aussi renforcer la sécurité du revenu en se basant sur le modèle de la prestation canadienne d’urgence (PCU). Il faudra mieux reconnaître la valeur du travail de plusieurs emplois déconsidérés (préposé·e·s aux bénéficiaires, caissières, préposés à l’entretien, chauffeurs, etc.). Enfin, il faudra favoriser l’organisation syndicale des travailleurs et des travailleuses puisque l’amélioration des conditions de travail requiert que leur voix soit entendue à travers des organisations qui leur permettent de négocier collectivement.

Le pessimisme côtoie l’optimisme à l’égard des transformations qui se dessinent dans le monde du travail avec la perspective de la fin de la pandémie. Par le passé, des périodes de crise ont été l’occasion de remettre en cause et de corriger certaines dysfonctions socioéconomiques. Des changements profonds pourraient changer le visage de notre système économique dans les prochaines années et dans ce portrait, les dix améliorations au monde du travail énumérées ci-haut devraient constituer un strict minimum.